1 décembre 2023

★★★★ | Les feuilles mortes / Fallen Leaves (Kuolleet lehdet)

★★★★ | Les feuilles mortes / Fallen Leaves (Kuolleet lehdet)

Réalisation: Aki Kaurismaki | Dans les salles du Québec le 1 décembre 2023 (Enchanté Films)
Le nouveau Aki Kaurismaki est arrivé, et il est marqué par une guerre si proche (le conflit ukrainien) dont il est régulièrement question ici par l’intermédiaire des informations radiophoniques. Il s’agit d’ailleurs du seul lien avec le présent. La direction artistique est en effet volontairement vintage, mais  totalement en phase avec ce sentiment d’angoisse qui semble enrober le film : angoisse d’un monde en conflit perpétuel, mais aussi angoisse des héros face à leur quotidien, à leurs patrons, à l’alcool (« je bois car je suis déprimé, et je suis déprimé parce que ce que je bois »), aux malheureux hasards de la vie (un papier qui s’envole par accident ou un train qui passe au mauvais moment)… mais surtout angoisse face à la solitude. Pourtant, comme souvent chez le cinéaste, cette angoisse est combattue par un désir salutaire : celui de croire en l’autre, en l’amour, en la solidarité, en l’avenir.
On peut en effet plus que jamais parler ici d’un optimisme du désespoir. D’ailleurs, si le ton kaurismakien est bel et bien là, l’humour décalé est très discret, comme s’il était de plus en plus difficile de prendre de la distance face à ce monde et de trouver le moyen d’en rire. Mais cela n’empêche en rien Kaurismaki de continuer à croire en l’amour : un amour toujours inconditionnel pour la précision de ses plans et de sa direction d’acteurs, pour le cinéma (les références aux allures d’hommage se ramassent à la pelle dans ses Feuilles mortes), mais surtout un amour sans faille pour ses personnages. Il adore ces laissés-pour-compte, les rend beaux et leur offre la promesse d’une union salvatrice qui fera voler en éclat, et peut-être oublier, la folie des Hommes qui les entourent et qui se battent, toujours, pour tout et pour rien.

24 novembre 2023

★★★½ | L'amour et les forêts

★★★½ | L'amour et les forêts

Réalisation: Valérie Donzelli | Dans les salles du Québec le 24 novembre 2023 (Axia Films)
L’amour et les forêts aborde un sujet très lourd : celui de la violence conjugale. Filmé comme un thriller, le film nous fait découvrir une enseignante magnifiquement interprétée par Virginie Efira, qui tombe sous l’emprise d’un pervers narcissique.
Blanche Renard, professeur de français, s’éprend de Grégoire Lamoureux, un nom prédestiné pour une histoire qui commence bien, faite de belles promesses d’un avenir heureux. Pourtant, cette femme deviendra une épouse prisonnière de la jalousie de son mari.
La mise en scène de Valérie Donzelli, associée à direction photo de Laurent Tangy confère au film un aspect irréel, comme si cette relation toxique projetait l’héroïne pourtant éduquée et équilibrée en dehors de la réalité. Plus le film avance, moins Blanche maîtrise les événements et plus elle est enfermée dans une relation qui ressemble à un cauchemar.
Elle décide de s’échapper de sa vie d’épouse rangée en faisant une rencontre de passage. Cette scène permet à Donzelli de prolonger intelligemment l’univers irréel dans lequel elle nous plonge. Mais ici, ce qui pourrait ressembler à un cauchemar forestier prend progressivement des allures de rêve éveillé, notamment grâce à la photo qui se fait beaucoup plus lumineuse. Est-ce cette petite parenthèse qui permettra à Blanche d’avoir le courage de confronter son mari ?
La réalisatrice réussie ensuite, de manière intelligente et délicate, à nous faire ressentir la nouvelle réalité de sa protagoniste. Des gros plans sur son visage l’isolent enfin symboliquement de l’emprise de son mari, réduit à l’état de voix hors champ, voué à disparaître.
Au-delà de tout cela, la force principale du film est de nous montrer comment une relation toxique peut isoler un individu qui croit avoir une vie sociale mais dont l’omniprésence du conjoint l’isole et l’étouffe. Rien que pour cela, ce film est à ne pas manquer.

17 novembre 2023

★★★½ | Je verrai toujours vos visages

★★★½ | Je verrai toujours vos visages

Réalisation : Jeanne Herry | Dans les salles du Québec le 17 novembre 2023 (AZ FIlms)
Cinq ans après Pupille, Jeanne Herry continue de s’intéresser à certaines composantes méconnues de l’appareil sociojuridique français. Avec Je verrai toujours vos visages, elle prend comme point de départ la Justice Restaurative. Créée en France en 2014, elle permet aux personnes victimes et auteurs d’infraction de dialoguer dans des dispositifs sécurisés, encadrés par des professionnels et des bénévoles. Le sujet en soi est passionnant, et la cinéaste en a fait une fiction qui cherche à assumer à la fois son statut fictif et son approche didactique. Elle passe donc par une phase d’introduction qui met en place aussi bien les enjeux que les intervenants, puis propose en parallèle deux exemples : d’une part un groupe de victimes de vols avec violences confrontées à des agresseurs qu’ils ne connaissent pas ; et d’autre part une victime d’agression sexuelle confrontée a son grand frère agresseur.
Malheureusement, les deux histoires parallèles donnent dans un premier temps l’impression d’être utilisées pas soucis de relative exhaustivité (et donc, pour donner deux types d’exemples concrets : permettre aux victimes de rencontrer UN bourreau d’une part et SON bourreau de l’autre). On a alors souvent le sentiment que ces deux arcs narratifs auraient pu engendrer deux films distincts qui auraient semblé moins illustratifs. Cependant, malgré cette supposée faiblesse, l’ensemble reste à conseiller fortement. Au-delà de l’interprétation exemplaire, la qualité des dialogues fait la force du film et nous permet d’atténuer la critique précédente. Délicats, justes, respectueux de chacun, ils entraînent le spectateur dans des rencontres improbables et parfois bouleversantes. Surtout, ils permettent aux personnages de dépasser le statut de cas juridiques (l’agresseur et l’agressé) pour devenir humains avant tout, avec ce que cela implique de bon et de moins bon. À ce sujet, l’intrigue liée au viol vient contrebalancer celle des vols avec violences. Leurs deux conclusions distinctes viennent alors atténuer notre sentiment initial et justifier l’usage des deux arcs narratifs. En effet, même si cette Justice Restaurative est une belle idée, elle ne certifie en rien la réussite des démarches. Elle est une tentative pour faire avancer les choses… sans garantie, justement car elle implique l'humain, avec ses lueurs d’espoirs et ses failles. 

10 novembre 2023

★★★½ | The Holdovers (Ceux qui restent)

★★★½ | The Holdovers (Ceux qui restent)

Réalisateur: Alexander Payne | Dans les salles du Québec le 10 novembre 2023 (Universal)
Six ans après le décevant Downsizing (rare faux pas dans la carrière du cinéaste), Alexander Payne revient en bonne forme avec la comédie dramatique The Holdovers qui marque aussi les retrouvailles avec le comédien Paul Giamatti près de 20 ans après Sideways. Un rôle en or pour le comédien qui incarne un enseignant solitaire et détesté par ses élèves en raison de ses méthodes rigoureuses et qui va se lier d’amitié avec un jeune élève doué et abandonné durant la période des fêtes en 1970. Ce rôle bien écrit, campé avec nuance par un Giamatti en grande forme, pourrait d’ailleurs lui permettre de se retrouver parmi les finalistes à la prochaine cérémonie des Oscars.
Dans ce film, Payne délaisse le cynisme de certains de ses films précédents au profit d’un humanisme plus posé et sensible. Il y aborde des sujets graves tels que le deuil, la dépression, la séparation familiale, la solitude et le refuge dans l’alcool avec une grande finesse d’écriture et un parfait équilibre entre le drame et l’humour. Grâce au travail du scénariste de David Hemingson, on assiste à des joutes verbales et des conversations inspirantes jonchées de commentaires sarcastiques qui, bien que l’action se situe il y a plus de 50 ans, sonnent à la fois vraies et authentiques. La reconstitution historique est sobre, mais méticuleuse et le film baigne dans une atmosphère froide et incolore qui va prendre des couleurs à mesure que se révèlent les dessous et les traumatismes du passé des protagonistes. S’il y a un bémol à évoquer à l’ensemble est peut-être l’arc narratif et dramatique connu et somme toute prévisible qui n’échappe pas complètement aux barrières du genre. Mais le tout est bien dosé et peaufiné, ce qui pousse à pardonner cette familiarité narrative d’usage, car le film évite la mièvrerie et le côté moralisateur.
Pour ceux qui ont le blues à l’approche de la période des fêtes qui arrive à grands pas, The Holdvers est sans doute le remède idéal et un exemple d’une comédie de l’existence à la fois intelligente et douce-amère sur le besoin vital de connexion humaine. Voilà qui s’inscrit parfaitement dans l’esprit de la période des réjouissances.

3 novembre 2023

★★★★ | Le procès Goldman

★★★★ | Le procès Goldman

Réalisation: Cédric Kahn | Dans les salles du Québec le 3 novembre 2023 (Funfilm Distribution)
Après trente-quatre années de carrière, le cinéaste Cédric Kahn nous livre incontestablement avec Le procès Goldman son meilleur film.
Pour parler de Pierre Golman, cette figure marquante de la France des années 70, Kahn aurait pu choisir la voie très convenue du biopic. Entre les idées politiques de son sujet (une extrême gauche très radicale), le basculement vers le banditisme, son statut d'auteur devenu coqueluche de l'intelligentsia de l'époque, mais aussi une société française en plein bouleversement idéologique, il aurait eu de quoi faire. Mais il a préféré se pencher sur le procès en appel de Pierre Goldman, dans lequel ce dernier cherche à clamer son innocence face à une accusation de double assassinat lors d'un braquage qui a mal tourné. Le cinéaste assume parfaitement son choix, puisqu'à l'exception du prologue, l'action du film se déroule intégralement au palais de justice pendant le procès.
Cela peut paraitre osé, et pourtant, ce point de vue offre à Kahn une grande liberté, comme si le temps passé dans son décor lui permettait d'en saisir à la perfection la cartographie. Cela lui autorise une mise en scène d'une précision et d'une justesse rares. Associée à des dialogues remarquables, elle permet aux acteurs de donner pleinement vie et épaisseurs à leurs personnages, tous traités avec la même attention. Même si on sent la fascination du cinéaste pour cet accusé hautement charismatique, il ne le défend pas aveuglément, n'en fait pas un martyre. Il l'observe, essaie de comprendre ses paradoxes, ses failles... comme il le fait d'ailleurs avec tous les autres personnages. À tel point que ce qui est dans une certaine mesure une réflexion sur la judéité, sur l'impartialité de corps policier, sur le racisme ordinaire ou encore sur l'héritage familial est finalement aussi quelque chose de plus universel : un grand film sur la fragilité des souvenirs et des certitudes, donc dans une certaine mesure, sur la fragilité de l'humain, et à travers cela, sur la difficulté de rendre la justice.
Un film aussi grand qu'il semble simple et dépouillé du moindre artifice.

27 octobre 2023

★★★★½ | Anatomie d'une chute

★★★★½ | Anatomie d'une chute

Réalisation : Justine Trier | Dans les salles du Québec le 27 octobre 2023 (Entract Films)
Après le surcoté La Bataille de Solférino et les pas-trop-mal-mais-sans-plus Victoria et Sibyl, nous n’attentions pas de la part de Triet un film d'une telle maîtrise. Le point de départ est pourtant simple : un homme est seul avec sa femme dans leur maison. On le retrouve mort après avoir chuté. Est-ce une mort accidentelle, un suicide ou un meurtre ?
À partir de ce qui ressemble à un thème éculé digne d’un épisode d’une mauvaise série télé, Triet et son scénariste Arthur Harari (également son conjoint dans la vie) enchaînent les bons choix. Non seulement, les éléments qui permettent de comprendre les protagonistes apparaissent progressivement, de la manière la plus naturelle possible, sans le moindre effet de manche… mais en plus, les personnages restent toujours au centre du récit, se laissent découvrir graduellement, dans leur richesse et leur complexité, voire dans des paradoxes qui ne sont probablement pas étrangers à tout un chacun. Jamais Triet ne les réduit au statut de pions au service de son développement narratif. Les personnages sont si authentiques que la trame policière (meurtre ou accident) se transforme vite en drame humain et en réflexion sur le couple, sur le caractère indélébile de certains drames passés, sur le désir, sur la paternité/maternité, sur la frustration liée à la difficulté de créer, etc.
Mais un scenario d’une telle intelligence ne suffit pas à produire une œuvre aussi maîtrisée. La mise en scène de Triet est tout aussi irréprochable. Avec une apparente sobriété, elle prend des petits risques, par petites touches, notamment dans sa manière de faire revivre des flash-back. Ses effets sont mesurés, pensés, toujours justes (nous pensons principalement à l’effet sonore lié au témoignage du fils, ou à la mise en image de la scène de la dispute, qui dure juste le temps qu’il faut). Elle excelle aussi dans le choix et la direction d’acteurs, qui rendent encore plus pertinents les dialogues. Nous connaissions le talent de Sandra Hüller, Swann Arlaud ou Antoine Reinartz. Ils sont à nouveau remarquables… mais tous les autres sont au diapason, y compris l’enfant (Milo Machado Graner) ou le chien (cela semble absurde de parler d’un chien dans ce cadre, mais son "personnage" est essentiel).
Voilà donc 2 h 30 qui semblent filer sans qu’on s’en aperçoive, une anatomie d’une chute qui a des allures d’anatomie d’un couple, un palme d’or féminine enfin à nouveau hautement méritée, qui fait oublier celle, trop politique et surfaite, de Julia Ducournau.
Un grand film, tout simplement.