23 septembre 2012

Entrevue avec Anaïs Barbeau-Lavalette (réalisatrice d’ Inch’Allah)

Nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Anaïs Barbeau-Lavalette, dont le film Inch’Allah, qui raconte l’histoire d’une jeune obstétricienne québécoise travaillant dans les camps de réfugiés palestiniens tout en logeant en Israël, sort dans les salles du Québec le 28 septembre 2012.

Vous avez commencé votre carrière de réalisatrice il y a un peu plus de dix ans maintenant, en faisant des documentaires. Vous en êtes maintenant à votre deuxième long métrage de fiction. Est-ce que vous envisagez de vous tourner de plus en plus vers la fiction, ou de continuer à passer de l’un à l’autre?
J’aime vraiment l’alliance documentaire-fiction... avec l’écriture aussi, qui s’est ajoutée dernièrement. Pour moi, les deux se nourrissent et se complètent. Par exemple, avant mes deux longs métrages de fiction, j’avais tourné des documentaires sur des sujets similaires. Cela ne veut pas dire que c’est une trajectoire obligatoire, mais je trouve que l’un nourrit l’autre.

Lorsque vous avez une idée de fiction, vous commencez par aborder le sujet par l’intermédiaire du documentaire, ou est-ce qu’au contraire, un documentaire peut vous donner envie de faire une fiction?
Pour l’instant, c’est plutôt la deuxième réponse. Mais cela ne veut pas dire que l’inverse ne soit pas possible. Le documentaire est quelque chose dans lequel on peut plonger plus vite, donc pour l’instant, j’ai plus exploré des terrains en les filmant de façon documentaire avant de rassembler les éléments forts qui pouvaient à mes yeux constituer une histoire, pour ensuite les plonger dans la fiction.

Vos deux films de fiction, même si votre première fiction se déroule à Montréal, se déroulent dans des lieux qu’on a pas l’habitude de côtoyer tous les jours. Vos documentaires sont presque des repérages avant la fiction?
Oui, l’appréhension du réel, les lieux...

Les gens aussi...
Oui, les gens... Je me rappelle, pour Le ring, je savais exactement ce qu’il y avait dans les frigos de ces personnes. Ce n’est peut-être pas important pour une fiction, mais ça me donne une emprise sur le réel. Et ça me rassure, tout en me donnant une légitimité.

Je reste un peu sur le même sujet en me rapprochant d’Inch’Allah. Vous aviez fait un documentaire autour d’Incendies (Se souvenir des cendres), qui a été filmé dans un camp de réfugiés palestiniens en Jordanie. Vous aviez déjà l’idée d'Inch’Allah à ce moment-là, ou c’est venu pendant le tournage?
En fait, j’avais Inch’Allah sur les rails depuis un moment, et micro_scope, mon producteur, est aussi celui d’Incendies. En prévision du tournage d’Inch’Allah, ils m’ont invitée à faire le documentaire sur Incendies, car on envisageait de tourner en Jordanie. C’était un peu pour préparer le terrain.

Mais en plus, vous connaissiez déjà bien la Palestine. Vous y avez vécu... pouvez-vous nous en dire un peu plus?
J’ai vécu en Israël et en Palestine. Pour être plus juste, j’ai fait plusieurs voyages à partir de 2002. J’y suis allée plusieurs fois, et j’ai aussi étudié à l’université en politique... et j’ai appris la langue.

En Palestine? Il y a des universités?
Oui, près de Ramallah. Il y a quelques bonnes universités. Et donc, j’ai fait des rencontres, je me suis fait des amis, puis à un moment donné, je me suis demandé ce que j’allais faire avec tout ça... alors je me suis plongé dans l’écriture du scénario, et ensuite j’ai fait d’autres voyages pour approfondir le scénario.

Mais par contre, tout comme Incendies, le film a été tourné en Jordanie?
Principalement.

Ce n’était pas possible de tourner en Cisjordanie? Pour des raisons de sécurité peut-être?
En fait, on a aussi tourné un peu en Israël et en Cisjordanie, mais c’était beaucoup plus simple de tourner en Jordanie. On a évalué tout ça, mais on a finalement décidé de reconstruire la Palestine en Jordanie... reconstruire le mur, les check-points! Donc oui, 90% du film est tourné en Jordanie, mais dans les camps de réfugiés palestinien. 60% de la population Jordanienne est palestinienne.

Vous parlez des check-points et du mur... et donc de cette décharge qui se trouve à côté. Ce sont des éléments un peu périphériques, mais qui m’ont beaucoup plu dans le film. Ce sont des reconstitutions... y avez-vous ajouté des petits éléments de fiction ou sont-ils vraiment représentatifs de la réalité?
Oui, tout cela existe. J’ai vu en Cisjordanie des décharges qui jonchent le mur comme ça. Ce sont les déchets des colons qui se retrouvent là, et qui deviennent un peu la richesse des Palestiniens. (...) Il y a quelques chose d’un peu paradoxal. J’ai joué un peu avec ça, avec les enfants qui trouvent des revues pornos en hébreux...

Parlons un peu du personnage que joue Evelyne Brochu, et qui fait un choix critiquable. C’est assez étonnant car au début du film, on a un peu l’impression qu’elle est votre alter ego. Comment vous jugé cette Chloé? La comprenez-vous?
J’ai voulu rapprocher la guerre de nous, occidentaux, qui en sommes loin. On la voit toujours un peu de la même façon. J’avais envie de dire qu’elle n’appartient pas juste aux autres. Et quand on est plongé dedans, elle peut nous avaler, nous faire perdre nos repères ou nous faire perdre pied. C’est ce qui se passe pour Chloé. Elle a des gestes terribles, des gestes guerriers... mais c’est justement l’horreur de la guerre, dans le sens où les gestes ne sont pas toujours raisonnés. Et ce n’est pas parce qu’il sont monstrueux qu’ils ne peuvent appartenir qu’aux autres et qu’on est immunisé de ces dérives. Pour moi, la guerre, c’est ça! C’est pour ça que je mets en scène un personnage a priori apolitique. Elle est médecin sans frontière, elle arrive là, se retrouve dans un triangle amical qui devrait pouvoir survivre. Mais dans ce contexte, il explose. Et Chloé, qui est en équilibre entre un pays et l’autre, va sombrer d’un côté. Pas parce qu’elle choisit ce côté, mais parce que la guerre la happe. Elle n’est pas plus à l’abri de ça que nous ou nos proches. J’ai voulu qu’on puisse s’identifier à elle et qu’on puisse se dire “J’aurai pu sombrer moi aussi”. Mais ce n’est pas un choix partisan... ce n’est d’ailleurs pas un choix du tout. C’est la grandeur et l’absurdité de la guerre qui fait qu’on peut basculer de cette façon-là.

Justement, nous, spectateurs, avons du mal à le concevoir. Tant qu’on n’a pas vécu ce genre de situation, c’est très difficile de l’imaginer. Mais vous, qui avez vécu là-bas, avez-vous eu des doutes, avez-vous eu peur?
Je ne me suis pas rendue là.

Vous n’êtes pas restée assez longtemps peut-être.
Et je n’ai pas eu les mêmes fêlures que le personnage de Chloé. Lorsqu’elle voit un enfant mourir, sa carapace d’objectivité perce et ne sera jamais réparée. Moi, je n’ai pas connu ça. J’ai été confrontée à certains événements difficiles, mais ce n’est pas ma trajectoire. Mais je sais que cela existe. Il y a étonnamment beaucoup de femmes occidentales, à qui a priori le conflit n’appartient pas du tout, qui sont en ce moment en prison parce qu’elles ont, d’un côté comme de l’autre, participé à quelque chose d’illicite. Donc, je n’invente pas ça. Ça nous semble impensable, mais c’est ce qui peut arriver quand on est avalé par un conflit.

Ce sont surtout les femmes qui sont sujettes à...
Disons que je me suis surtout intéressée aux femmes. Mais il doit y avoir des hommes aussi en fait. Mais c’est surprenant de penser qu’il y a des femmes. Ce sont des choses tellement violentes, alors que la femme a a priori quelque chose de doux ou de protecteur. (...)

Parmi les éléments déclencheurs, vous parliez de la mort d’un enfant, qui est un élément moteur du récit. Au delà de ça, l’enfance est très présente dans le film. Dans Le ring, l’enfant était le personnage central. C’est un hasard cette double présence de l’enfance?
Non, pour plusieurs raisons. Un enfant est une promesse d’avenir... j’aime la présence d’enfants au cinéma comme en littérature. La présence des enfants amène de la lumière qui est essentielle...

Mais en même temps, de la douleur aussi...
Aussi de la douleur, effectivement.

Ils vivent des situations pas très joyeuses...
Et qui sont à l’inverse de ce que devrait être l’enfance. Mais en même temps, le personnage de Safi (le petit frère de l’amie palestinienne de Chloé, ndlr) est essentiel, et il est là depuis le début. Moi-même, quand je voyage, j’ai une sensibilité particulière pour la résistance et la résilience qu’offrent l’enfance et des personnages comme Safi. Je voulais qu’il soit présent dans mon film pour ça aussi. C’est comme une ouverture poétique et lumineuse qui ponctue le récit.

Je continue à faire la passerelle entre vos deux films, qui sont reliés par cinq ans et un peu moins de 10.000 kilomètres. Mais il y a de grosses similitudes au niveau du thème, même si ce n’est pas à la même échelle: des personnes qui vivent une situation douloureuse, avec, tout près d’eux, d’autres personnes qui n’imaginent peut-être même pas cette souffrance. (...) Ce contraste au sein d’un même secteur géographique, c’est quelque chose qui vous touche?
C’est plus la résilience et la résistance qui me touchent. Et je suis inspirée par ce qui est porteur d’espoir, plus que par ce qui est dévastateur. Je n’ai pas nécessairement envie de parler de douleur ou de guerre, mais j’aime ce qui en ressurgit. C’est pour ça que je finis le film avec Safi. Il était important de pouvoir percer le mur, même si on est plus dans la métaphore à la fin du film.

Pour conclure, pourriez-vous m’en dire un peu plus à propos de votre rapport au cinéma. Faites-vous des films de fiction par amour du médium, ou parce que c’est un vecteur intéressant pour raconter, pour témoigner?
Les deux. Il y a un désir de participer au monde, c’est sûr, mon outil étant la caméra et le récit. J’aurais du mal à faire une comédie romantique je pense. Peut-être plus tard, mais pas pour l’instant. Et en même temps, j’aime le cinéma. Je trouve que c’est un médium incroyable et je me trouve vraiment chanceuse de pouvoir l’explorer...

Et parmi les gens que vous aimez? On trouve les Dardenne probablement?
Oui... J’aime beaucoup aussi Depardon, mais on est plus dans le documentaire ou la photographie. J’aime les humanistes en fait. C’est quelque chose qui transparaît dans les scénarios, mais aussi dans la façon de regarder les gens, de les filmer, de s’intéresser aux abîmés. On peut ajouter Ken Loach, qui le fait aussi super bien!
Entrevue réalisée le 18 septembre 2012 à Montréal par Jean-Marie Lanlo
SHARE