10 décembre 2018

★★★½ | Roma

★★★½ | Roma

Réalisé par Alfonso Cuarón | Dans les salles du Québec le 7 décembre 2018
Dans une maison d’un quartier de Mexico, une famille et ses employés de maison tentent de combler le vide laissé par le départ soudain du patriarche. Confrontées à des situations similaires, la femme de la maison et l’une de ses femmes de ménage (nouvellement enceinte) formeront entre elles un lien improbable.
Roma, du réalisateur mexicain Alfonso Cuarón (Children of Men, Gravity) est une œuvre sensible qui propose des personnages tout en nuances. Cet aspect réaliste et sans jugement sur ses protagonistes fait écho à la vie. Ainsi, le regard négatif que l’on pourrait poser sur la famille aisée ou la victimisation des employés de maison ne s’arrête pas aux premières impressions.
La mise en scène sobre porte une attention particulière aux détails. Le réalisateur (aussi derrière la caméra) affectionne particulièrement la prise de vues panoramiques. Les lents mouvements de caméra dans l’espace permettent une meilleure vision d’ensemble. Cohérent avec le traitement de ses personnages, ce choix de mise en scène rend la réflexion possible, Cuarón n’offrant pas de réponse définitive au récit qui se développe sous nos yeux.
Roma révèle des histoires tragiques qui s’entrecroisent sans tambours ni trompettes. Son réalisateur évite la surdramatisation en faisant plutôt ressortir la poésie du quotidien.
Roma, film sans héros, habités par des femmes fortes et résilientes, est une magnifique ode en noir et blanc qui expose avec amour toutes les zones de gris qui font partie de la vie.

6 décembre 2018

★★★★ | Burning : les granges brûlées

★★★★ | Burning : les granges brûlées

Réalisé par Lee Chang-dong | Dans les salles du Québec le 7 décembre 2018 (Cinéma Du Parc)
Après huit ans d’absence, l’excellent réalisateur sud-coréen Lee Chang-dong (Oasis, Poetry) nous livre un autre film phare avec Burning. Grand oublié du podium à Cannes en mai dernier (il a dû se contenter d'un maigre Prix de la FIPRESCI), ce sixième long-métrage du Sud-coréen est un brillant thriller aux multiples allégories sociales et politiques. Derrière ses fausses apparences de triangle amoureux qui bascule à mi-chemin dans le film à énigme, le cinéaste livre en effet un portrait riche et complexe de la société coréenne contemporaine.
Basé sur une nouvelle du romancier japonais à succès Haruki Murakami, Burning est un thriller sentimental sinueux, métaphysique et dépouillé d’artifices. La trame narrative se révèle à travers le personnage principal de Jangsu, ce fermier solitaire qui tombe amoureux d’une ancienne camarade de classe, puis qui sera bouleversé par sa soudaine disparition quelque temps plus tard.
Visuellement riche avec ces lents mouvements d’appareil explorant l’étendue du paysage de Paju, en contraste avec les plans serrés et rapprochés de la capitale de la Corée du Sud, la mise en scène joue avec cette dualité entre la campagne et la ville, les iniquités sociales, l’illusion et les déceptions ou encore l’endettement et la solitude face à la richesse et au dandysme bourgeois.
Riche en détail et en ramifications psychologiques beaucoup plus complexes qu’en apparence, Burning offre plus qu’un simple suspense romantique. C’est un casse-tête hitchcockien tortueux au climat envoûtant et mystérieux qui finit par hanter le spectateur malgré un rythme langoureux et atypique pour ce genre de film.

29 novembre 2018

★★★★ | Le poirier sauvage (Ahlat Agaci)

★★★★ | Le poirier sauvage (Ahlat Agaci)

Réalisé par Nuri Bilge Ceylan | Dans les salles du Québec le 30 novembre 2018 (MK 2 - Mile End)
Injustement écarté du palmarès cannois, Le poirier sauvage se veut pourtant un des plus beaux films de 2018.
Il faut toutefois être patient et prêt à s'investir pour que l'arbre donne ses fruits... ce qui est généralement le cas de toutes les créations du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan. Continuant à rompre avec les silences destructeurs de ses premières œuvres pour se laisser à nouveau porter par le flux de dialogues de son précédent et palmé Sommeil d'hiver (dans tous les cas, la difficulté à communiquer est criante, que l'on utilise des mots ou pas), cet opus ne sacrifie rien au côté austère, aride et exigeant qui a fait la renommée du réalisateur.
Il flirte toutefois ici avec une urbanité inédite, alors qu'on suit son antihéros tourmenté — autre marque de commerce chez lui — déambuler à la campagne comme à la ville, tentant de mieux cerner son avenir. Une fois sa scolarité terminée, il retourne à la maison, auprès d'une famille étouffante (l'ombre de Bergman plane toujours chez Ceylan), dans un pays où il ne se reconnaît pas. Évidemment, la pomme — ou la poire — ne tombe jamais loin de l'arbre et l'homme ne peut se défaire ainsi de ses racines identitaires.
Le poirier sauvage est une oeuvre sur la fin des illusions, ce retour violent à la réalité que l'on peut également appeler l'âge adulte. C'est ce que réalise notre protagoniste qui multipliera les rencontres éclairantes, dont chacune symbolise un aspect de l'existence: l'amour, l'art, la religion, etc. La critique politique de la Turquie s'effectue en filigrane, prenant la forme de ce noyau familial paternaliste.
Cela donne un récit désespéré sur la condition humaine, une sorte de Le journal d'un vieil homme de Bernard Émond en plus réussi et en moins moralisateur, où la lourdeur de quelques échanges (notamment ce trio sur la foi: le duo va mieux à son auteur) n'empêche pas des moments éblouissants de voir le jour. C'est le cas de cette discussion avec ce flirt de jeunesse qui va droit au cœur, ou de ces échanges endiablés avec l'écrivain à succès. L'interprétation soutenue permet de creuser jusqu'au puits de la souffrance et de l'indifférence, ce qui est surtout palpable chez l'insaisissable figure paternelle.
Depuis longtemps un expert du champ-contrechamp qui rapproche ou éloigne les êtres, et de cette façon de perdre son personnage solitaire au sein d'immenses plans révélateurs, Ceylan offre une nouvelle mise en scène exemplaire, éblouissante sans verser dans l'esbroufe. L'esthète n'a plus rien à prouver à personne, passant d'un rythme statique à quelque chose de plus actif et organique en quelques secondes à peine, jouant avec la patience du cinéphile qui sera au paradis — ou en Enfer, tout dépend de sa sensibilité — pendant plus de trois heures. Il est cependant dommage que ses magnifiques images soient parfois altérées par un numérique quelque peu rugueux.
Sans doute plus rébarbatif que ses grandes fresques que sont Sommeil d'hiver et Il était une fois en Anatolie, Le poirier sauvage demeure une fascinante odyssée humaine, où les métaphores inoubliables ne finissent plus de hanter. Voilà un voyage dont on ne reviendra pas indemne.

23 novembre 2018

★★★½ | À tous ceux qui ne me lisent pas

★★★½ | À tous ceux qui ne me lisent pas

Réalisé par Yan Giroux | Dans les salles du Québec le 23 novembre 2018 (Les films Séville)
À tous ceux qui ne me lisent pas est une réflexion lucide à la fois douce et amère sur les méandres de la vie d’artiste. Dans le cas présent, le film explore la période qui a mené à la création du recueil de poésie d’Yves Boisvert ; Les Chaouins. Tel un poète ambulant (interprété avec brio par Martin Dubreuil), le personnage principal semble en constante confrontation avec le monde qui l’entoure. Son désir de création consume tout autour de lui. C’est ce désir de créer sans compromis qui se transpose dans ce premier long-métrage de Yan Giroux: il signe une œuvre quasi calquée sur le caractère bouillant et imprévisible de son protagoniste.
On rit, on grince des dents, on soupire par moments puis bien souvent, on est touché au cœur. Avec une certaine sensibilité, le film propose un questionnement nécessaire sur le rôle, la place ainsi que la définition de l’artiste dans la société québécoise. S’il faut souligner l’interprétation de Martin Dubreuil, on ne pourrait passer sous silence le reste de la distribution (Céline Bonnier, Jacques L’Heureux, Henri Picard, Marie-Ève Perron) qui offre également nuances et profondeurs à chacun de leurs personnages. Visuellement, les images signées par Ian Lagarde insufflent une touche poétique à l’ensemble du film.
En s’éloignant de la proposition biographique classique, le film se permet d’explorer une avenue plus expérimentale (liée à l’un des personnages du film). Cette rupture de ton pourra déstabiliser le spectateur tout en renforçant le propos artistique du réalisateur (une ode à l’art hors des normes établies). À tous ceux qui n’ont jamais lu l’œuvre d’Yves Boisvert, le film de Giroux ouvre une fenêtre d’une étrange beauté sur le parcours atypique d’un poète malheureusement disparu.

16 novembre 2018

★★★½ | Mademoiselle de Joncquières

★★★½ | Mademoiselle de Joncquières

Réalisé par Emmanuel Mouret | Dans les salles du Québec le (K-Films Amérique)
Avec Mademoiselle de Joncquières, Emmanuel Mouret part sur les traces de Diderot et Melville (le second avait déjà librement adapté le premier dans Les Dames du bois de Boulogne), mais jamais le cinéaste ne semble étouffé par ces prestigieuses références. Son travail d'adaptation est remarquable, avec ce scénario dont la construction intelligente laisse apparaître progressivement la complexité des sentiments et des êtres. Ces derniers sont complexes car jamais ni totalement bons ni franchement mauvais, et Mouret sait jouer avec les caprices de la fatalité, véritable révélateur de la nature humaine. À ce sujet, au-delà de l'écriture admirable, le talent des comédiens (Edouard Baer et Cécile de France) est une autre des grandes qualités du film. Signalons aussi le judicieux choix de Laure Calamy pour incarner un personnage absent de l'oeuvre de Diderot. Cette femme, qui ne prend pas parti, toujours réfléchie, qui refuse la dictature de l'émotion et accepte la complexité des choses, apparaît comme un double du cinéaste et aide le spectateur à prendre de la distance et à avoir une vision plus globale et moins immédiate.
Au niveau de la mise en scène, Mouret semble vouloir s'effacer en utilisant peu de gros plans et un montage discret, comme si la caméra voulait se faire oublier pour laisser toute la place aux dialogues et aux personnages. Le rythme s'en ressent parfois (surtout au début), mais intelligemment, Mouret accélère progressivement l'enchaînement des scènes au moment où les personnages perdent de plus en plus le contrôle sur leurs sentiments et sur leur destiné.
Le cinéaste avait déjà amorcé un petit virage, mais le confirme: au lieu de s'enfermer dans un style (la comédie romantico-burlesque), il prend le risque de créer en sortant de sa zone de confort. Et il le fait décidément très bien!