16 février 2023

Entrevue avec Mia Hansen-Løve (Un beau matin)

Mia Hansen-Love par Judicaël Perrin
Parmi les meilleurs films français de la dernière année se trouve assurément Un beau matin de Mia Hansen-Løve. Le long métrage suit les tribulations d’une jeune mère monoparentale (Léa Seydoux) frappée par la mort prochaine de son père malade (Pascal Greggory) et des balbutiements d’une passion amoureuse avec un ami perdu de vue (Melvil Poupaud). Une œuvre lumineuse et déchirante à classer au sommet de la filmographie de sa cinéaste (Bergman Island, Tout est pardonné), que l’on a rencontrée plus tôt cette année…

C’est un film sur la vie, la mort, la jeunesse, la vieillesse… bref, sur plein de choses à la fois.
Oui, tout à fait ! Je voulais traiter à la fois du deuil et de la renaissance. Puis montrer de quelles façons ces deux mouvements contraires peuvent dialoguer. Quand on vit un deuil, qui est quelque chose de très douloureux de voir un être qu’on aime sombrer dans la maladie, on a le besoin en même temps de vivre autre chose, de s’échapper, de se sentir vivant. C’est de cette contradiction-là que je voulais parler.

C’est intéressant votre façon d’utiliser la parole et les silences, de les combiner de façon poétique…
Je crois que tous mes films travaillent sur un équilibre, une dialectique, un dialogue entre le silence et la parole. On m’a souvent associé au cinéma de Rohmer que j’admire énormément. Mais c’est très différent, presque opposé, parce que le cinéma de Rohmer fonctionne vraiment à travers le langage, il avance à travers la parole. Au contraire, mon cinéma repose sur un va-et-vient. La parole a beaucoup d’importance et j’ai toujours aimé la filmer. Je trouve ça beau au cinéma de voir le visage de quelqu’un qui parle. La scène peut parler tout à fait d’autres choses que ce qui est dit. Dans mes films, il y a très peu de scènes où les gens se disent des choses vraiment importantes. En revanche, j’aime aussi énormément filmer le silence, surtout quand les gens marchent, qu’ils sont dans un bus ou un métro. Ce que j’aime, c’est la façon de circuler de l’un à l’autre.

Il s’agit d’un long métrage sur la mémoire. Il y a ce père amoureux des mots qui commence à oublier et sa fille dont le corps engourdi renaît et s’enflamme en redécouvrant l’amour.
C’est vrai que la question de la perte de la mémoire est au cœur du film. C’est une expérience que j’ai faite avec la maladie neurodégénérative de mon père qui lui a fait perdre la parole et la mémoire. C’est très douloureux de voir quelqu’un qui a donné tellement de sa vie aux mots, à la pensée, à la clarté de la parole et de perdre justement ces moyens à l’endroit qui était si important pour lui. Alors que le personnage de la fille se sent revivre à travers la redécouverte de son corps. Face à la perte et à la douleur de son père, elle a le besoin de se sentir en vie. Ça passe par le corps et la joie de redécouvrir sa propre sensualité, sa propre sexualité.

Ce personnage féminin est à ajouter à ceux de vos œuvres précédentes qui cherchent et trouvent leur place, qui ont un contrôle sur leur destinée. Pensons seulement à Isabelle Huppert dans L’avenir
Oui. C’est un thème qui m’accompagne depuis longtemps. À cet effet, le texte Une chambre à soi de Virginia Woolf m’a beaucoup marqué. Même si je n’ai jamais traité de ça directement, je m’intéresse à la notion d’espace. La nécessité d’avoir un espace à soi qui soit un espace pour penser, pour rêver, pour être libre. Cette question peut se poser pour tout le monde, mais elle se pose d’une manière un peu différente pour les femmes du fait de l’histoire de nos sociétés. Cette question-là, je la porte en moi comme beaucoup de femmes depuis toujours. Je crois qu’elle m’a été transmise d’une certaine façon par ma mère. J’admire beaucoup ma mère qui était une professeure de philo et c’est quelque chose dont elle n’a pas hérité. Elle n’a pas grandi dans un environnement où c’était une évidence. J’ai grandi chez mes parents où ma mère avait très peu d’espace pour travailler… Alors oui, cet espace vital pour affirmer sa liberté  que ce soit d’un point de vue spirituel, intellectuel ou sexuel  est une question qui est sûrement présente dans tous mes films.

Sentez-vous que la société, obsédée par la jeunesse et la vie, a fini par oublier la mort ?
Oui, certainement. Ce dont parle le film aussi, c’est qu’on ne sait pas quoi faire de toute la population malade et vieillissante. On a tendance à les éloigner de plus en plus du centre de la ville et à les mettre en périphérie pour les rendre invisibles. Je l’ai ressenti et vécu de façon très violente avec mon père. À moins d’avoir beaucoup de moyens, on se retrouve à devoir mettre les gens qu’on aime dans des endroits qui sont de plus en plus éloignés. Ce sont des lieux qui n’ont pas de vie, qui sont incroyablement mortifères. Évidemment, je le savais avant de le vivre. Mais ce n’est pas la même chose de le savoir parce qu’on le lit dans le journal. J’ai vraiment pris conscience que c’était un problème massif dans nos sociétés de ne pas savoir quoi faire de tous ces gens et ne pas savoir comment leur donner une perspective afin de leur permettre d’être traité dans des lieux qui sont plus vivants et qui leur redonnent une forme d’espoir. Quand bien même les gens sont condamnés, on peut vivre de différentes manières : très mal ou un peu mieux.
Ce qui m’a énormément marqué, c’est qu’à la fin, quand mon père a été ramené dans un endroit beaucoup plus gai à Paris, je l’ai vu se redresser. À partir du moment où il s’est retrouvé dans un endroit où on s’occupait de lui, où il avait une attention, une continuité dans les relations humaines, son état physique général a arrêté de se dégrader. On voit bien l’impact de la qualité de l’attention, des soins. C’est avant tout de ça que je voulais parler avec mon film.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 16 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.
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