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Pierre Trividic et Patrick-Mario Bernard (photo: FunFilm distribution) | Film dans les salles du Québec le 21 août 2020
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Les films de
Pierre Trividic et
Patrick-Mario Bernard (
L'autre,
Dancing) sont aussi rares qu'essentiels. Travaillant depuis plus d'une décennie à partir d'une idée originale de l'écrivain
Emmanuel Carrère, le duo français vient d'ajouter avec
L'angle mort un long métrage unique à la longue liste des récits sur «l'homme invisible». En début d'année, nous, nous sommes entretenus avec les cinéastes dans le cadre des Rendez-vous du cinéma français à Paris…
Qu'est-ce qui vous attirait dans ce projet ?
Patrick-Mario Bernard: On s'intéresse à la question du visible et donc de l'invisible depuis assez longtemps. Le premier film qu'on a fait ensemble il y a 20 ans était un documentaire fictionnel sur Lovecraft où la question du visible était omniprésente… On a l'impression d'être resté dans la même maison avec l'homme invisible, où l'on aborde la crise du visible. Qu'est-ce qu'on voit quand on est invisible ? Qu'est-ce qu'on regarde ?
C'est un film sur la condition humaine. Tout semble déréglé dans cette société anxiogène. On est à deux doigts de verser dans l'apocalypse, il y a une hausse des suicides, un mal-être généralisé. Et comme remède à la peur, des gens arrivent à devenir invisibles…
Pierre Trividic: Il n'est pas impossible, si on admet que cette invisibilité existe et qu'elle a été laissée de côté par l'évolution au cours des millénaires, que c'était sans doute un mécanisme de défense. L'espèce humaine était capable, autrefois, en cas de danger, de disparaître. Mais parce que le danger a diminué ou plutôt qu'il a changé de nature, ce don a dû disparaître en nous. Mais il reste encore quelques dépositaires du don en question qui disparaissent de leurs ennemis, comme le font beaucoup d'animaux.
À une époque où les films de super-héros sont si populaires, à peu près n'importe qui aurait traité l'invisibilité par le cinéma de genre… mais pas vous. Votre fantastique est plus sensuel, humain et terre à terre, un peu comme si Claire Denis avait travaillé à partir d'un scénario de M. Night Shyamalan…
PMB: On aime beaucoup le fantastique, mais ce qui nous intéresse, c'est le fantastique destiné à un public adulte et pas à un public adolescent. Ça contrebalance tous les poncifs et toute la question de la rentabilité des dons: si on est invisible, il faut absolument faire quelque chose de ce don, comme sauver des gens. Notre personnage principal est très encombré par ce don qui fait obstacle à sa propre vie.
PT: Mais il y a aussi une affaire de folklore, d'identité culturelle là-dedans. Sans doute que l'Europe a depuis longtemps perdu de vue le projet de sauver le monde et que ce projet, pour le meilleur et pour le pire, reste encore assez vivant en Amérique du Nord. Ça, c'est une différence. Mais il n'y a pas que des différences. Le film est extrêmement conforme aux codes du fantastique, mais un fantastique européen plus que nord-américain ou états-unien, plutôt.
Pour plusieurs personnes, ce don serait un pouvoir. Mais pour le héros, il s'agit d'un fardeau. L'invisibilité est synonyme de solitude. Il a absolument besoin d'être vu et touché pour exister réellement…
PMB: C'est exactement ça. C'est vraiment l'expérimentation de la solitude la plus solitaire…
PT: ... et on n'existe qu'à plusieurs. Il en va de même d'une certaine manière pour tous les dons. Si on est bon dans quelque chose, on est parfois mis à l'écart et on a moins de liens avec les gens.
Voyez-vous dans ce film un discours post-colonialiste, lié soit aux pays africains, soit à la présence visible ou invisible des minorités dans la société ? Le personnage principal (interprété par Jean-Christophe Folly) est noir, son histoire familiale s'avère trouble, le père est absent, la mère finit par mourir, le protagoniste perdu erre et il a peur de l'engagement…
PMB: Non, pas du tout. Mais la question du comédien noir est importante pour nous. C'est un personnage, ce n'est pas une métaphore.
PT: S'il y a un geste politique dans le film, c'est la décision de faire du personnage principal un noir. Mais c'est la seule et elle se limite à elle-même. Évidemment, il y a peu de personnages principaux noirs dans les films en France, et encore moins de personnages noirs qui jouent autre chose qu'un rôle de noir… Le film est traversé par toutes sortes de questions. Elles sont en suspension dans l'atmosphère, elles ne sont pas thématisées en fait. Elles sont sûrement présentes, parce qu'on ne peut pas faire autrement.
PMB: J'aimerais rajouter que le film est très autobiographique. Ce sont nos autobiographies mixées. Il y a plein de choses en commun, des choses de nos familles, de nos vies, de ce qu'on traverse, des questions qu'on se pose. C'est toujours un peu comme ça, mais j'ai l'impression que L'angle mort est le plus proche de ce que nous sommes.
Que pensez-vous de la figure de l'aveugle, incarnée par Golshifteh Farahani ? Souvent ce type de personnage sauve le héros, le rattache au monde. Mais ici c'est beaucoup plus compliqué…
PMB: Exactement. Elle fonctionne comme une illusion. Quelque chose de miraculeux a l'air de se produire au moment où elle le regarde. C'est assez explosif, très jouissif, très puissant. Il est enfin vu. Mais en même temps, il force une sorte de vérité qu'il aimerait bien voir exister.
PT: Mais qui n'a pas commis cette erreur-là ? Qui n'a pas, dans une histoire d'amour, attendu de l'autre qu'il vous dise qui vous êtes ? Mais ce n'est sans doute pas la bonne façon de prendre l'amour.
Que vouliez-vous essayer par votre mise en scène ? L'œuvre nocturne appelle les couleurs brunâtres, le rythme langoureux du temps qui passe, l'atmosphère feutrée, l'ambiance intrigante. Il y a un jeu sur la peau, les textures, la nudité…
PT: Une des difficultés du fantastique, c'est le ton et le climat. C'est comment tenir un discours fantastique dans une dimension réaliste, parce qu'il n'y a pas de fantastique sans réalisme. Comment tenir ce ton-là d'un bout à l'autre sans couac ? C'est ça la difficulté.
PMB: Le format 1,33:1, 4/3, marquait pour nous une appartenance au genre, mais un peu à l'ancienne, façon La quatrième dimension. Il y a quelque chose de ça qui était vraiment lié directement à la question de la présence du centrage et du côté photographique de ce qu'on voulait faire passer. Que d'emblée, la réalité — ce qu'on a essayé d'être au plus proche d'une forme de réel — soit confinée comme à l'intérieur d'un objet, d'un instrument d'optique. Comme si on regardait à l'intérieur de quelque chose.
Entrevue réalisée par Martin Gignac, à Paris, en janvier 2020.