5 mai 2023

Entrevue avec Lise Akoka et Romane Gueret (Les Pires)

Les pires, dans les salles du Québec le 5 mai 2023 (Fun Films)
Lise Akoka et Romane Gueret par Eric Dumont
Lauréat du prix Un certain regard au Festival de Cannes de 2022, Les pires est un magnifique premier long métrage de la part de Lise Akoka et de Romane Guéret, qui porte sur les aléas d’un tournage de cinéma dans une banlieue française. Rencontre avec ses cinéastes.

Vous pouvez me parler de votre parcours et de la genèse du projet ?
Lise Akoka : Avant de réaliser, nous étions toutes les deux directrices de casting et coachs d’enfants. Nous avons pratiqué le casting sauvage pendant plusieurs années tout en accompagnant des enfants sur les plateaux de tournage. Il s'agissait d'enfants qui n’avaient jamais demandé à devenir acteur et qui voyaient le cinéma débouler dans leur vie de façon un peu brutale. Ça faisait naître parfois des espoirs et des rêves… mais également des situations de rejet.

Le film est le prolongement de votre court métrage Chasse royale ?
L.A. : En effet. On avait envie de continuer cette réflexion avec le long métrage, d’interroger la responsabilité du cinéma, de cette profession vorace avec le réel qui se nourrit de la vie des gens, qui trouble subitement la vie d’un gamin et même d’un quartier.

Les enfants sont criants de vérité. Comment on arrive à soutirer de telles performances d’acteurs non professionnels ?
Romane Guéret : C’est lié au casting. On part sur un casting très long et exigeant. On revoit beaucoup les enfants. C’est une façon de faire attention à eux, d’être sûr et certain qu’on les fera tourner quand on dit qu’on les fera tourner. Une fois qu’on a eu ses coups de cœur, il y a l’exigence du texte. La méthode est différente selon les enfants, mais ce qui est commun, c’est qu’on leur demande d’apprendre leur texte parfaitement et après, une fois que c’est fait, on s’organise en fonction de chaque caractère, de chaque personnalité. C’est là-dedans qu’ils vont trouver leur liberté. Ensuite, on travaille en parlant beaucoup pendant la scène. On utilise des oreillettes qui permettent de ne jamais perdre l’énergie d’une scène, d’être toujours présent avec eux pour être certain qu’ils ne sortent pas de la scène ou qu’ils ne se regardent pas jouer. Ça permet aussi un lâcher-prise très fort chez eux. Tout ça fait qu’ils sont criants de vérité.

Qu’est-ce qui vous attire dans le monde de l’enfance ?
R.G. : Ce que raconte le film, c’est que l’enfance un peu cabossée et traumatisée existe dans toutes les classes sociales. C’est quelque chose d’un peu universel, qui nous touche certainement nous aussi dans notre enfant intérieur. En ce qui me concerne, c’est vraiment en faisant du casting sauvage d’enfants que je me suis passionné pour cette espèce de cinéma qui raconte un peu une génération qui pourrait rester comme le portrait réaliste de ce qu’est la jeunesse aujourd’hui. L’enfance est toujours très vivante chez moi, dans mon cœur et dans mon ventre. Je me sens encore un pied dans l’enfance.

C’est intéressant ce que vous dites sur la façon dont le septième art peut encapsuler le portrait de la jeunesse…
L.A. : Quand j’étais petite, ça m’arrivait d’être devant un film où il y avait des enfants et j’avais rarement l’impression qu’on montrait quelque chose de vrai, quelque chose de ma vie. Dans 99 % du temps, quand je voyais des enfants à l’écran, je me disais qu’ils étaient des adultes qui ont oublié et qui sont en train de raconter quelque chose qui ne me concerne pas. C’est comme si d’une certaine façon, j’avais envie de réparer ça. C’est une façon de rendre justice à la parole de l’enfant. J’ai envie qu’on puisse donner à voir la vie d’enfants telle qu’elle est et telle qu’on ne peut plus la regarder en étant adulte.

Les pires est également un long métrage sur le cinéma. Il y a toutes les séances de casting, de répétitions, etc. Il y avait un désir de fusionner fiction et documentaire ?
L.A. : À part cette première partie de casting au caméscope, on n’avait pas envie qu’on puisse penser que c’est un documentaire. On a fait ce film comme si c’était un film de fiction classique. Le film est très écrit, les enfants qui jouent sont des acteurs qui ont appris leur texte et qui ont travaillé pour arriver à un niveau d’interprétation. Après, c’est vrai que le film va de la vie vers le cinéma. Il part de quelque chose d’assez brute, assez documentaire, pour ouvrir le champ à quelque chose de plus fictionnel, de plus emphatique, de plus romanesque, de plus cinématographique. Donc pour laisser le champ à la fiction. Cela a du sens dans le propos du film qui est : « Comment on fait du cinéma à partir du réel ?» Le film a cette pulsation-là.

De quelles façons sentez-vous que ces jeunes comédiens obtiennent une sorte de rédemption et de réconciliation entre leur milieu et eux-mêmes grâce au pouvoir du cinéma ? Qu’est-ce que le cinéma peut leur apporter ?
L.A. : Ça peut leur apporter des choses à différents niveaux. C’est ce qu’on essaie de raconter à travers le film. Ce qui est beau, c’est qu’ils obtiennent la possibilité de se raconter au travers de personnages de fiction qui ne sont pas tout à fait eux-mêmes mais pas tout à fait un autre non plus. L’artiste sommeille en beaucoup de gens qui n’ont peut-être jamais dans leur vie l’opportunité d’exprimer cette partie-là d’eux. Le cinéma est un endroit privilégié pour exprimer ses émotions… Le jeu peut être cathartique pour eux : il y a quelque chose d’un peu thérapeutique. Ça peut aussi ouvrir des vocations. On peut être à l’aube de grandes carrières.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 16 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.
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