20 mai 2012

Entrevue avec Nadine Labaki (réalisatrice du film Et maintenant, on va où?)

Nous avons eu l’immense plaisir de rencontrer la réalisatrice et actrice libanaise Nadine Labaki, dont le dernier film (Et maintenant, on va où?, lire notre critique), projeté l’an dernier à Cannes, prendra l’affiche au Québec le 25 mai 2012. Elle nous y parle du Liban déchiré par le communautarisme religieux, des guerres fratricides, du rôle que peuvent jouer les femmes… et de sa croyance en un monde meilleur!

Avant de parler du film, j’aimerais qu’on parle un peu de vous et du Liban. Vous êtes née quand la guerre a éclaté. Celle-ci a pris fin lorsque vous aviez une quinzaine d’années. Quand votre sentiment d’appartenance à une nation est-elle devenue plus importante que votre sentiment d’appartenance à une religion?
Je l’ai toujours senti comme ça. J’ai toujours été chrétienne, mais ne l’ai jamais revendiqué. Je suis libanaise avant d’être chrétienne. Et c’est de ça que je parle dans le film: cette culture d’appartenance que tout le monde a. Mais c’est notre plus gros problème. On appartient malheureusement plus à un groupe, une religion, un parti ou une cause qu’à une nation.

Actuellement, la guerre est terminée depuis plus de vingt ans. Continue-t-on à ressentir au Liban ce déchirement, ce tiraillement? Y-a-t-il encore une inquiétude sur une nouvelle possibilité de rupture?
On a réussi à vivre plus de vingt ans en paix. J’avais cru que c’était possible et je n’aurais jamais imaginé que les Libanais reprennent un jour les armes contre eux-mêmes, jusqu’en 2008. Il y a alors eu des problèmes entre deux partis politiques opposés représentant deux religions différentes. Du jour au lendemain... en fait, plutôt d’une heure à l’autre, les gens se sont retrouvés dans la rue avec des armes et ils ont recommencé à se tirer dessus. Heureusement, cela n’a duré que quelques semaines. (...) L’absurdité de la situation, c’est que cela implique des gens qui habitent dans un même quartier, un même immeuble. Ils ont mangé sur la même table, leurs enfants vont à la même école... et du jour au lendemain il peut se passer ça! C’est l’absurdité de cette situation qui m’a conduite à écrire ce film. Comment peut-on avoir réussi à vivre toute cette période de paix et être capable, d’une heure à l’autre, de reprendre les armes? Pour moi, cette paix est d'apparence et les déchirures sont possibles. (...) Mais je pense que ce n’est pas qu’un problème libanais, entre chrétiens et musulmans, mais entre les humains en général. On est capables de s'entre-tuer pour un oui ou pour un non.

Le film n’est pas daté. On imagine qu’il se passe peu de temps après la guerre... mais il pourrait aussi bien se dérouler maintenant ou demain?
Et ça pourrait être ici, ça pourrait être autre part, ça pourrait être au Liban ou ailleurs.

Nous en avons parlé indirectement, mais pourriez-vous nous dire en quelques mots de quoi parle le film?
C’est l’histoire d’un village qui se situe on ne sait pas où, on ne sait pas quand, et dans lequel les femmes vont tout faire pour empêcher les hommes de s’entre-tuer.

Vous faites le choix d’un film peu réaliste, où les situations sont improbables. On est un peu dans un conte. Qu’est-ce qui a motivé ce choix?
J’essaie d’être aussi innocente que possible dans ce que je propose. C’est à dire que j’essaie de regarder la vie ou les choses comme les regarderait un enfant. C’est pour ça que j’ai envie de raconter une histoire comme si c’était vraiment un conte pour enfants, dans le sens où je parle de valeurs en général, du mal en général, des guerres en général. Je n’ai pas du tout envie de me référer à une guerre, une période, une situation géopolitique spécifique. Je veux parler du mal en général, du conflit en général. Et comme je l’ai dit, ce n’est pas une guerre de chrétiens contre des musulmans, mais une guerre qui aurait pu se passer entre deux races, entre deux frères, entre deux voisins, entre deux familles. Je parle de la guerre fratricide. C’est ça le plus important pour moi.

Dans le même ordre d’idée de refus de réalisme, il y a dans le film des scènes musicales, des scènes plus légères. On a même l’impression que vous cherchez à faire un cinéma populaire, alors que vous jouissez pourtant d’une belle reconnaissance en festivals. En général, cinéma de festival et cinéma populaire sont assez différents.
Oui, mais je me dis : pourquoi un film populaire ne pourrait pas avoir la qualité d’un film d’auteur? Je ne comprends pas la raison. (...) Un film peut avoir toutes les qualités d’un film d’auteur (mise en scène, lumière, direction d’acteurs) et toucher beaucoup de gens parce qu’il parle de nature humaine. Pourquoi être « prise de tête » ou inaccessible? Je ne fais pas les films pour moi. À travers mes films, j’essaie de faire de la politique, j’essaie de changer ce monde, même si ça peut sembler naïf et innocent! Je veux m’adresser au plus de gens possible. Je ne veux pas être cloîtrée dans une cage de films pour les intellectuels. Mais je ne suis pas non plus intéressée uniquement par le divertissement. J’ai envie de divertir en disant quelque chose qui compte. C’est très difficile de faire des films au Liban. Autant m’adresser alors au plus grand nombre de gens possible.

Dans le film, les personnes qui essaient de changer le monde sont les femmes. Elles sont vues comme pacifistes alors que les hommes sont plus belliqueux. Est-ce que cela correspond à une réalité?
Non, ça ne correspond pas à une réalité. Mais malheureusement, à travers l’histoire, ce sont toujours les hommes qui ont pris les armes. Et les femmes sont toujours restées derrière avec les conséquences. Ça ne veut pas dire que les hommes sont des méchants et les femmes sont des gentilles, ça serait trop simple de dire les choses de cette manière. Mais parfois, il faut exagérer. On ne peut pas oublier que c’est un film qui vient d’une mère libanaise qui en a marre de vivre cette situation. Parfois, on a besoin de dire les choses comme elles sont, de dire « arrêter vos conneries », tout simplement. Cette femme qui gueule sur les hommes dans le café, ce n’est pas Amale, mais c’est vraiment moi. Malheureusement, je suis désolée mais c’est comme ça. Quand je regarde toutes ces femmes autour de moi, dans ma famille, qui portent du noir jusqu’à maintenant, une trentaine d’années plus tard, qui ont perdu des enfants de manière complètement atroce durant la guerre, et pour rien car on est revenu au même point (...), j’ai envie de dire « il y en a marre ». Je ne veux pas me retrouver dans cette situation, surtout depuis que je suis devenu mère. Ça m’obsède, je les regarde, et je me demande comment elles font pour continuer à vivre, pour sourire, pour manger... d’où elles ont cette force?

Vous croyez que la femme peut jouer un rôle?
Oui, évidemment! Je parle des femmes car je suis consciente de nos responsabilités, de ma responsabilité. Si cette société réagit ainsi, je dois réagir. Le monde ne va pas bien et ce n’est pas qu’à cause des hommes. Si les femmes prennent conscience de leur rôle, on pourra peut-être arriver à quelque chose. J’ai envie de partager ce point de vue et de dire « Et si on décidait de faire quelque chose? ».

Parce qu’en même temps, dans le film, les femmes prennent les devants, agissent, mais leur action est à très court terme. La fin du film, qui lui donne d’ailleurs son titre, c’est...
On est revenu au point zéro!

Oui, tout à fait!
Je ne prétends pas dire que j’ai trouvé la solution. (...) Mais je veux proposer une autre manière de réfléchir. Explorons une autre manière de réfléchir ensemble et voyons ce que ça donne.

Entre l’idéalisme un peu pacifiste et le conflit physique, il y a la solution politique, c’est à dire l’échange d’idées et le compromis. Vous ne croyez plus en cette solution?
Je crois à tout. Il peut y avoir des solutions politiques, il peut y avoir des solutions qui viennent à travers les artistes, la culture, les changements de comportements de chacun de nous... J’y crois! Je suis idéaliste. Dans la vie, personne ne m’écouterait parce que je ne fais pas de discours politiques. Mais à travers un film, on peut peut-être m’écouter. Si chacun de nous peut prendre conscience de son pouvoir, je veux croire en un monde meilleur. (...)

Vous parlez d’un conflit intérieur, dans un village. Mais le conflit naît de la situation extérieure. On aura beau régler le problème intérieur, le danger restera toujours là!
Oui... c’est de ça aussi que je parle. (...) Je n’arrive pas à décoder comment on réfléchit, comment tu peux partager beaucoup de choses avec une personne et te retourner contre elle juste parce que tu entends quelque chose. C’est ça le danger: l’extérieur a beaucoup d’influence sur l’intérieur, jusqu’à maintenant. Par exemple, au Liban, on se fait la guerre parce que certains sont pro gouvernement syrien et d’autres sont contre. On s’entre-tue à cause de ça!

Pour conclure, nous allons un peu nous éloigner du film! Vos deux films se passent au Liban, votre cinéma est internationalement reconnu. Avez-vous eu des propositions pour faire des films ailleurs?
Oui, j’en ai eu, mais elles ne m’ont pas convaincue. Mes films doivent rester proches de ce que je sais raconter. Parfois je me dis que je suis peut-être folle de refuser certaines propositions, mais je pense que je ne réussirai pas.

Vous disiez tout à l’heure que votre film se déroule dans un pays et à une époque indéterminés... Faire un film dans une autre langue, dans un autre pays, ne serait-il pas un moyen de prendre plus de distance, d’aller vers plus d’universalité?
J’en suis consciente. Si j’arrive à faire un film dans une autre langue, j’aurais une exposition plus grande, mais il faut qu’il y ait une excuse pour le faire, le bon sujet. Il faut que je sache manier la langue, les codes, la culture... et ça me préoccupe. Il faut voir. Je ne suis pas complètement contre, mais il faut qu’il y ait une bonne raison de le faire. Mais j’y réfléchis, je ne vous le cache pas!
Entrevue réalisée par Jean-Marie Lanlo à Montréal le 3 mai 2012
SHARE