3 septembre 2018

Août 2018 selon Martin Gignac

Août 2018 selon Martin Gignac

Happy Hour (Ryûsuke Hamaguchi)
Chaque mois, Cinéfilic revient sur les films qui ont fait... le mois, justement. Une façon de conserver à jamais ces moments marquants, de ramener vers la lumière des images avant de les laisser s'engouffrer dans l'ombre des salles de cinéma et de notre mémoire.

Août a débuté et s'est conclu avec deux immenses opus cinématographiques. D'abord avec Happy Hour, la fresque de plus de cinq heures (!) de Ryûsuke Hamaguchi sur le quotidien parfois difficile de quatre amies. Une œuvre majeure et essentielle sur la condition humaine qui trônerait dans n'importe quel palmarès. Mais oserions-nous la mettre dans le nôtre pour un long métrage de 2015 qui vient seulement de prendre l'affiche en territoire francophone? Certainement! En espérant qu'on puisse découvrir la nouvelle création du réalisateur (Asako I & II) au prochain FNC...

Puis le mois s'est terminé en apothéose avec une version restaurée du classique Andrei Rublev d'Andreï Tarkovski. Tout a déjà été dit et écrit sur ce chef-d'œuvre, probablement le plus grand biopic et le meilleur second film de l'histoire du cinéma. Mais le redécouvrir sur grand écran est une joie incommensurable. Le cinéphile est à nouveau porté par la charge divine qui n'a toujours aucun équivalent, mais il peut palper encore davantage le génie plastique de son auteur et son talent de musicien. En effet, tout est musical dans ce sommet, alors que les éléments et le silence bercent l'ouïe comme jamais. On met quiconque au défi de trouver un son d'eau et de pluie aussi juste et profond (hors de son Solaris, évidemment).

Entre ces deux nirvanas, plusieurs titres de grande qualité se sont côtoyés, dont le plus foudroyant est certainement En guerre de Stéphane Brizé. Une déflagration sociale qui fait mal, alliant parfaitement son message nécessaire à sa forme souvent renversante.

Pour le reste, gardons seulement à l'esprit ces fulgurants instants de grâce...

- La fillette perdue du déchirant Eighth Grade.
- Le sentiment de liberté totale qui émane de Skate Kitchen.
- La finale bouleversante de BlacKkKlansman.
- Cette sensation d'être dans le feu de l'action en découvrant le documentaire This is Congo.
- La photographie à couper le souffle de Ciello.
- La danse de l'année, gracieuseté de Gaspard va au mariage.
- Les frissons hallucinants de The Crescent.
- Le bonheur de se plonger 1945, un surprenant drame hongrois que pratiquement personne n'a vu... car personne n'en a parlé lors de sa sortie en salle au Québec.

31 août 2018

★★★½ | En guerre

★★★½ | En guerre

Réalisé par Stéphane Brizé | Dans les salles du Québec le 31 août 2018 (MK2│Mile End)
Après une adaptation de Guy de Maupassant (Une vie), Stéphane Brizé livre avec En guerre une sorte de suite thématique à l'excellent La loi du marché. Nous retrouvons ici l'acteur fétiche du cinéaste (Vincent Lindon, une nouvelle fois excellent) et un thème social qui tourne autour de la difficulté du monde du travail. Cette fois, le personnage incarné par Lindon est un syndicaliste qui se bat pour faire respecter la parole de son employeur: maintenir l'usine en activité en échanges des efforts consentis depuis plusieurs années par les employés. Mais comme c'était déjà le cas avec La loi du marché, l'acteur baigne dans une illusion de réel orchestrée avec une justesse impressionnante par Brizé: l'alchimie entre l'acteur expérimenté et les non professionnels est parfaite, les dialogues très écrits sont d'une justesse constante, et la caméra, qui semble toujours à la recherche de son sujet et de son point, parvient à renforcer un peu plus cette illusion de prise sur le vif, sans excès de flous ou de bougé, pour un résultat que l'usage risqué (mais totalement convaincant) du format Scope rend encore plus bluffant.
De son côté, l'écriture est tout aussi remarquable. Nous avons déjà abordé les dialogues, mais le discours politique est tout aussi réussi. Loin de défoncer des portes ouvertes en offrant sur un plateau un discours militant sans nuance pour caresser la gauche dans le sens du poil (au risque de se mettre à dos des spectateurs aux idées plus neutres), Brizé apporte la nuance qui manque si souvent aux cinéastes politiques (les Dardenne par exemple, trop souvent!), essaie de comprendre les différents points de vue (ou du moins de les exposer) et ne condamne pas d'emblée et sans jugement ceux qui ne pensent pas comme lui. Le résultat touche au but en refusant de limiter son combat à celui des gentils (les ouvriers opprimés) contre les méchants (les patrons qui s'en mettent plein les poches). Bien évidemment, ses opinions politiques ne laissent planer au final aucun doute, mais Brizé a le mérite de prendre le temps d'exposer un avis plutôt que de vouloir uniquement prêcher à des convaincus.
Tout était donc réuni pour qu'En guerre soit une grande réussite... jusqu'à sa fin, véritablement consternante. Après avoir fait preuve de nuance tout au long du film, En guerre s'écroule totalement à l'occasion de l'ultime plan. Les qualités du films nous faisaient jusqu'ici oublier certaines faiblesse, notamment le caractère un peu trop parfait et pas assez complexe (presque trop christique) du personnage principal. En transformant son personnage en martyr, Brizé transforme en évidence une faiblesse qui parvenait à se faire discrète. Sera-t-elle suffisante pour faire a posteriori de l'ombre au film? Chacun jugera, mais une chose est sûre: il serait dommage de passer à côté des 105 premières minutes!

30 août 2018

★★★ | Nico, 1988

★★★ | Nico, 1988

Réalisé par Susanna Nicchiarelli | Dans les salles du Québec le 31 août 2018 (EyeSteelFilm)
En s’attardant sur les deux dernières années de la vie de Nico, la réalisatrice renverse consciemment l’attente créée par le format biopic. La chanteuse allemande, Christa Päffgen de son vrai nom, est alors loin de sa carrière de mannequin ou de sa collaboration avec The Velvet Underground. À la fin de sa quarantaine seulement, Nico voit déjà la fin et s’efforce d’être en paix avec un passé ultimement irréconciliable.
C’est pourtant sur des images d’enfance que Nicchiarelli ouvre son film : Christa, en Allemagne, voit au loin Berlin qui brûle. C’est la fin de la guerre qui n’annonce rien de bon. La thèse est placée : la chanteuse vit toujours dans l’appréhension, dans la peur de la souffrance à venir, mais c’est aussi cette impression qu’elle essaiera éternellement de recréer dans sa musique. Dans le film, Nico évoque même qu’elle n’aurait jamais été heureuse «alors qu’elle était belle», dans ce qu’on considérerait probablement comme ses meilleures années.
Formellement, Nico, 1988 prend la forme d’un road movie assez confus. Voyageant avec sa troupe pour une dernière tournée, les péripéties que la chanteuse rencontre ne forment pas, a priori, de ligne directrice. Le film ne tient seulement qu’à la présence de son personnage principal. Loin de vouloir l’élever au rang de mythe, Nicchiarelli la présente à son plus vulnérable et, souvent, à son plus détestable. Jouée avec abandon par Trine Dyrholm, qui réinterprète des morceaux de la chanteuse avec un mimétisme frappant, Nico est un personnage foncièrement antipathique.
L’ensemble prend en quelque sorte une forme épisodique dont l’intérêt varie grandement. Le tempérament imprévisible du personnage principal est souvent exploré sans toutefois arriver à un résultat probant. Les scènes de crises deviennent rapidement répétitives et, sans ligne directrice pour les soutenir, mènent rapidement nulle part. Le film prend un peu de forme alors que Nico commence à renouer avec son fils, mais le point narratif, même s’il apporte de beaux moments, est trop peu approfondi pour prendre complètement forme.
Malgré son caractère confus, Nico, 1988 réussit en tant que portrait impressionniste de son personnage. Nicchiarelli évite les poncifs structurels des biopics. Il n’y a pas, dans son film, d'ascension vers la gloire avant la descente dans l’oubli. Lorsque, dans des flash-backs, Nico est présentée à son sommet, c’est à partir d’images filmées par Jonas Mekas. L’avant-gardiste filmait déjà le présent comme un souvenir éphémère. Nicchiarelli dans son film fait un contrepoint à l’histoire qui tend à différencier la chanteuse lors de sa gloire et après celle-ci. Le film ne s’attarde que sur la fin de sa vie mais démontre que dans toute celle-ci, Nico était une figure tragique qui imposait l’admiration malgré l’antipathie qu’elle inspirait.

22 août 2018

★★★½ | Skate Kitchen

★★★½ | Skate Kitchen

Réalisé par Crystal Moselle | Dans les salles du Québec le 24 août 2018 (Métropole Films)
Pour la troisième année consécutive (après American Honey en 2016 et The Florida Project en 2017), les États-Unis nous offrent un magnifique portrait cinématographique d’une frange de sa jeunesse (terme large qui va de l’enfance au début de l’âge adulte). Cette année, Crystal Moselle s'intéresse avec Skate Kitchen à de jeunes skateuses new-yorkaises. En quelques plans, la cinéaste nous présente une jeune adulte (Superbe Rachelle Vinberg, une des nombreuses révélations du film) et nous la rend tout de suite familière. La caméra semble l’aimer, avoir envie de la suivre, sans pour autant l’étouffer. Elle nous fait vivre sa jeunesse, sa maladresse et une détermination que ne parvient pas à étouffer sa timidité. Ainsi, le plus naturellement du monde, sans plus d’explications, nous partageons le quotidien de cette jeune femme, comprenons sa relation avec une mère un peu trop protectrice, son envie de partager sa passion pour le skate avec des amies de son âge, mais également, de manière plus générale, son désir de liberté.
Le reste du développement narratif suit cette même logique. Qu’il s’agisse de l’évolution de ses relations avec ses amies (puis ses amis), avec sa mère, ou de sa situation sentimentale et sociale (travail, logement, etc.), Crystal Moselle préfère nous faire ressentir les enjeux et les sentiments avec un minimum de mots. Elle s’appuie surtout sur l’image (et à travers elle, sur l’interaction des êtres et le déplacement des corps), mais également sur les ambiances sonores de la ville (particulièrement bien restituées) ou sur sa bande-son extra-diégétique on ne peut plus efficace.
Au final, Skate kitchen est le portrait d’une jeune femme qui doit trouver le moyen de découvrir l’indépendance, la liberté mais aussi, à travers elles, une vie pas forcément rêvée ou idéalisée. Par le biais d’une passion pour le skate, c’est donc avant tout le portrait d’une adolescente qui cherche à devenir femme, en tâtonnant un peu… mais en refusant également de se laisser aveugler par des illusions.
Skate Kitchen confirme aussi, après le très remarqué The Wolfpack, le talent de Crystal Moselle, dont la justesse du regard, la sobriété de l’écriture et la capacité à exprimer des sentiments forts par l’image en font d’emblée une cinéaste à suivre de plus en plus près!

16 août 2018

★★½ | Wall (Le mur)

★★½ | Wall (Le mur)

Réalisé par Cam Christiansen | Dans les salles du Québec le 17 août 2018 (ONF)
Documentaire d’animation réalisé par Cam Christiansen, Wall suit le parcours (physique et réflexif) de l’écrivain et dramaturge David Hare (The Hours, The Reader) qui le mènera au Moyen-orient. Sur un chemin de croix, le réalisateur accompagne son sujet alors qu’il se questionne sur la construction du mur qui sépare Israël des territoires palestiniens. Au fil de rencontres et de ses propres réflexions, Hare tentera lui-même de déterminer la légitimité du mur. Qualifié de mur de la honte par certains ou de barrière de sécurité par d’autres, les conséquences reliées à sa construction se font toujours sentir. Si le film frappe par la pertinence de son sujet ainsi que par la narration mélancolique de Hare, l’animation (pourtant réussie) ne sert pas vraiment son propos.
L’utilisation d’un noir et blanc très contrasté ajoute à la tension dramatique qui est palpable. Cependant, on ne peut s’empêcher de remarquer une distance entre la voix des sujets et leur représentation à l’écran, surtout dans la représentation des corps et des visages. L’animation leur donne des traits réalistes mais il y a toutefois un manque de finesse pour les détails (expressions et mouvement). Ce choix artistique est peut-être intentionnel de la part du réalisateur. Ainsi, lorsque le personnage animé d’Hare (ou un des sujets interrogés) s’exprime à l’écran, les nuances et richesses des expressions humaines ne sont pas magnifiées par les dessins. Sans dénigrer les techniques d’animation privilégiées par Christiansen, une certaine austérité (quasi-robotique) se dégage de l’ensemble. De plus, cette froideur de l’image entre en contraste avec la voix envoûtante du narrateur (David Hare). La représentation des corps et des visages aurait gagné à être plus impressionniste comme lorsqu’il est question des villes et les paysages affectés par le mur.
On pourra également questionner la notion de l’homme occidental fasciné par le Moyen-Orient qui se rend en zone de conflit afin de commenter la situation. D’ailleurs, le phénomène est abordé très tôt par le narrateur sans être réellement approfondi. Toutefois, les témoignages d’amis et de connaissance de l’écrivain apportent une profondeur nécessaire aux propos véhiculés par Hare. Les avis divergents et nuancés sur la construction du mur (autant du côté israélien que du côté palestinien) nous permettent de constater la complexité de la situation. Malgré les opinions fortes du narrateur et des intervenants, le film n'impose aucune réponse. Il s’agit probablement de l’une de ses plus belles qualités.