3 mars 2020

Entrevue avec Arnaud Desplechin (Roubaix, une lumière)

Entrevue avec Arnaud Desplechin (Roubaix, une lumière)

Arnaud Desplechin (crédit photo: Shanna Besson)
Au lendemain de la rétrospective que lui consacrait la Cinémathèque française en septembre 2019, nous avons rencontré Arnaud Desplechin pour discuter de son douzième et somptueux long-métrage, Roubaix, une lumière, présenté en compétition au dernier Festival de Cannes et dans les salles du Québec à partir du 6 mars 2020. Cinéaste passionnant et interlocuteur généreux, il revient longuement avec nous sur son travail, sur son désir de se confronter à un genre et une communauté jusque-là inédits dans son cinéma, et révèle au passage son admiration pour les films d’Abdellatif Kechiche.

Hier a pris fin la rétrospective qui vous était consacrée à la cinémathèque. Quel sentiment avez-vous éprouvé ces dernières semaines, durant lesquelles vous avez dû revenir sur votre carrière, vos films, évoquant les souvenirs de leur fabrication, renouant avec vos acteurs ?
Ça a été une expérience très bouleversante. C’était très émouvant pour moi de retrouver ces acteurs, de rencontrer ce public, de lui montrer mes films. Je sais que j’ai appris quelque chose dans le rapport au public, mais je ne saurais dire quoi exactement… Quelque chose que je ne connais pas encore, que je découvrirai quand je serai en train d’écrire mon prochain film.

Ce que je trouvais particulièrement passionnant tout au long de cette rétrospective, c’est votre boulimie de cinéma, votre désir de partage avec le public, votre volonté de lui transmettre quelque chose de votre expérience des films des autres. Or, je me demande s’il n’y a pas eu un moment dans votre jeunesse où vous avez envisagé l’enseignement comme profession ?
Non. Je considère que mon travail de réalisateur passe aussi par la présentation de films que j’admire. Pour moi, c’est important de montrer, d’expliquer, de partager comme vous dites ma lecture des films. Je ne prétends pas offrir la seule lecture possible, mais c’est l’une des lectures possibles… Il y a une chose que je n’ai pas faite dans ma vie et que je me suis reproché de ne pas avoir faite, c’est d’être critique de cinéma. Quand j’ai quitté Roubaix dans ma jeunesse et que je suis arrivé à Paris, c’était une époque très différente pour les critiques de cinéma. La critique régnait en maître ! Certains qui la pratiquaient à cette époque étaient des géants…

Certains d’entre eux ont même été vos professeurs, comme Jean Douchet et Serge Daney.
Oui, exactement. Quand vous croisez sur votre trajet des gens comme Serge Daney, forcément ça vous marque. C’était une époque où je lisais les Cahiers auxquels je ne comprenais rien tellement leur rapport au cinéma était savant. Je ne me voyais pas intégrer ce monde de la critique de cinéma. Je me disais : « Pour être critique de cinéma, il faut avoir un Bac+12, moi j’ai Bac + rien !  Je ne peux pas » (rire). Donc, je me suis dirigé vers la technique : j’ai été technicien, électricien, chef opérateur, assistant-monteur. Et j’ai adoré faire cet apprentissage. Mais, j’avais toujours cet appétit d’écrire sur le cinéma. Je le vivais un peu comme un manque dans ma vie. En vieillissant, il se trouve que j’ai eu les opportunités d’écrire un texte sur Claude Lanzmann, puis un autre, ensuite un texte sur Catherine Deneuve et Jean-Pierre Léaud, ainsi de suite… Le critique que je n’ai pas réussi à être à vingt ans, je me le réapproprie maintenant, sur le tard. Ça me donne une jeunesse que je n’ai pas vécue… La cinémathèque m’a donné l’occasion d’être momentanément un critique de cinéma !

Votre filmographie a toujours été traversée par une matière intime, voire autobiographique. Existe-t-il en son sein un film qui vous est plus personnel ?
Je ne peux pas vraiment faire un tel choix. Je vais vous dire une phrase qui est vraiment un cliché épouvantable, mais je mesure à quel point le cliché dit la vérité : c’est comme les enfants, quand il y en a un qui est plus fragile, vous le protégez plus, tandis qu’avec le plus fort, vous le laissez vivre sa vie… J’ai été très étonné au cours de la deuxième projection de Rois et Reine quand Frederic Bonnaud (directeur de la Cinémathèque française, ndlr) a dit, en le présentant, que c’était un « classique ». Et en l’écoutant, je me suis dit que c’était vrai, que le mot choisi était exact. Dans ma carrière, je pense qu’il m’est arrivé de réaliser deux « classiques », deux d’affilée, et qui sont Rois et Reine (2004, ndlr) et Un conte de Noël (2008, ndlr). Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont les meilleurs, ou mieux que Comment je me suis disputé… ou Trois souvenirs de ma jeunesse, mais simplement qu’ils ont bien résisté au passage du temps.

Et il y a eu une rencontre avec le public au bon moment…
Oui. Il ne faut pas se laisser griser par cette reconnaissance. C’est un peu ce que je disais à la projection de La sentinelle. Quand on fait un film, très souvent on se reproche ce qu’on a fait, une fois qu’on est à la table du montage. Tous les réalisateurs sont ainsi. Les débuts du montage d’un nouveau film sont affreux. Vous voyez tout ce que vous avez raté. Au tournage, vous voyez tout ce que vous avez réussi et là, au montage, vous faites le compte de tous vos péchés… Parfois, quand les films sont terminés, surtout lorsqu’ils sont plus expérimentaux comme La sentinelle, il m’arrive de prendre des années à me pardonner de l’avoir fait.

Dans votre précédent film, le personnage d’Ismaël, un fabricant de films comme il aime dire, annonce au détour d’un plan qu’il va se réinventer à nouveau. Votre nouveau film, Roubaix, une lumière, prend au mot cette affirmation, jouant sur deux registres inédits dans votre filmographie, le film policier et la chronique sociale. Comment est né le désir de raconter cette histoire, et sous ces registres-là ?
Comme j’ai eu l’occasion de le dire à quelques reprises, après Les fantômes d’Ismaël qui était une débauche de fiction, j’avais envie de faire tout le contraire, mettre la fiction à la porte et embrasser la réalité… Je dirais aussi que je suis spectateur comme tout le monde. Et je vois bien que dans le cinéma européen, et surtout dans le cinéma français, le film social est devenu majoritaire. Ce qui est un peu paradoxal quand on y pense : le cinéma d’auteur politique est devenu le genre le plus normé. Face à cette tendance, je me suis dit: « Tiens, le cinéma est comme ça aujourd’hui, qu’est-ce que, moi, je ferais avec ça ? » Donc, j’ai commencé à penser à ce film avec un appétit de réalité et un appétit d’habiter un genre qui n’est pas mon territoire. Pendant le tournage, il s’est produit un truc très curieux. Au commencement, je me disais qu’il fallait coller au plus près de la réalité comme dans le cinéma des frères Dardenne pour qui j’ai beaucoup d’admiration. J’imaginais un film fidèle à l’esprit de leur cinéma, mais au final pas du tout. Je me rendais compte au fil du tournage que le film s’éloignait dans une tout autre direction, trop influencé sans doute par mon admiration pour le cinéma de Sidney Lumet dont je suis un spectateur fidèle depuis l’âge de 14 ans. Évidemment, le film n’avait plus rien à voir avec les frères Dardenne (rires)… Il y avait donc cette envie de s’approprier un genre dominant étranger à celui que j’habite et de m’y confronter.
Je me confrontais à des choses sur ce film-ci que je ne savais pas faire plus jeune, tel que raconter des personnes totalement démunies ou encore une famille algérienne. Étant né français et chrétien, jeune, je ne me sentais pas capable de filmer et raconter une famille musulmane. Je ne savais pas le faire. Je pense que si je l’avais fait, ça aurait sonné faux. Alors que là, quand je filme cet oncle, cette fugueuse et Daoud qui essaient de construire à trois quelque chose s’apparentant à une famille dans cette petite maison où ils se trouvent, j’ai le sentiment d’être à ma place. J’ai la maturité aujourd’hui pour les raconter et j’arrive à m’identifier à chacun des personnages : à la jeune Soufia, à Alouane, à Daoud, ce qui me procure un sentiment de grande fierté. Je suis sûr que je n’aurais pas su le faire à 30 ou 40 ans. Il me fallait avoir passé 50 ans pour que je réussisse à peindre des gens qui sont à la fois comme moi et différents de moi. Il m’aura fallu cet âge pour accéder à cette ouverture à autrui.

Vous craigniez de poser un regard trop extérieur, trop « touristique », à cette réalité ?
Voilà, c’est ça. J’aurais eu peur d’avoir un regard touristique. Tandis que là, avec ce film, j’arrive à faire quelque chose que je ne savais pas faire à 14 ou à 15 ans et qui est d’habiter ma ville. Je parviens enfin à filmer ses habitants, ses quartiers… J’arrive enfin à faire pleinement partie de la communauté, alors que quand on est un jeune cinéphile, on se retire de la société parce qu’on préfère se réfugier dans les films ou les livres.

Pour rebondir sur ce que vous me dites à propos de la représentation de la communauté maghrébine, on en compte ici et là quelques présences ou apparitions dans votre cinéma, mais elles ont toujours été furtives, passagères, sans aucune incidence sur le récit.
Chaque fois que le film se déroulait à Roubaix et qu’il y avait un personnage de médecin, je me disais : « il sera algérien, c’est normal. Voilà ! ». C’était ma façon d’éviter la question. Et avec ce film, je ne l’ai pas évitée et je m’y suis confrontée par l’entremise de ma collaboration avec Roshdy Zem. Sa présence dans le film a pu rendre ça possible. Ça ne tenait pas seulement à ses origines ethniques, mais à ses origines cinématographiques et les nombreux rôles qu’il a interprétés (Indigènes, Hors-la-loi, Une nuit, ndlr). Il a un savoir sur le cinéma réaliste, sur la question de la représentation des minorités au cinéma, que moi je n’avais pas... puisque ça fait 25 ans qu’il est acteur et qu’il porte tout ça avec une grande grâce et élégance. J’avais donc besoin d‘avoir ce dialogue avec lui pour y arriver.

Au premier abord, sa présence dans le film pouvait étonner sur papier.  Pourtant, à l’écran, c’est d’une évidence éclatante...
Si Roshdy avait refusé le rôle, je crois que je n’aurais pas fait le film. Je n’aurais pas su le faire avec un autre acteur. Certes, il existe d’autres acteurs d’origine maghrébine en France, mais il était évident, très tôt dans le projet, que c’était avec lui que je voulais le faire. Donc, quand il m’a exprimé son intérêt, j’étais rassuré. Je savais que le film allait se faire.

Pour Roubaix, une lumière, vous vous êtes inspiré d’un documentaire datant de 2008, Roubaix commissariat central, réalisé par Mosco Boucault. Ce qui est étonnant quand on regarde le documentaire, c’est à quel point votre fiction reste fidèle au matériel original. Cette fidélité vous importait à ce point ?
Oui. Je dirais que le texte est fidèle à 90 %. Chacune des affaires traitées dans le film a été documentée par celui de Mosco...

De mémoire, elles suivent même l’ordre établi par son documentaire ?
Non, pas tout à fait… La démarche empruntée m’a été inspirée d’une expérience que j’ai faite au théâtre il y a quelques années (Père à la Comédie-Française, ndlr). Au théâtre, c’est ce qu’on fait : on prend des mots nobles qui ont été écrits par quelqu’un d’autre et on tente de leur donner une mise en scène. Pour ce film, je me suis dit que j’allais prendre des mots humbles, des mots de tous les jours, qu’a filmés Mosco Boucault et les traiter comme si j’adaptais un texte de Tony Kushner ou du Shakespeare. Il était donc hors de question pour moi de les modifier. Je me disais : « Ça a été dit comme ça. Ça a été filmé comme ça. » Je me suis exigé un respect sacré du texte. En même temps, je me suis permis une infidélité par rapport au documentaire. À l’époque où les faits se sont passés, il y a eu à Roubaix un commissaire algérien très charismatique, qu’on voit dans le film de Mosco, mais qui n’a pas croisé la route de ces deux femmes. Il n’a jamais été sur l’enquête. C’est plutôt le jeune inspecteur qui s’est occupé de l’enquête et les a interrogées. J’ai donc pris la liberté de faire croiser le trajet de ces deux femmes avec celui de Daoud. Cette infidélité s’est imposée par ma lecture du « texte », car c'est évident que Mosco aurait aimé que son commissaire rencontre les deux filles. La fiction me permettait ainsi de produire cette étincelle sur laquelle se basait l’adaptation.

L’une des grandes réussites de votre film réside dans votre regard plein d’empathie et de compassion pour ces deux femmes « perdues et coupables » pour citer le personnage de Louis. Ce qui n’est pas une donnée facile, vu ce qu’elles ont commis. Le film compose avec une question complexe : Comment filme-t-on des coupables, sans les juger ?
C’est ce que j’ai aimé dans le film de Mosco. Quand on fait la connaissance de ces deux femmes, elles sont des victimes. Elles sont victimes de la société, harcelées, vivent dans une grande pauvreté. Elles ne mènent pas une vie facile ou confortable… Donc, on ressent une empathie, une amitié et une fraternité pour elles. On les voit « humiliées et offensées » comme dirait Dostoïevski. Elles nous sont comme des sœurs. Puis on apprend qu’elles ont peut-être volé et on refuse d’y croire, puis peut-être que l’une d’elles a tué une vieille dame, peut-être que les deux ont tué… etc. Le film nous rapproche toujours un peu plus près de la terrible vérité. Mais il est déjà trop tard parce qu’on les aimait déjà, on s’était déjà attaché à elles. On ne peut plus les rejeter, les juger. On avait déjà ressenti une fraternité avec elles. Mais que fait-on de cette fraternité maintenant qu’on découvre qu’elles sont coupables ? Cette question, le personnage de Daoud la pose et la résout en termes très simples en disant : « Je suis flic, je ne suis pas juge ». Il ne juge pas. Il veut simplement savoir comment ça s’est passé. Je pense que c’est aussi la tâche d’un réalisateur de raconter comment les faits se sont passés, en faisant preuve d’empathie en dépit du crime commis, aussi terrible soit-il. Et de ne pas juger ses personnages.

Vous m’avez devancé sur ma prochaine question. Au second visionnement du film, j’ai été frappé par ce parallèle / jeu de miroirs qui se dessine entre la figure du policier tel que vous le filmez et celle du cinéaste. Il emprunte la posture d’un cinéaste dans votre film et c’est particulièrement criant quand vous filmez Daoud en train de parler à chacune des suspectes dans sa cellule, à essayer d’imaginer leur passé et comment elles en sont arrivées à la situation dans laquelle elles se trouvent…
Chaque fois que je pense à ces deux scènes puisque je ne les regarde plus − je les ai regardées un nombre incalculable de fois pendant le montage −, je vois un metteur en scène qui va visiter ses actrices dans les loges pour leur parler des scènes qu’elles joueront. Il tente de trouver les mots justes pour que le lendemain, la scène (la reconstitution du crime) fonctionne… D’un côté, vous avez Sara Forestier qui pleure, et de l’autre, Léa Seydoux qui sourit. Il va les voir chacune à son tour et discute avec elles. Et lendemain, une fois sur les lieux du crime, il fait son travail de metteur en scène. C’est absolument ça.

Roubaix… s’ouvre avec ces deux titres (français et anglais) qui se superposent. C’est quelque chose d’assez rare pour des films français. De plus, ces titres construisent des significations assez éloignées l’une de l’autre (le titre anglais est Oh Mercy!, ndlr). Pourquoi avez-vous fait ce choix ?
Je m’étais déjà essayé à cette superposition des titres anglais/Français une fois par le passé. C’était pour Rois et reine. J’étais énervé que les gens interprètent mal le titre. Alors que quand on l’écrivait en anglais, Kings and Queen, on distinguait le pluriel du singulier… Pour le cas de Roubaix, une lumière, le vendeur à l’étranger avait fait publier dans le journal Variety que j’allais tourner Roubaix, A Light. Ce qui faisait bien rire mes amis américains. Très vite, on a compris que le titre ne pouvait pas marcher. Peu de gens connaissent Roubaix, en dehors de la France. Il me fallait donc un titre qui conviendrait mieux au public international.
J’ai longtemps cherché un titre en anglais. J’étais aveugle comme Louis est aveugle… À un moment dans le film, Louis dit ce vers de Yeats : « Pitié plus qu’on ne peut dire se cache au cœur de l’amour. » J’ai donc cherché un mot en anglais qui serait proche, dans sa signification, du mot pitié, mais je me refusais d’employer le mot « pity » dans le titre. Puis un matin pendant le tournage, soudainement, je l’ai trouvé : « Oh Mercy. » Comme le titre de l’album de Bob Dylan ! Vous me dites que les deux titres ont des significations différentes. Je trouve pourtant qu’il existe un point commun aux deux titres. Pour moi, la lumière tel qu’annoncée dans le titre en français incarne la compassion – le « mercy » du titre en anglais− de Daoud dans le film. Du coup, on pourrait l’appeler « Daoud, une lumière » ou encore «Daoud, le miséricordieux ». Et dans les deux cas, le titre marche et signifie la même chose.

(…)

La voix off est un procédé qui revient régulièrement dans votre cinéma. Ici, elle emprunte celle d’un personnage secondaire, Louis, qui annonce le film, puis peu à peu s’évanouit. Pourquoi ?
L’usage de la voix off me servait à isoler les personnages. L’idée était de composer avec des personnages qui soient profondément seuls. J’ai été très touché, à Cannes, quand l’un des flics présents au tournage a pu nous accompagner : après avoir vu le film, étonné, il m’avait dit comment il les avait trouvés seuls. C’est vrai. Le film réunit vraiment une collection de solitudes. Et pour composer cette solitude, j’avais cette idée d’intégrer un narrateur qui saurait nous faire entrer dans le film − Roubaix reste une ville que peu de gens connaissent. J’avais besoin aussi – pour bien restituer ce rapport à la communauté algérienne qui est le mien – d’un personnage qui ne soit pas roubaisien, qui vienne d’ailleurs, comme c’est le cas avec Louis. J’ai adoré fabriquer ce narrateur qui n’est pas du tout le héros du film et ne le deviendra pas. Il est simplement le narrateur, à qui la grâce aura manqué.
Contrairement au héros qui, lui, a la grâce. Le narrateur nous faire entrer dans le film, nous l’accompagnons et quand les deux femmes arrivent et emplissent l’écran, ce dernier se fait expulser. Dans la deuxième moitié du film, Louis est débordé par ce qui lui arrive et devient, à la fin, un simple spectateur du dialogue entre Daoud et les deux femmes… Ce trajet dans le film a été assez compliqué à fabriquer et à le faire accepter au spectateur.

La structure en deux parties – la première centrée sur le travail de Daoud et la seconde quant à elle, sur les deux filles − est quelque chose aussi d’assez récurrent de votre filmographie. Laquelle des deux a été le point de départ du film, quand vous vous êtes lancé dans l’écriture ?
C’est par le personnage de Daoud que c’est arrivé. C’est en empruntant la curiosité, l’humanisme, de Daoud que j’arrivais à regarder les deux femmes. Je ne voulais pas raconter l’existence de ces deux femmes au quotidien, leur intimité, leur couple, etc. C’est seulement quand elles arrivent au commissariat qu’elles commencent à exister. Cependant, je tenais à raconter les histoires de famille de Daoud, son extrême solitude, son dévouement à son travail… C’est en suivant sa trajectoire dans le film que j’arrivais à elles.

Daoud est un personnage exemplaire, et pourtant à un moment donné il pose un geste que je n’arrivais pas à m’expliquer. C’est pendant l’interrogatoire de Marie. Ils sont trois policiers dans la pièce avec elle…
Et puis la femme inspectrice lui crie dessus et il (Daoud) la met à la porte. S’il la fait sortir, c’est parce qu’elle fait la maline (rires). Elle essaie de ruser avec Marie et ses actions gênent Daoud. En se faisant passer pour la bonne et gentille inspectrice, elle rivalise avec Daoud, lui fait concurrence. En l’excluant de la pièce, il restitue un certain ordre dans les interactions avec Marie, la suspecte. D’un côté, il y a lui, calme et empathique, et de l’autre, Benoît, plus brute dans sa façon de l’interroger. Je trouvais qu’il y avait quelque chose d’intéressant à faire avec cette dynamique entre les trois policiers… Puis peu à peu, les deux, Marie et Daoud, s’isolent et à la fin de la scène, il est posé tout près d’elle. Dans une proximité à travers laquelle se noue une forme de fraternité d’êtres humains.
À un moment, Daoud dit à l’une des deux filles que ce qu’il veut, c’est la vérité : « Je veux pas t’enfoncer, je veux juste la vérité ». Mais, ce n’est pas exactement ce qu’il veut. Comme me l’écrivait une amie, Pascale Ferran, après avoir vu le film ; ce qu’il veut c’est plutôt une parole vraie. Ça lui suffira. Et c’est peut-être pour cette raison qu’il fait sortir l’inspectrice. Ce qu’elle dit à Marie n’a rien d’une parole vraie. Alors que son collègue, Benoît, même s’il a ce physique de brute, reste vrai.

Pendant que l’un cherche une parole vraie, l’autre cherche à « sauver » ces femmes…
Oui, c’est ça et il se trompe. C’est son erreur. Je pense à ce moment très drôle quand Louis s’énerve contre Farid et ce dernier lui dit cette réplique que je trouve très comique : « Ce que je vous dis c’est vrai à 90 % » (rires). Ce dont à quoi Louis répond : « Je veux du 100 % ! ». Daoud n’aurait pas eu une telle réponse et aurait accepté les 90 %. Ça lui aura suffi.

Je me permets de revenir sur un petit détail qu’on peut apercevoir dans le documentaire de Boucault également, soit la main cassée de Stéphanie, le personnage qui a inspiré celui qu’interprète Léa Seydoux. Dans votre film, c’est le personnage de Marie, jouée par Sara Forestier, qui porte la marque de cette blessure. Pourquoi, ce changement ? Était-ce une façon d’illustrer ce sentiment de culpabilité éprouvé par Marie, et que Claude refuse d’endosser ?
Il y a quelque chose de cet ordre-là. Je dirais aussi que Marie est un être plus blessé que Claude. Laquelle a eu une vie plus protégée contre laquelle elle a choisi de se rebeller, comme le pense Daoud. Elle ne s’est pas rendu compte que le temps a passé et tout à coup elle est surprise de l’état d’appauvrissement dans lequel elle vit… À la différence de Marie, qui est née victime. Et j’avais besoin de quelque chose, d’un signe, pour montrer sa fragilité, que tout peut la casser. Elle est déjà marquée quand on fait connaissance avec elle.

Si on considère cette dynamique du couple formé par Claude et Marie qui n’est pas sans rappeler celui de La vie d’Adèle, ou cette circulation, admirable, entre acteurs professionnels et acteurs naturels qui sont au cœur du film, ou encore la présence de Roshdy Zem qui fait beaucoup penser à Kechiche… On pourrait dire qu’à plusieurs égards on est devant un film éminemment kechichien.
C’est totalement kechichien ! Sara (Forestier, ndlr) vient de L’esquive et Léa (Seydoux, ndlr) vient de La vie d’Adèle. Et même pendant le tournage, Roshdy m’a raconté qu’à un moment il avait été question qu’il joue dans La faute à Voltaire ! Finalement, les deux hommes ne se sont pas entendus et c’est Sami Bouajila qui a obtenu le rôle… Je pense que aujourd’hui il n’existe pas un cinéaste plus profondément français que Kechiche. Il arrive à travers ses films à incarner toute l’histoire du cinéma français. Vous le voyez très bien dans un film comme La graine et le mulet. Vous avez du Duvivier, Sautet, Pialat, Renoir. Vous pouvez aussi voir des influences d’Eustache ou de Rohmer dans Mektoub, my Love : canto uno… Il embrasse toute la tradition du cinéma français ! Et c’est pour ça que je pense que c’est le cinéaste français le plus puissant, le plus vivant, aujourd’hui. J’ai une admiration sans réserve pour ses films.

Votre admiration pour Abdellatif Kechiche a quelque chose de presque étonnant, lui qui pratique un cinéma naturaliste, très éloigné du vôtre. Je me souviens qu’à notre précédente rencontre qui avait eu lieu au moment où Kechiche vendait sa Palme d’Or pour terminer Mektoub..., nous avions évoqué brièvement son travail et vous m’aviez dit – je vous cite de mémoire – « il en faut des gens comme Kechiche ».
Des gens comme Abdellatif Kechiche sont des figures héroïques. Je n’ai pas encore vu Mektoub Intermezzo. Est-ce que je l’aimerai ou est-ce que je ne l’aimerai pas, comme j’ai eu des réticences devant Vénus Noire ? Peu importe. Mais un type qui vous arrive avec un scénario de trente pages – c’était la longueur du scénario original des trois parties de Mektoub −, part le tourner tout seul, en se produisant lui-même, et qui à l’arrivée revient avec un film de 2h45 (Canto Uno, ndlr) simplement en adoptant les dix premières pages ; évidemment, c’est mon héros (rires) ! Ses films témoignent d’une telle folie, d'une telle intensité, d’un tel appétit… Cette façon d’imposer ses obsessions au système, je trouve ça super beau à voir. C’est très libérateur. Même si je me méfie du naturalisme.

Pour conclure, quels sont vos prochains projets ?
Je suis en train de travailler sur l’adaptation de la pièce de Tony Kushner (Angels of America présentée à la Comédie-Française depuis janvier, ndlr). Ce qui va me prendre beaucoup de temps… Parallèlement à ce projet, J’ai commencé à travailler avec Julie Peyr, avec qui j’avais écrit Trois souvenirs de ma jeunesse. Vous savez, je ne suis jamais capable de commencer l’écriture d’un nouveau projet avant que celui sur lequel je travaillais ne sorte. Avec Roubaix…, j’ai vécu quelque chose d’assez inhabituel, puisque plusieurs mois se sont écoulés entre sa présentation à Cannes et sa sortie en salles. J’arrivais difficilement à me mettre au travail. Ça s’explique par le fait qu’à chaque nouveau film, il m’importe de rencontrer le public. J’ai besoin de me mettre en position de dialogue avec lui pour pouvoir imaginer le film que je ferai après… À chaque nouveau projet s’impose le devoir de rester fidèle à mes précédents films mais aussi de surprendre.
Puis est arrivée la rétrospective. Ce qui me ramène à la première question que vous m’avez posée. Je vous disais qu’il était trop tôt pour m’exprimer sur ce que la rétrospective a représenté pour moi, mais je sais qu’elle a provoqué une émotion plus grande que ce que je croyais. Je me suis ainsi remis à écrire, pas tant à développer une histoire, mais plutôt à explorer des bouts de scènes, des bouts de dialogues ou des punchlines. Je prends des notes. Je revois aussi des films sur lesquels je travaille, qui me servent de références. Comme Mia Madre − un film que j’adore, mais que je n’avais pas compris à sa sortie. Je suis en train de revoir les films de Nanni Moretti de cette période-là… Ni Julie, ni moi, ne savons si ce travail entamé évoluera vers quelque chose de comique ou de dramatique. On ne sait pas encore. J’attends le retour de mon producteur qui lira les premières pages qu’on a écrites.
Entrevue réalisée par Sami Gnaba, à Paris, en septembre 2019.

20 février 2020

★★¾ | Une grande fille / Beanpole (Дылда)

★★¾ | Une grande fille / Beanpole (Дылда)

Réalisation : Kantemir Balagov | Dans les salles du Québec le 21 février 2020 (Cinéma Du Parc)
Une grande fille, second film du réalisateur russe Kantemir Balagov, est revenu du dernier Festival de Cannes avec l’admiration de la critique internationale (il a remporté le Prix FIPRESCI pour la section Un certain regard), du jury (il a remporté le Prix de la mise en scène dans cette même section) et d’un grand nombre de cinéphiles. Malheureusement, nous ne partageons pas cet enthousiasme, même si nous le comprenons en partie.
Nous reconnaissons en effet à Kantemir Balagov d’évidentes qualités de cinéaste. La plus impressionnante est sa capacité à donner vie à un personnage en quelques plans, notamment par sa manière de filmer la fébrilité d’un visage, la fragilité d’un corps, l’inconfort oppressant d’un décor d’après-guerre (hôpital, rue, appartements, etc.). Malheureusement, son talent de metteur en scène est amoindri par un effet pervers. Balagov semble si confiant dans ses capacités qu’il finit par en faire un peu trop, aux dépens de ses personnages, et donc de son film. Certes, il sait nous fait comprendre des choses de manière non explicite, mais il finit par transformer cet atout en faiblesse lorsqu’il filme des silences avec une telle insistance qu’ils finissent par perdre leur sens, leur force, leur intérêt. Ainsi, la plupart des interactions entre les personnages sont transformées en exercices plus conceptuels qu’autre chose, qui transforment des protagonistes potentiellement passionnants (mais aussi les multiples enjeux abordés dans le film) en de simples faire-valoir au service d’un metteur en scène persuadé de son talent.
Alors bien sûr, les récalcitrants aux notes trouveront probablement notre ★★¾ un peu sévère. Ils pourraient même citer quelques plans d’une beauté infinie ou quelques scènes qui contrediront les lignes qui précèdent (parfois, en effet, Balagov nous offre des silences qui servent les personnages, comme ce regard troublant du personnage de Masha à travers les vitres sales d’un transport en commun). Pour notre part, nous voyons surtout dans ce Дылда un gaspillage de talent. Mais parce que son réalisateur est extrêmement doué, nous le conseillerons toutefois aux purs cinéphiles !

13 février 2020

★★★★½ | Portrait de la jeune fille en feu

★★★★½ | Portrait de la jeune fille en feu

Réalisé par Céline Sciamma | Dans les salles du Québec le 14 février 2020 (MK2│Mile End)
Portrait de la jeune fille en feu commence sous le signe de la peinture. Une jeune artiste se retrouve face à une toile qu’elle a peinte jadis et qui la plonge (et nous avec elle) dans le souvenir de la création de l’œuvre, qui sera l’occasion pour Céline Sciamma de nous rappeler ses qualités de scénariste.
C’est en effet dans un premier temps la maîtrise du scénario (récompensé à juste titre à Cannes… même si le film aurait mérité un prix plus prestigieux) qui impressionne. Progressivement, par un jeu d’écriture laissant place à un développement narratif tout en subtilité, l’histoire d’une peintre à qui l’on confie la mission de peindre une femme qui refuse de poser se transforme en fascination, en amitié, en désir puis en amour impossible.
Le film progresse ainsi par petites touches, qui rappellent les coups de pinceau qui permettent aux toiles de prendre vie. Les nombreux silences, quant à eux, renforcent les liens entre les personnages et rendent de plus en plus prégnant ce qui les unit.
L’autre force du film est Adèle Haenel. Une nouvelle fois remarquable, elle est comme l’incarnation du travail d’écriture et de mise en scène, se dévoilant progressivement, se libérant petit à petit de sa carapace d’animal craintif dans un mélange de beauté brute et de fragilité.
Mais Portrait de la jeune fille en feu ne doit pas être réduit à un film conceptuel sur la construction lente d’un personnage, d’une histoire ou d’une œuvre. Le film de Sciamma nous offre en effet aussi bien une suite de très beaux portraits de femmes (la modèle bien sûr, mais aussi la peintre et dans une moindre mesure la jeune servante), qu’une réflexion sur la naissance de l’amour et la difficulté de vivre lorsque cet amour est impossible pour des raisons sociétales (l’homosexualité ici, mais la portée du film est bien plus universelle). C’est également la confirmation du talent de mise en scène de Sciamma, qui vient renforcer les qualités d’écriture pour nous donner quelques scènes inoubliables (la soirée à l’origine de la « jeune fille en feu »; des adieux discrets et troublants; une scène finale qui prouve qu’une conclusion attendue peut être magnifique si elle est filmée avec autant de force et de justesse).
Et si Portrait de la jeune fille en feu faisait partie des grands films français de ces dernières années?

7 février 2020

★★★½ | Le traître / The Traitor (Il traditore)

★★★½ | Le traître / The Traitor (Il traditore)

Réalisé par Marco Bellocchio | Dans les salles du QUébec le 7 février 2020 (Métropole)
En 2019, la mafia a été le sujet de deux films réalisés par deux vétérans du cinéma mondial. Le grand Martin Scorsese est en effet revenu sur le sujet central d’une grande partie de sa carrière avec un Irishman frisant singulièrement l'autoparodie et évitant in extremis le désastre en devenant une réflexion sur la vieillesse. Marco Bellocchio (cinéaste important, mais beaucoup moins connu du grand public) a pour sa part regardé au-delà de son nombril pour se pencher sur un pan douloureux de l’histoire récente de son pays : le témoignage du repenti Tommaso Buscetta, qui allait entraîner la chute de centaines de personnes en lien avec la mafia (et qui allait provoquer la mort du juge Giovanni Falcone).
En 2 h 25, Bellocchio donne vie à des dizaines de personnages que l’on retrouve à différentes époques de leurs vies tout en abordant de nombreux enjeux en lien avec son sujet… sans jamais nous égarer dans la complexité de son propos. Il traditore devient ainsi à la fois l’histoire d’un homme, d’une organisation, d’une société, d’un pays, mais aussi une réflexion sur les convictions, l’honneur, les valeurs, les manipulations systémiques et leur corollaire : le devoir de dénoncer (certains diront: de trahir).
Très maîtrisé au niveau de l’écriture, Il traditore l'est tout autant au niveau de la mise en scène, relativement sobre, mais traversée d’idées brillantes aussi bien que de moments inoubliables, allant d’un attentat (filmé de manière aussi brève que glaçante) à des scènes de procès, très nombreuses, qui retrouvent la force tragicomique des comédies italiennes les plus sombres de l’âge d'or du genre.
Ceux qui cherchent un film coup de poing resteront peut-être sur leur faim, mais les amateurs de cinéma hyper maîtrisé y trouveront certainement leur compte.
 ★★★ | En attendant Avril

★★★ | En attendant Avril

Réalisé par Olivier Godin | Dans les salles du Québec le 7 février 2020 (La Distributrice de Films)
Texte initialement publié à l'occasion du FNC 2018

Il y a peu de cinéastes aussi idiosyncratiques qu’Olivier Godin, encore moins au Québec. On ne pourrait pas prendre En attendant Avril comme le film d’un autre réalisateur. Le cinéma de Godin, que l’on qualifierait trop vaguement de surréaliste, multiplie les points de référence avec des influences aussi révolues que contemporaines, réussit toujours à faire beaucoup avec des moyens limités et, quoi que l’on en pense, fait toujours impression.
Cela étant dit, En attendant Avril est très proche du précédent film du cinéaste, Les arts de la parole. Les deux forment une sorte d’abstraction du film policier : enquêteur, enquêtrice dans le cas présent, au premier plan dans une quête qui tient du prétexte permettant au réalisateur de déployer sa poésie. Les deux font aussi un contrepoids à ce genre typiquement commercial en allant puiser dans le folklore québécois, la présence du conteur Michel Faubert, ici mis au premier plan, complétant ce geste. Dans la filmographie du cinéaste, En attendant Avril s’établit comme une continuation plutôt qu’un renouvellement.
Formellement, En attendant Avril est certainement moins désuet que Les arts de la parole. Très statique, la mise en scène a tout de même son lot de petites trouvailles. On retiendra particulièrement l’utilisation des couleurs pour donner corps à des décors limités, ou encore l’utilisation constante de mains pour mimer les fermetures d’iris de la caméra. Les idées déployées par Godin impressionnent par leur créativité, touchent par leur simplicité.
C’est dans les dialogues que le cinéaste est à son naturel. Drôles et beaux d’un même geste, ils établissent un ton de poésie singulière. Les acteurs se prennent au jeu avec un plaisir apparent et, même si les performances sont dans l’ensemble inégales, cela ne fait qu’ajouter au charme artisanal du film.
Si le cinéma de Godin provoque au premier abord la surprise, l’effet est grandement estompé pour ceux qui ont suivi le parcours du réalisateur depuis Nouvelles, Nouvelles. Il ne faudrait toutefois pas ignorer le film pour si peu. Godin est un cinéaste inimitable et c’est un plaisir de voir une nouvelle œuvre de sa part.

31 janvier 2020

★★½ | Le rire

★★½ | Le rire

Réalisation : Martin Laroche | Dans les salles du Québec le 31 janvier 2020 (Maison 4 : 3)
Jusqu’ici, les films de Martin Laroche ont été financés sans l’aide des institution, y compris ses deux grandes réussites (Les manèges humains et Tadoussac).
Avec Le rire, le cinéaste accède enfin à des conditions de production plus confortables. Malheureusement, en changeant de braquet, il perd une partie de ce qui faisait la force de son cinéma. La perte la plus importante est probablement son rapport aux interprètes. Dans ses deux films précédents, le lien qu’il entretenait avec eux (et, surtout, avec elles... ses personnages féminins étant, comme ici d’ailleurs, les personnages centraux) était marqué par une impression de proximité, comme si le cinéaste, la caméra et les interprètes avaient trouvé une intimité artistique qui donnait aux personnages une sensibilité et une vérité comme on en voit peu. Dans Le rire, cette magie n’opère plus. Certes, Micheline Lanctot et Léane Labrèche-Dor sont irréprochables, mais elles œuvrent avec une maîtrise et un indéniable professionnalisme qui ressemblent ici étrangement et paradoxalement à un défaut... surtout si on compare leurs prestations aux prestations antérieures de Camille Mongeau, Isabelle Blais et Marie-Evelyne Lessard, qui étaient empreintes d’une urgence, d’une nécessité, d’une fébrilité qui collaient à merveille aux personnages et à l'univers du cinéaste.
Malheureusement, ce n’est pas tout. Laroche perd en effet le contrôle d’un autre élément qui était une des grandes forces de son cinéma. Certes, ses dialogues sont toujours très justes, mais son scénario veut emprunter tellement de pistes qu’il finit par se perdre dans un trop-plein d’ambition mal maîtrisée et de prises de risques mal contrôlées. La très courte première séquence du film, qui se conclut par une chorégraphie dont on aurait pu se passer, en est le premier exemple. Cependant, la seconde séquence, plus longue, est à l’image d’une autre facette de ce film qui possède heureusement quelques moments nous permettant de retrouver un cinéaste que l’on a beaucoup aimé. Cette séquence de charnier est en effet maîtrisée d’un bout à l’autre : de la tension dramatique à l’interprétation, en passant par ses choix de mise en scène (avec une caméra tour à tour souterraine et aérienne). Très rapidement, le film nous annonce la couleur: il aura des allures de montagnes russes, alternant (un peu de) bon et (trop de) moins bon. Cela n’est cependant pas assez pour nous faire oublier le talent de Laroche. Il a essayé quelque chose d’ambitieux. Il est passé à côté. Nous n’avons qu’une envie : attendre son prochain film, en espérant qu’il retrouve ce qui faisait de lui le réalisateur québécois de films fauchés le plus indispensable de ces dernières années.

25 janvier 2020

★★★★ | The Forest of Love

★★★★ | The Forest of Love

Réalisé par Sion Sono | Pas de sortie en salle au Québec — Disponible en VSD
Ayant réalisé une vingtaine de films dans la dernière décennie, allant de l’opéra rap au drame de science-fiction intimiste, Sion Sono est un cinéaste impossible à cerner. Pourtant, en s’appropriant une histoire vraie avec The Forest of Love, produit par Netflix, le cinéaste semble s’être donné le projet fou de faire son film somme des années 2010. Ce qui est certain, c’est que personne n’en sortira indemne.
Jouant a priori sur deux récits, celui d’un groupe de cinéastes amateurs (très similaires aux Fuck Bombers de son Why Don’t You Play in Hell) et celui d’écolières habitées par un traumatisme (on pense alors à Tag), Sono crée un scénario à la fois porté par l’ambition et les regrets. Sans perde l’énergie foutraque des meilleurs films du réalisateur, The Forest of Love dévoile lentement un intérêt malsain à faire vivre à ses personnages un nombre incalculable de violences, d’abus et de souffrances.
Loin d’être le rêve d’un réalisateur sadique, on sent Sono très touché par ce qu’il présente. Le film explore le trauma sous toutes ses formes avec tellement d’aplomb qu’il en devient désarmant, à fleur de peau, alternant entre l’angoisse la plus totale et la mélancolie tranquille. Des idées entières de sa filmographie sont ici recyclées et réinterprétées, tournant parfois des gags de ses autres œuvres en tableaux d’une tristesse infinie. The Forest of Love est un film hanté par le passé, abattu face à la marche du temps, et pourtant, même en connaissant ses référents, c’est l’œuvre surprenante d’un cinéaste extrêmement prolifique qui semble avoir toujours beaucoup à dire. Sono a rarement été aussi émouvant.

17 janvier 2020

★½ | Clemency (Une ultime grâce)

★½ | Clemency (Une ultime grâce)

Réalisation: Chinonye Chukwu | Dans les salles du Québec le 17 janvier 2020 (MK2│Mile End)

Sur le papier, Clemency a beaucoup pour nous plaire. Tout d’abord, il aborde un sujet essentiel (la peine capitale). Ensuite, il le fait avec un refus évident d’excès de sentimentalisme et avec ce qui se voudrait de la sobriété (beaucoup de non-dits, une interprète principale tout en retenue, etc.). Surtout, la cinéaste prend pour personnage central une femme dont une des fonctions professionnelles est justement (entre autres… puisqu’il s’agit d’une directrice de prison) d’être garante du bon fonctionnement du processus d’exécution des condamnés. Le plus passivement et mécaniquement du monde, elle doit donc s’assurer que la mise à mort se déroule au mieux. (Le simple fait d’écrire les huit mots qui précèdent est difficile !). En soi, cette tâche est terrible… mais lorsque les choses ne se déroulent pas comme prévu, ou si un condamné ne ressemble pas à une brute sanguinaire, comment gérer tout cela ?
Voilà pour les (bonnes) intentions… qui malheureusement, se transforment vite en promesses (non tenues). En effet, à force de vouloir éviter tous les pièges inhérents à ce genre de film, la cinéaste tombe dans l’excès inverse… et le film devient d’une lourdeur tout aussi assommante. Nous n’avons rien contre les silences et la sobriété du jeu, bien au contraire. Mais ici, tout est si accentué que la cinéaste pèche par excès de retenue, et finit par totalement désincarner son film. Certes, l’objectif était notamment de montrer comment une telle fonction peut transformer une personne en coquille vide, mais le manque de subtilité dans la démonstration finit par nuire à l’ensemble de l’œuvre… et au jeu de Alfre Woodard, qui est pourtant une bonne actrice, mais qui transforme (très probablement pour se conformer aux désirs de Chinonye Chukwu) en caricature de personnage qui se laisse vider par sa profession.  
Devant l’enthousiasme général, nous nous disons que nous n’avons probablement pas visionné la même copie que tout le monde… Une fois de plus!