29 novembre 2018

★★★★ | Le poirier sauvage (Ahlat Agaci)

Réalisé par Nuri Bilge Ceylan | Dans les salles du Québec le 30 novembre 2018 (MK 2 - Mile End)
Injustement écarté du palmarès cannois, Le poirier sauvage se veut pourtant un des plus beaux films de 2018.
Il faut toutefois être patient et prêt à s'investir pour que l'arbre donne ses fruits... ce qui est généralement le cas de toutes les créations du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan. Continuant à rompre avec les silences destructeurs de ses premières œuvres pour se laisser à nouveau porter par le flux de dialogues de son précédent et palmé Sommeil d'hiver (dans tous les cas, la difficulté à communiquer est criante, que l'on utilise des mots ou pas), cet opus ne sacrifie rien au côté austère, aride et exigeant qui a fait la renommée du réalisateur.
Il flirte toutefois ici avec une urbanité inédite, alors qu'on suit son antihéros tourmenté — autre marque de commerce chez lui — déambuler à la campagne comme à la ville, tentant de mieux cerner son avenir. Une fois sa scolarité terminée, il retourne à la maison, auprès d'une famille étouffante (l'ombre de Bergman plane toujours chez Ceylan), dans un pays où il ne se reconnaît pas. Évidemment, la pomme — ou la poire — ne tombe jamais loin de l'arbre et l'homme ne peut se défaire ainsi de ses racines identitaires.
Le poirier sauvage est une oeuvre sur la fin des illusions, ce retour violent à la réalité que l'on peut également appeler l'âge adulte. C'est ce que réalise notre protagoniste qui multipliera les rencontres éclairantes, dont chacune symbolise un aspect de l'existence: l'amour, l'art, la religion, etc. La critique politique de la Turquie s'effectue en filigrane, prenant la forme de ce noyau familial paternaliste.
Cela donne un récit désespéré sur la condition humaine, une sorte de Le journal d'un vieil homme de Bernard Émond en plus réussi et en moins moralisateur, où la lourdeur de quelques échanges (notamment ce trio sur la foi: le duo va mieux à son auteur) n'empêche pas des moments éblouissants de voir le jour. C'est le cas de cette discussion avec ce flirt de jeunesse qui va droit au cœur, ou de ces échanges endiablés avec l'écrivain à succès. L'interprétation soutenue permet de creuser jusqu'au puits de la souffrance et de l'indifférence, ce qui est surtout palpable chez l'insaisissable figure paternelle.
Depuis longtemps un expert du champ-contrechamp qui rapproche ou éloigne les êtres, et de cette façon de perdre son personnage solitaire au sein d'immenses plans révélateurs, Ceylan offre une nouvelle mise en scène exemplaire, éblouissante sans verser dans l'esbroufe. L'esthète n'a plus rien à prouver à personne, passant d'un rythme statique à quelque chose de plus actif et organique en quelques secondes à peine, jouant avec la patience du cinéphile qui sera au paradis — ou en Enfer, tout dépend de sa sensibilité — pendant plus de trois heures. Il est cependant dommage que ses magnifiques images soient parfois altérées par un numérique quelque peu rugueux.
Sans doute plus rébarbatif que ses grandes fresques que sont Sommeil d'hiver et Il était une fois en Anatolie, Le poirier sauvage demeure une fascinante odyssée humaine, où les métaphores inoubliables ne finissent plus de hanter. Voilà un voyage dont on ne reviendra pas indemne.
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