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14 juillet 2023

Entrevue avec Thomas Salvador (La montagne)

Entrevue avec Thomas Salvador (La montagne)

 La montagne, dans les salles du Québec le 14 juillet 2023 (Axia Films)

Thomas Salvador, réalisateur et acteur de La Montagne

L’acteur et cinéaste Thomas Salvador avait séduit les cinéphiles en 2014 avec Vincent n’a pas d’écailles, un film de super-héros qui sortait largement des sentiers battus. Le voici de retour avec La montagne, un nouvel ovni où il incarne un homme qui plaque tout pour s’installer à flanc de montagne. Rencontre avec son réalisateur.

Qu’est-ce qui vous a amené vers La montagne ?
Adolescent, je voulais être cinéaste et guide de hautes montagnes. J’ai depuis très longtemps une idée d’un personnage qui va en montagne et qui ne veut plus en redescendre.

On sent dans la première partie du film une sorte de clivage entre la nature et la civilisation, avec ce héros qui se transforme au contact de la montagne.
Pierre redécouvre son rapport au temps. Il redevient curieux et il regarde les choses autrement, tout en douceur. Je tenais à ce que ça soit une forme de révolution pour lui. C’est parce qu’il fait tout ce chemin qu’il peut aller plus loin et à un moment, quand il est prêt, il y a la dimension fantastique qui arrive.

Un fantastique qui prend une dimension minimaliste.
Oui. J’ai envie que l’aspect un peu surnaturel arrive de manière la plus naturelle et organique possible.

À l’instar de votre précédent long métrage Vincent n’a pas d’écailles, vous abordez le genre pour mieux le détourner…
J’essaye de faire des choses que je ressens profondément. C’est pour ça aussi que je mets du temps à faire des films et que je joue dans mes films. J’ai besoin de trouver une justesse, d’éprouver physiquement le pourquoi. Parce que je fais des films comme des aventures, comme des rencontres.

La conclusion laisse plusieurs questions en suspens.
Ce qui m’intéresse, c’est que les spectateurs ressentent des choses et des sensations. Mon rêve, c’est que les gens soient traversés et nourris par le film, mais sans qu’ils ne sachent trop pourquoi… Je ne sais pas tout du film que je fais. Il y a plein de choses sur sa signification profonde qui m’échappent et que je découvre après. Je fais en sorte d’en savoir le moins possible d’un point de vue philosophique, sociologique. C’est ce qui fait qu’il y a une forme de naïveté ou de fraîcheur et que le spectateur vit avec le personnage.

Un humour particulier baigne vos créations et il peut rappeler le cinéma d’Aki Kaurismäki ou d’Elia Suleiman.
Je ne m’interdis pas des gags ou des choses drôles. Mais à condition que ce soit logique ou cohérent avec ce que le personnage traverse. La dimension fantastique et la simplicité des dialogues finissent aussi par créer un décalage… Dans la vie, les choses se mélangent tout le temps. Il n’y a pas une journée où l’on ne fait que rire, où l’on n’a que peur ou l’on n’est que triste. Sinon, ça ne va pas. Mais au cinéma, on a un peu tendance à vouloir que le film soit d’un seul registre. Les cinéastes que j’adore, c’est ceux où l’on retrouve tout, comme chez Bong Joon-ho.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 17 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.

8 juin 2023

Entrevue avec Roschdy Zem (Les miens)

Entrevue avec Roschdy Zem (Les miens)

Les miens, dans les salles du Québec le 9 juin 2023 (Axia Films)
Roschdy Zem, réalisateur du film Les miens
Roschdy Zem n’est pas seulement un excellent acteur. Il est également un réalisateur talentueux, qui signe avec Les miens un sixième long métrage à saveur autobiographique sur deux frères (interprétés par Sami Bouajila et Zem lui-même) qui finissent par se rapprocher après un coup de sort du destin. Rencontre avec son créateur.

Comment est né Les miens ?
Il y a eu une longue réflexion imposée par le confinement. Je me suis demandé quelle suite j’allais donner à ma carrière. Comme cinéaste, je voulais raconter des choses plus intimes, plus personnelles. En y réfléchissant, je me suis dit que ma famille était digne d’être racontée. Mais c’est l’accident de mon frère qui a déclenché tout le processus d’écriture, qui est devenu le prétexte pour raconter l’histoire de ce film.

C’est un long métrage sur les classes sociales au sein d’une même famille.
Il y a la volonté de sortir de cette vision systématique des familles qui se ressemblent. C’était important pour moi de montrer qu’au sein d’une même famille, il y a des parcours différents. Un frère peut avoir une vie publique, l’autre être directeur financier et le troisième chômeur. Des destins sont plus heureux et d’autres plus dramatiques. C’est une sorte de métaphore de la vie aussi. On a beau avoir les mêmes chances au départ, les rencontres qu’on va faire par la suite vont déterminer notre existence. C’est ce facteur qui va faire que notre vie sera une réussite ou parfois un échec. J’aime raconter à travers une famille ces choses-là qu’on ne maîtrise pas forcément.

Comment s’est déroulée la coscénarisation avec Maïwenn ?
Ce fut très simple. J’avais envie de lui raconter cette histoire et qu’elle fasse le tri sur ce qui lui paraissait intéressant ou ce qui devait être écarté. Elle a agi comme un filtre. J’aime sa sensibilité, son rapport à la famille, l’apport organique qu’elle a donné aux scènes. Maïwenn était là essentiellement pour donner ce supplément d’âme qui pouvait manquer au film.

La scène finale dansée est un véritable moment de grâce qui cristallise parfaitement les émotions du film.
Il faut savoir que cette scène n’était pas du tout écrite ou préparée. Elle arrive le dernier jour de tournage. Il faut que je termine mon film et je ne sais pas comment. Le matin du tournage de la scène de déjeuner, j’ai dit : « On va danser ; on va exprimer par le corps et par les yeux tout ce qui est dit, tout ce qu’on n’a pas encore dit ou tout ce qu’on a envie de se dire. » La scène est née spontanément et elle est assez magique. Je l’adore ! Je n’aurais pas pu la penser sur un bureau en écrivant. Elle est née comme ça, forte de ces semaines et de ces émotions qu’on a traversé ensemble. La magie du cinéma donne de la place à l’imprévu.

Que vouliez-vous essayer avec votre mise en scène ?
J’essaye à chaque fois d’adapter ma mise en scène au sujet. Sur Les miens, il y a beaucoup de scènes où les acteurs ont une vraie liberté de mouvements. C’est la première fois que je tournais avec deux caméras. Le sujet s’y prêtait afin que je filme les gens, l’émotion et la part d’humanité des personnages… Après, je ne suis pas non plus un très grand technicien. Je ne suis pas celui qui va tout faire pour donner un côté spectaculaire à mes films. Ce n’est pas mon domaine. Je suis plus porté sur le jeu d’acteur que sur la technique.

Vous avez joué dans plus de 90 films et séries. Pourtant, vous êtes comme un bon vin et vos rôles récents  notamment dans Les enfant des autres, L’innocent, Roubaix, une lumière qui vous a permis de mettre la main sur le César du meilleur acteur  sont parmi les plus intéressants de votre filmographie.
Ce qui est sûr, c’est que j’ai envie de me diriger vers des rôles qui font appel à ma sensibilité. Je n’ai pas envie de devenir un vieil acteur un peu ringard qui met en avant sa force, sa virilité. J’ai plutôt envie de mettre en avant ma sensibilité et ma féminité, qui font partie de moi et qui me ressemblent davantage.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 17 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.

5 mai 2023

Entrevue avec Lise Akoka et Romane Gueret (Les Pires)

Entrevue avec Lise Akoka et Romane Gueret (Les Pires)

Les pires, dans les salles du Québec le 5 mai 2023 (Fun Films)
Lise Akoka et Romane Gueret par Eric Dumont
Lauréat du prix Un certain regard au Festival de Cannes de 2022, Les pires est un magnifique premier long métrage de la part de Lise Akoka et de Romane Guéret, qui porte sur les aléas d’un tournage de cinéma dans une banlieue française. Rencontre avec ses cinéastes.

Vous pouvez me parler de votre parcours et de la genèse du projet ?
Lise Akoka : Avant de réaliser, nous étions toutes les deux directrices de casting et coachs d’enfants. Nous avons pratiqué le casting sauvage pendant plusieurs années tout en accompagnant des enfants sur les plateaux de tournage. Il s'agissait d'enfants qui n’avaient jamais demandé à devenir acteur et qui voyaient le cinéma débouler dans leur vie de façon un peu brutale. Ça faisait naître parfois des espoirs et des rêves… mais également des situations de rejet.

Le film est le prolongement de votre court métrage Chasse royale ?
L.A. : En effet. On avait envie de continuer cette réflexion avec le long métrage, d’interroger la responsabilité du cinéma, de cette profession vorace avec le réel qui se nourrit de la vie des gens, qui trouble subitement la vie d’un gamin et même d’un quartier.

Les enfants sont criants de vérité. Comment on arrive à soutirer de telles performances d’acteurs non professionnels ?
Romane Guéret : C’est lié au casting. On part sur un casting très long et exigeant. On revoit beaucoup les enfants. C’est une façon de faire attention à eux, d’être sûr et certain qu’on les fera tourner quand on dit qu’on les fera tourner. Une fois qu’on a eu ses coups de cœur, il y a l’exigence du texte. La méthode est différente selon les enfants, mais ce qui est commun, c’est qu’on leur demande d’apprendre leur texte parfaitement et après, une fois que c’est fait, on s’organise en fonction de chaque caractère, de chaque personnalité. C’est là-dedans qu’ils vont trouver leur liberté. Ensuite, on travaille en parlant beaucoup pendant la scène. On utilise des oreillettes qui permettent de ne jamais perdre l’énergie d’une scène, d’être toujours présent avec eux pour être certain qu’ils ne sortent pas de la scène ou qu’ils ne se regardent pas jouer. Ça permet aussi un lâcher-prise très fort chez eux. Tout ça fait qu’ils sont criants de vérité.

Qu’est-ce qui vous attire dans le monde de l’enfance ?
R.G. : Ce que raconte le film, c’est que l’enfance un peu cabossée et traumatisée existe dans toutes les classes sociales. C’est quelque chose d’un peu universel, qui nous touche certainement nous aussi dans notre enfant intérieur. En ce qui me concerne, c’est vraiment en faisant du casting sauvage d’enfants que je me suis passionné pour cette espèce de cinéma qui raconte un peu une génération qui pourrait rester comme le portrait réaliste de ce qu’est la jeunesse aujourd’hui. L’enfance est toujours très vivante chez moi, dans mon cœur et dans mon ventre. Je me sens encore un pied dans l’enfance.

C’est intéressant ce que vous dites sur la façon dont le septième art peut encapsuler le portrait de la jeunesse…
L.A. : Quand j’étais petite, ça m’arrivait d’être devant un film où il y avait des enfants et j’avais rarement l’impression qu’on montrait quelque chose de vrai, quelque chose de ma vie. Dans 99 % du temps, quand je voyais des enfants à l’écran, je me disais qu’ils étaient des adultes qui ont oublié et qui sont en train de raconter quelque chose qui ne me concerne pas. C’est comme si d’une certaine façon, j’avais envie de réparer ça. C’est une façon de rendre justice à la parole de l’enfant. J’ai envie qu’on puisse donner à voir la vie d’enfants telle qu’elle est et telle qu’on ne peut plus la regarder en étant adulte.

Les pires est également un long métrage sur le cinéma. Il y a toutes les séances de casting, de répétitions, etc. Il y avait un désir de fusionner fiction et documentaire ?
L.A. : À part cette première partie de casting au caméscope, on n’avait pas envie qu’on puisse penser que c’est un documentaire. On a fait ce film comme si c’était un film de fiction classique. Le film est très écrit, les enfants qui jouent sont des acteurs qui ont appris leur texte et qui ont travaillé pour arriver à un niveau d’interprétation. Après, c’est vrai que le film va de la vie vers le cinéma. Il part de quelque chose d’assez brute, assez documentaire, pour ouvrir le champ à quelque chose de plus fictionnel, de plus emphatique, de plus romanesque, de plus cinématographique. Donc pour laisser le champ à la fiction. Cela a du sens dans le propos du film qui est : « Comment on fait du cinéma à partir du réel ?» Le film a cette pulsation-là.

De quelles façons sentez-vous que ces jeunes comédiens obtiennent une sorte de rédemption et de réconciliation entre leur milieu et eux-mêmes grâce au pouvoir du cinéma ? Qu’est-ce que le cinéma peut leur apporter ?
L.A. : Ça peut leur apporter des choses à différents niveaux. C’est ce qu’on essaie de raconter à travers le film. Ce qui est beau, c’est qu’ils obtiennent la possibilité de se raconter au travers de personnages de fiction qui ne sont pas tout à fait eux-mêmes mais pas tout à fait un autre non plus. L’artiste sommeille en beaucoup de gens qui n’ont peut-être jamais dans leur vie l’opportunité d’exprimer cette partie-là d’eux. Le cinéma est un endroit privilégié pour exprimer ses émotions… Le jeu peut être cathartique pour eux : il y a quelque chose d’un peu thérapeutique. Ça peut aussi ouvrir des vocations. On peut être à l’aube de grandes carrières.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 16 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.

16 février 2023

Entrevue avec Mia Hansen-Løve (Un beau matin)

Entrevue avec Mia Hansen-Løve (Un beau matin)

Mia Hansen-Love par Judicaël Perrin
Parmi les meilleurs films français de la dernière année se trouve assurément Un beau matin de Mia Hansen-Løve. Le long métrage suit les tribulations d’une jeune mère monoparentale (Léa Seydoux) frappée par la mort prochaine de son père malade (Pascal Greggory) et des balbutiements d’une passion amoureuse avec un ami perdu de vue (Melvil Poupaud). Une œuvre lumineuse et déchirante à classer au sommet de la filmographie de sa cinéaste (Bergman Island, Tout est pardonné), que l’on a rencontrée plus tôt cette année…

C’est un film sur la vie, la mort, la jeunesse, la vieillesse… bref, sur plein de choses à la fois.
Oui, tout à fait ! Je voulais traiter à la fois du deuil et de la renaissance. Puis montrer de quelles façons ces deux mouvements contraires peuvent dialoguer. Quand on vit un deuil, qui est quelque chose de très douloureux de voir un être qu’on aime sombrer dans la maladie, on a le besoin en même temps de vivre autre chose, de s’échapper, de se sentir vivant. C’est de cette contradiction-là que je voulais parler.

C’est intéressant votre façon d’utiliser la parole et les silences, de les combiner de façon poétique…
Je crois que tous mes films travaillent sur un équilibre, une dialectique, un dialogue entre le silence et la parole. On m’a souvent associé au cinéma de Rohmer que j’admire énormément. Mais c’est très différent, presque opposé, parce que le cinéma de Rohmer fonctionne vraiment à travers le langage, il avance à travers la parole. Au contraire, mon cinéma repose sur un va-et-vient. La parole a beaucoup d’importance et j’ai toujours aimé la filmer. Je trouve ça beau au cinéma de voir le visage de quelqu’un qui parle. La scène peut parler tout à fait d’autres choses que ce qui est dit. Dans mes films, il y a très peu de scènes où les gens se disent des choses vraiment importantes. En revanche, j’aime aussi énormément filmer le silence, surtout quand les gens marchent, qu’ils sont dans un bus ou un métro. Ce que j’aime, c’est la façon de circuler de l’un à l’autre.

Il s’agit d’un long métrage sur la mémoire. Il y a ce père amoureux des mots qui commence à oublier et sa fille dont le corps engourdi renaît et s’enflamme en redécouvrant l’amour.
C’est vrai que la question de la perte de la mémoire est au cœur du film. C’est une expérience que j’ai faite avec la maladie neurodégénérative de mon père qui lui a fait perdre la parole et la mémoire. C’est très douloureux de voir quelqu’un qui a donné tellement de sa vie aux mots, à la pensée, à la clarté de la parole et de perdre justement ces moyens à l’endroit qui était si important pour lui. Alors que le personnage de la fille se sent revivre à travers la redécouverte de son corps. Face à la perte et à la douleur de son père, elle a le besoin de se sentir en vie. Ça passe par le corps et la joie de redécouvrir sa propre sensualité, sa propre sexualité.

Ce personnage féminin est à ajouter à ceux de vos œuvres précédentes qui cherchent et trouvent leur place, qui ont un contrôle sur leur destinée. Pensons seulement à Isabelle Huppert dans L’avenir
Oui. C’est un thème qui m’accompagne depuis longtemps. À cet effet, le texte Une chambre à soi de Virginia Woolf m’a beaucoup marqué. Même si je n’ai jamais traité de ça directement, je m’intéresse à la notion d’espace. La nécessité d’avoir un espace à soi qui soit un espace pour penser, pour rêver, pour être libre. Cette question peut se poser pour tout le monde, mais elle se pose d’une manière un peu différente pour les femmes du fait de l’histoire de nos sociétés. Cette question-là, je la porte en moi comme beaucoup de femmes depuis toujours. Je crois qu’elle m’a été transmise d’une certaine façon par ma mère. J’admire beaucoup ma mère qui était une professeure de philo et c’est quelque chose dont elle n’a pas hérité. Elle n’a pas grandi dans un environnement où c’était une évidence. J’ai grandi chez mes parents où ma mère avait très peu d’espace pour travailler… Alors oui, cet espace vital pour affirmer sa liberté  que ce soit d’un point de vue spirituel, intellectuel ou sexuel  est une question qui est sûrement présente dans tous mes films.

Sentez-vous que la société, obsédée par la jeunesse et la vie, a fini par oublier la mort ?
Oui, certainement. Ce dont parle le film aussi, c’est qu’on ne sait pas quoi faire de toute la population malade et vieillissante. On a tendance à les éloigner de plus en plus du centre de la ville et à les mettre en périphérie pour les rendre invisibles. Je l’ai ressenti et vécu de façon très violente avec mon père. À moins d’avoir beaucoup de moyens, on se retrouve à devoir mettre les gens qu’on aime dans des endroits qui sont de plus en plus éloignés. Ce sont des lieux qui n’ont pas de vie, qui sont incroyablement mortifères. Évidemment, je le savais avant de le vivre. Mais ce n’est pas la même chose de le savoir parce qu’on le lit dans le journal. J’ai vraiment pris conscience que c’était un problème massif dans nos sociétés de ne pas savoir quoi faire de tous ces gens et ne pas savoir comment leur donner une perspective afin de leur permettre d’être traité dans des lieux qui sont plus vivants et qui leur redonnent une forme d’espoir. Quand bien même les gens sont condamnés, on peut vivre de différentes manières : très mal ou un peu mieux.
Ce qui m’a énormément marqué, c’est qu’à la fin, quand mon père a été ramené dans un endroit beaucoup plus gai à Paris, je l’ai vu se redresser. À partir du moment où il s’est retrouvé dans un endroit où on s’occupait de lui, où il avait une attention, une continuité dans les relations humaines, son état physique général a arrêté de se dégrader. On voit bien l’impact de la qualité de l’attention, des soins. C’est avant tout de ça que je voulais parler avec mon film.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 16 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.

14 février 2022

L'événement | Entrevue avec Audrey Diwan

L'événement | Entrevue avec Audrey Diwan

Audrey Diwan (photo: courtoisie) | Film dans les salles du Québec à partir du 18 février 2022

Récompensé à la Mostra de Venise et en bonne position aux Césars, L'événement est un film coup de poing de la part d'Audrey Diwan (Mais vous êtes fous). En adaptant le roman autobiographique d'Annie Ernaux sur les tourments d'une jeune étudiante (Anamaria Vartolomei) qui cherche à se faire avorter dans la France de 1963, la réalisatrice signe une œuvre puissante, intime et politique à la fois. Nous avons pu discuter avec la cinéaste en prévision de la sortie québécoise du long métrage (lire notre critique).

Un Lion d'Or, ça change une carrière ?
On a fait le film en espérant pouvoir le montrer. Ce sont des sujets qui effraient l'industrie, qui sont durs à financer. Et comme sujet, je n'entends pas seulement l'avortement clandestin mais tous les sujets sous-jacents du livre : la liberté sexuelle, le désir intellectuel du personnage. Toutes les dimensions de cette liberté qu'elle cherche toujours à conquérir. On se disait : « On a réussi à le faire, j'espère qu'il sera vu. » Évidemment, le Lion d'Or a changé l'histoire du film et a démultiplié nos possibilités de le montrer partout dans le monde.

Vous parlez de différentes libertés. Il y a l'avortement, qui est la liberté de choisir ce qu'on fait de notre corps. Mais il y a aussi le rapport aux désirs…
Cela fait partie des choses qui me séduisent depuis toujours dans l'œuvre d'Annie Ernaux. Elle pose des mots sans détour, sans enjeux d'idées, sans écrire de légende sur ce qu'elle est et sur ce qu'elle veut. C'est une parole extrêmement rare et libératrice. Quand elle parle de sexe, elle s'autorise à le faire sans parler d'amour. Aussi fou que ça puisse paraître, il y a encore quelque chose de transgressif là-dedans.

Quels étaient vos liens avec Annie Ernaux ?
Adapter un auteur ou une autrice qu'on aime, c'est quelque chose. C'est un danger dont je n'avais pas totalement pris conscience quand j'ai commencé. J'adapte non seulement son texte mais un morceau charnière de sa vie… Je voulais vraiment inscrire mon geste dans le prolongement du sien. En discutant avec elle, j'ai compris une chose fondamentale : la démarche qu'elle décrit dans le livre est d'atteindre la vérité du souvenir. Pour moi, ce n'était pas autobiographique. Je devais trouver une démarche connexe. Donc il faut que je cherche à donner et à ressentir. C'est la beauté et la possibilité qu'offre le cinéma.

Qu'est-ce qui s'est passé entre votre précédent long métrage Mais vous êtes fous et L'événement ? Car il y a un écart incroyable entre les deux films.
Je pense que c'est un chemin. Je n'ai pas fait d'école de cinéma. Mon école est le vidéo club. J'ai passé des milliers d'heures à regarder des milliers de films, à lire des milliers d'interviews… Mon premier film a forcément été tâtonnant et même si j'avais voulu qu'il soit autrement, il y ce que vous avez envie de faire et ce qu'on vous laisse faire avec un premier film. Je pense que c'est vraiment un univers artistique où la liberté se gagne, pas à pas. Quand vous réalisez un film, vous demandez à des gens de vous donner de l'argent et c'est un acte de foi. On ne vous laissera pas aborder n'importe quel sujet de n'importe quelle manière. Mon premier film m'a donné la liberté de faire les choses autrement par la suite. De radicaliser la forme, de déployer les choses différemment en allant plus à l'essence de ce qui me plaisait. C'est un chemin d'affirmation, d'affranchissement, mais ça nécessite du temps et de gagner la confiance des gens qui avancent avec nous.

C'est politique aussi ce que vous dites…
Oui. J'ai l'impression que ce que je fais est toujours au croisement entre l'intime et le politique. Ce qui m'intéresse dans l'intime finit toujours par rejoindre le politique. La question de la femme et de la sexualité se situe exactement à ce croisement-là. Votre liberté sexuelle — la question intime — est évidemment déterminée par le politique et la loi. On est toujours au confluent de ces deux dimensions-là.

Le film le démontre clairement. Il illustre de la façon la plus directe possible ce qui arrive quand le corps influe sur notre destinée professionnelle et personnelle. Encore aujourd'hui, c'est quelque chose que les femmes doivent affronter…
Oui. Il y a quelque chose qui m'a frappée quand j'ai lu le livre d'Annie Ernaux. C'est vraiment l'insupportable différence entre un avortement médicalisé qui est fondé sur une routine et le fait que tout avortement clandestin soit tissé de hasards. J'ai entendu le récit de plusieurs femmes qui ont traversé ce parcours d'avortement clandestin et elles sont toujours soumises au hasard. Qui est-ce que vous rencontrez ? Quelle est la nature des gens à qui vous allez vous confier ? Est-ce qu'ils vont vous dénoncer ou vous aider ? Est-ce que vous allez finir en prison, mort ou vous en sortir ? Ce suspense-là, je le trouve effroyable.

Vous pouvez me parler de la forme, de comment vous avez abordé frontalement l'histoire avec la caméra ? Il y a la nervosité, les gros plans, il faut faire vivre ces choses-là…
Annie Ernaux ne retourne jamais le regard quand elle écrit. Je me suis dit que je ne peux pas embrasser le texte, choisir un prolongement à l'image et détourner les yeux par pudeur. En revanche, je me suis toujours demandé quel était le regard de cette jeune fille sur un corps qu'elle découvre au moment même où elle l'abîme. Je ne me suis pas tellement questionnée sur ce que j'allais montrer et ne pas montrer. Mais plutôt quel était le regard de cette jeune femme sur elle-même. Qu'est-ce qu'elle ne peut pas s'empêcher de regarder ? Qu'est-ce qu'elle a peur de voir mais qu'elle voit quand même ? Qu'est-ce qu'elle décide de regarder en face ? Cela a peu dicté ma conduite… J'ai ainsi eu l'idée assez vite du cadre 1:37, à savoir me concentrer sur le corps et pas sur le décor.

J'adore les scènes de danse. On sent que ce sont parmi les seuls moments où l'héroïne se sent libre, hors de l'étau.
Pour moi, ces scènes sont très importantes. C'était une époque, en France, où la jeunesse se constituait pour la première fois en tant que corps social. Ça raconte le sujet parce que c'est une époque très particulière de notre histoire, où on sent et on devine cette espèce de révolution sexuelle qui pointe à l'horizon et où les interdits sont encore très forts. Cette proximité des corps qui se frôlent mais qui ne doivent pas se toucher, pour moi, ça raconte — et c'est le cœur du sujet — le désir. Ce qui était très beau, c'est qu'il y avait vraiment une parfaite entente quasi chorégraphique entre le chef opérateur Laurent Tangy et Anamaria Vartolomei. Je leur avais dit au début du film qu'ils devaient chercher à marcher du même pas et c'était très troublant parce que Laurent dansait réellement caméra à l'épaule autour d'Anamaria. Je ne sentais même plus sa caméra, mais son vertige.

Votre jeune actrice franco-roumaine, que l'on a pu voir dans La bonne épouse et L'échange des princesses, est vraiment épatante…
J'avais des critères très précis que j'avais donnés à ma directrice de casting. Je ne voulais pas rencontrer mille actrices. Cela n'aurait pas été possible. Je voulais une actrice très jeune qui a déjà un peu de métier. Au sens que le film est très technique. Je voulais la certitude que l'actrice que je choisirais ait l'idée de la caméra. La caméra est toujours là. Il faut pouvoir jouer de manière minimaliste en oubliant la caméra. Pour moi, le minimaliste, c'était la clé. Parce qu'on est si près d'elle qu'une actrice qui aurait joué trop, mais même juste, aurait rendu le film insupportable. Je voulais que tout soit intériorisé et Anamaria sait comment faire passer beaucoup d'émotions en faisant très peu. Je cherchais ma partenaire intellectuelle et Anamaria avait tout. Elle est arrivée au casting en me demandant de lui rendre des comptes ! C'est dingue, elle ressemblait déjà à Annie Ernaux !

Tout en étant unique, le film ne cache pas ses références, que ce soit à 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu ou Rosetta des frères Dardenne
Mon rapport à la cinéphilie fait que quand j'entame un sujet et que j'écris, il n'y a pas un mais mille films qui viennent. J'ai envoyé à Anamaria pour qu'elle se nourrisse de tous les films qui constituent un peu la galaxie d'écriture de cette histoire-là. De Rosetta, on a beaucoup parlé de ce regard qui est toujours tourné vers un point qu'elle voit à l'horizon et qui fait en sorte que personne ne pourra l'empêcher d'avancer. On a beaucoup parlé aussi de Sans toit ni loi qui est un film d'Agnès Varda que j'adore. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si Sandrine Bonnaire joue la mère. C'est un personnage qui choisit d'être libre, même à en mourir… De Girl de Lukas Dhont, on a parlé des différentes manières d'être femme dans la société, de ce que c'est de chercher sa place, d'être un transfuge. Et puis on a parlé du Fils de Saul. C'est comme une grande conversation nourrie de tout ce qui résonne. J'aime le cinéma, mais je n'ai jamais une référence. Je suis construite de tous les films que j'ai aimés.

Entrevue réalisée par Martin Gignac en janvier 2022 dans le cadre des Rendez-vous du cinéma français d'Unifrance.