14 novembre 2011

Entrevue avec Cedric Kahn (réalisateur d’Une vie meilleure)

Nous avons eu le plaisir de rencontrer Cédric Kahn à l’occasion de la sortie imminente d’Une vie meilleure (présenté à Cinemania et dans les salles du Québec le 18 novembre, lire notre minicritique). Lors de cette entrevue, le réalisateur nous a parlé de tragédie, d’écriture, de son rapport à la mise en scène, de Guillaume Canet… et du Canada, où se déroule la dernière partie du film.

Une vie meilleure est un film à la fois social et familial. Lequel des deux thèmes est venu en premier?
Ce sont deux thèmes joints que j’ai en tête depuis longtemps. L’idée est venue d’en faire une seule histoire, mais le premier jet était sur des gens qui essaient vraiment de sortir de leur condition sociale. Ils sont pris par une sorte de fatum car ils n’ont pas de possibilité. Le piège de la pauvreté se referme sur eux, mais comme il n’était pas question pour moi de laisser ces personnages dans cette panade, je voulais leur offrir la possibilité d’une rédemption, d’un sursaut. Ce qui pour moi pouvait sauver le personnage principal était l’attachement qu’il pouvait avoir envers ce garçon qui n’est pas le sien. J’ai en tête ce thème depuis longtemps : raconter le lien entre un beau-père et un beau-fils, entre un adulte et un enfant qui n’ont pas de liens de sang mais qui vont s’inventer un lien. L’idée principale pour moi est que l’adulte pense sauver l’enfant, mais en fait il se sauve lui-même dans cette relation.

Le travail d’écriture est particulièrement intéressant. Le film fonctionne par petites touches, par instants de vie…
Par actes, oui…

Il y a beaucoup d’ellipses, très peu de dialogues explicatifs. Pourquoi avez-vous fait le choix de ce type de narration?
Parce que ce n’est pas un film psychologique. Le film est construit comme une tragédie et pas comme un drame justement. Dans le drame, ce sont les personnages qui construisent leur propre malheur, alors que dans la tragédie, ce sont les circonstances. C’est quelque chose d’inéluctable. Ça se passe donc de mots. C’est une suite de décisions motivées par des raisons économiques de survie qui font que les choses vont avancer dans le mauvais sens. Mais comme les personnages ne se résignent pas, il vont avoir un sursaut, qui va venir de la dernière étape de la tragédie : la menace sur l’enfant (…). Avec ce sursaut, il va abandonner son rêve d’entrepreneur, il va abandonner son rêve de petit garçon. Il va devenir un homme, et il va devenir un père. En ce sens, pour moi, c’est une histoire très positive. Les gens peuvent voir cette histoire comme une descente aux enfers, mais pour moi, c’est la transformation d’un adolescent pas terminé en homme. (…)

Les dialogues étaient-ils écrits? Je pense par exemple à la scène de la pêche… Comment avez-vous travaillé?
Les scènes sont très écrites, y compris les scènes avec l’enfant. Par contre, j’ai laissé la possibilité aux situations de déraper. Il y avait une scène écrite dans laquelle Guillaume (Canet, ndlr) apprenait au garçon à pêcher… sauf que le petit garçon ne l’a pas joué comme ça! Il a eu peur du poisson… Souvent, avec l’enfant, j’ai laissé les scènes se développer en dehors du scénario.

On sent que l’enfant n’est pas un enfant acteur…
C’est pour ça que je l’ai choisi. Sa personnalité était plus forte que son envie de jouer.

N’avez-vous pas eu peur de partir dans cette aventure avec un gamin qui paraît imprévisible?
Non, car l’histoire est assez limpide et solide pour supporter ça. Au contraire, je voulais qu’il soit une sorte d’électron libre. Et ce qu’il apporte à l’histoire n’empêche pas l’histoire d’avancer. Comme c’est une tragédie et qu’elle est inéluctable, que les étapes s’enchaînent de matière presque mathématique, les digressions que pouvaient amener l’enfant étaient comme des respirations, des possibilités de ramener de l’espérance, de la vie, de la joie.

Cela doit induire un travail particulier de la part du cadreur, car on a l’impression que ça peut partir dans tous les sens. Votre cadreur est-il votre chef opérateur?
Oui.

C’est donc Pascal Marti, avec qui vous avez déjà travaillé. Pour ce film là, avec cette part de liberté qu’il peut y avoir, était-ce important de travailler avec lui, que vous connaissiez déjà?
Je l’aurais imposé à n’importe qui. Je travaille avec lui car dans cette contrainte de liberté, il arrive à soigner l’image.

C’est vrai que le cadre est superbe, la photo est superbe…
C’est donc une improvisation extrêmement travaillée, sinon, on n’arrive pas à ce résultat là. Il y a aussi beaucoup de scènes que je cadre moi-même… dans ce cas, je fais ce que je veux!

Et lorsqu’il cadre, êtes-vous à côté de lui?
Je ne suis pas loin du tout! Ça m’arrive même de donner un coup dans la caméra… mais bon, les comédiens adultes ont tout de même un trajet très précis. Ce sont des accidents assez contrôlés, voire mis en scène par moment.

Je parlais de liberté…
J’ai besoin de cette liberté pour travailler.

Ça m’entraîne sur le chemin du documentaire. Ce n’est pas un film documentaire, mais…
Non, mais il y a une approche documentaire, que je revendique!

Le squat est un vrai squat, avec ses vrais habitants, les scènes tournées à Saint-Denis respirent la vraie vie…
Ce qui comme ça paraît simple, mais quand vous balancez une équipe de cinéma avec un steadycam, un acteur aussi connu que Guillaume Canet dans une rue de Saint-Denis, ce n’est pas simple du tout.

C’est vrai qu’à aucun moment on ne voit ce côté fabriqué…
On ne sent pas la caméra. C’était le but.

J’imagine (rire).
Mais c’est compliqué!

Ça se voit rarement, en fait, à ce point là.
C’est très compliqué à mettre en place, pour arriver à cette simplicité. Pour arriver à ce naturel, en fait, ce n’est pas du tout naturel!

L’idée d’avoir cette approche semi documentaire vous est venue au moment de l’écriture?
Oui, car c’est la même démarche que j’ai eue en choisissant le sujet, en écrivant le scénario. C’est une démarche globale. (…) Je cherche cette matière au cinéma. Ça commence par l’écriture, très documentée, confrontée à des gens qui ont vécu des choses. Dans la continuité de ça, il me semble logique de faire jouer quelques personnages à des gens de la vie réelle, que les figurants vivent vraiment dans les lieux, qu’ils ne soient pas emmenés par bus!. Je pense que toute cette base aide les acteurs à construire leurs personnages. Un acteur peut moins tricher quand il est dans un tel contexte.

J’ai été assez surpris par Guillaume Canet. On n’a pas trop l’habitude de le voir dans ce genre de rôle. Quand l’avez-vous intégré au projet? Et pourquoi lui?
En fait, le pari m’a paru intéressant. Ce n’était pas évident car il est loin de cet univers. Il est associé au succès, à la facilité, à la classe moyenne aisée. En le rencontrant, j’ai trouvé que c’était un garçon plus rugueux, plus cassé par la vie que ce qu’il avait déjà montré au cinéma. Mais ce qui m’a vraiment convaincu, c’est sa part d’enfance. Je ne sais pas s’il le prendrait mal s’il entendait ça, mais c’est un adulte pas terminé… l’enfant est encore très présent chez lui. Tout à coup, quand j’ai imaginé les scènes entre l’enfant et lui, j’ai pensé qu’il pourrait y avoir quelque chose d’assez magique.

On a aussi l’impression qu’il se laisse plus aller à la violence dans votre film…
Je pense que c’est la première fois dans un film qu’il s’autorise à montrer les mauvais côtés de lui : sa colère, sa rage. Il accepte aussi d’avoir des rapports brutaux avec l’enfant, qui sont justifiés par le scénario, car dans des situations extrêmes comme ça, on perd les pédales. Je pense que ce contexte lui a permis d’aller chercher des choses qu’il n’osait pas exprimer dans d’autres films. Finalement, on lui a demandé jusqu’à maintenant de coller à la figure du gendre idéal. Mais c’est aussi tombé à un moment où il avait envie d’aller chercher d’autre chose. J’ai senti ça et je me suis dis que c’était intéressant pour un acteur de faire quelque chose de nouveau.

Vous avez fait le film après le succès des Petits mouchoirs?
Oui, juste après. C’est un paradoxe. Il sortait d’un film qui a fait des millions et des millions d’entrées, qui a eu un succès énorme, qui lui a donné un nouveau statut dans le cinéma français, et il s’est retrouvé dans un tournage en plein hiver, dans des lieux arides, avec un enfant qui n’avait jamais joué. Je pense qu’il a vécu un choc entre le succès de son film et mon tournage, mais il l’a voulu. Il a voulu très très fort faire ce film. Il a fait des efforts financiers pour le faire, il a consacré beaucoup de temps, avec un emploi du temps compliqué. Je ne peux pas parler pour lui, mais je crois qu’il avait quelque chose à prouver en faisant ce film.

(…)

Et pourquoi avoir choisi de situer la dernière partie du film au Canada?
Ça aurait aussi pu être l’Australie ou un pays d’Europe du Nord. Il fallait un pays où on puisse croire qu’ils pouvaient reprendre leurs vies à zéro.

C’est vrai qu’en France, le Québec est un peu vu comme un Eldorado…
Ça reste, dans l’inconscient collective, un pays de possibles. Je pense qu’il y a des raisons objectives à ça : il y a de la place, c’est un pays qui traite bien ses étrangers, il y a du travail, une couverture sociale correcte. Il y a aussi des raisons fantasmatiques: les grands espaces, les paysages, cette forme d’exotisme. Il y a des immigrés de tous les pays, y compris du Moyen-Orient, du Maghreb… je pense que pour une fille libanaise comme dans mon film, c’est encore plus attirant… mais ça aurait pu être l’Australie, qui fonctionne de la même manière dans l’inconscient collectif!

Entrevue réalisée par Jean-Marie Lanlo à Montréal le 3 novembre 2011
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