21 novembre 2015

RIDM : Entrevue avec Abbas Fahdel (Homeland, Iraq Year Zero)

Photo: Courtoisie
À l’occasion des Rencontres internationales du documentaire de Montréal où il venait présenter son dernier documentaire, Homeland (Iraq Year Zero), Abbas Fahdel nous a fait le grand plaisir de s’entretenir avec nous. Durant cette rencontre, nous avons discuté notamment de la nature très personnelle du projet, mais aussi de l’importance que son film soit vu aux États-Unis…ou encore de sa douleur encore palpable quand vient le temps d’en parler.

Précédemment à ce film, vous avez réalisé deux documentaires, Retour à Babylone et Nous les Irakiens. Est-il juste de dire qu’avec Homeland (Iraq year Zero), vous vouliez prolonger le portrait de votre pays amorcé à travers de ces deux films, et ainsi montrer ce que vous n’aviez pas montré dans ces précédents documentaires ?
Oui exactement. Il s’est fait en réaction à ces deux films que vous venez de citer. Qui étaient une commande de France Télévision. Ils ont été produits avec toutes les contraintes et les compromis qu’on doit accepter quand on fait un film pour la télévision. Même si je les revendique et j’en suis fier, j’ai été frustré par le résultat. J’étais soumis à plusieurs contraintes, notamment celle d’une durée limitée de 52 minutes, mais aussi une voix-off qui commente tout sans laisser aucune place au silence ou à des plan- séquences… Il n'y avait pas de place pour du cinéma en fait. J’avais dû les accepter à l’époque, parce que c’était mes premiers films. Je n’avais pas le choix. Je n’étais pas en position de négocier ce genre de choses. Mais comme l’Irak représente quelque chose de très important pour moi et que j’avais accumulé plus de 120 heures de rushes, je voulais faire un vrai film de cinéma.

Entre-temps, vous avez réalisé une fiction, L’Aube du monde, qui à la lumière de ce que vous dites paraît avoir été tournée comme en réaction à votre impuissance d’atteindre quelque chose de cinématographique et de personnel dans ces documentaires.
Oui, oui, c’est tout le contraire de ce qu’on fait à la télévision. On y trouve plein de plans fixes et de plan-séquences. Tout ce qu’on déteste à la télévision (rires)… En 2013, à l’occasion du dixième anniversaire de l’invasion américaine en Irak, j’ai repensé à ces rushes tournés entre 2002-2003. Je les ai donc regardés et j’y ai vu la possibilité d’un film. Mais j’ai su très vite qu’il allait être très long (5h34 min, ndlr). J’ai donc commencé par contacter mes producteurs et très rapidement ils m’ont dit que ce n’était pas possible à faire. Que ni les chaînes de télévision, ni les salles, n’accepteraient un tel film. Du coup, j’ai accepté de faire le film tout seul, en étant certain que personne n’en voudrait après. Je me devais de le faire par devoir. J’avais le sentiment que j’avais filmé un moment historique important, soit le basculement de la dictature au chaos de l’après-guerre. Et en tant que réalisateur, je n’avais pas le droit de cacher ces images. Il fallait les montrer.

Ce film représente un devoir de mémoire pour vous ?
Voilà, exactement.

Sans vouloir trop revenir sur la mort de votre neveu Haidar, très présent dans le film, j’ai envie de vous demander quand même si réaliser ce film n’était pas une manière pour vous de ressusciter à l’image ceux que vous avez connus et perdus ?
Absolument, il y a ça. Vous savez, quand vous avez un proche qui est mort, si vous ne trouvez pas son corps et que vous ne pouvez pas l’enterrer, vous ne pouvez pas faire le deuil. C’est juste à partir du moment où vous retrouvez ses restes que le travail de deuil peut commencer pour les gens… Pour mon film, tant que les rushes restaient dans leurs boîtes je ne pouvais pas faire le deuil de ce que j’avais filmé, de tout ce qui était arrivé : ces personnes que j’ai connues qui sont mortes, ce pays que je connaissais et qui n’existe plus. Faire ce film était donc pour moi une façon de les enterrer. Il me permettait d’accomplir mon rituel de deuil.

Est-ce que c’est pour répondre à ce travail de deuil justement que vous avez décidé de monter le film seul ?
Ce film n’aurait pas pu être fait à plusieurs. Je ne voulais aucun compromis. Vous avez vu le film, vous comprenez pourquoi. Je n’avais pas besoin de quelqu’un d’autre. Ce film-là, c’est mon histoire, ma famille, mes images. Il fallait que je règle tout ça seul. Je me suis enfermé quasiment trois ans à travailler sur le film. J’ai passé un an et demie sur le montage, ensuite il y a eu le mixage, l’étalonnage, etc. J’ai tout fait tout seul. Ce sont des années très dures. Je pleurais souvent. C’est difficile de voir des personnes comme Haidar, si vivant dans le film, et se dire qu’il n’est plus là.

Est-ce que c’est dur pour vous de parler du film ? Vu la sensibilité du sujet et à forcer de tourner dans les festivals et faire des entrevues.
Je n’ai vu le film que deux fois, pour des raisons techniques, notamment pour les sous-titres. C’est difficile pour moi encore aujourd’hui de le regarder. Mais comme souvent, à chaque projection suivie d’un débat je dois être là quand la lumière s’allume. Et c’est un problème pour moi. Car je dois être là aux dernières images du film, qui sont vraiment les pires pour moi. Vous avez vu le film. Vous savez de quoi je parle. Les discussions avec le public portent souvent sur des choses douloureuses pour moi. À chaque fois, je me dis « la prochaine fois je vais agir de manière professionnelle. Je suis réalisateur, je parle d’un film». Mais en fait, Homeland n’est pas un film pour moi, c’est une expérience de vie.

Votre film se situe au carrefour du journal de famille et du document historique.
Oui. Du coup, j’ai beaucoup de difficulté à en parler comme d’un simple objet cinématographique, même si je l’ai filmé, même s’il y a certains choix de mise en scène. Mais le fait que ça parle aussi directement de ma famille, de mes amis, de mon pays, c’est plus qu’un film. C’est le résultat d’une expérience de vie marquante. Face à laquelle je n’arrive pas à prendre de la distance. J’espère que cela pourra arriver un jour… Il y a toujours des choses qui vous renvoient à ça. Regardez ce qui vient d’arriver à Paris. Quand c’est arrivé j’étais à Copenhague, mais il y avait ma femme, ma fille, mes amis qui étaient là, à Paris. Un événement comme celui-là me renvoie obligatoirement à ce que j’ai vécu en Irak. C’est une sorte de boîte de Pandore qui s’est ouverte il y a quinze ans. Les démons continuent à se répandre dans le monde et vous renvoient leurs émanations.

Devant les tragédies comme celle de Paris, je ne pouvais m’empêcher de me demander à quoi bon pouvait servir le cinéma.
Franchement, je ne sais pas. Mais, je sais que mon film serait très utile aux Américains, les politiciens en particulier. Ils réfléchiront deux fois avant de partir en guerre la prochaine fois. Quand je l’ai présenté au festival de New-York, toute la salle était pour le film. Plusieurs sont venus me parler après la projection, m’ont démontré beaucoup de sympathie. Certains se sont même excusés, se disant très malheureux de ce que leur gouvernement avait fait en Irak. Ils m’avouaient avoir été mal informés pendant le conflit, plusieurs disaient qu’ils n’imaginaient pas les Irakiens comme ça. Pour eux, tous les Irakiens étaient des Martiens ou des copies conformes de Saddam Hussein. Là, ils voyaient une famille normale qui pouvait être française, canadienne ou américaine. Une famille qui se lève le matin, le père qui amène ses enfants à l’école avant d’aller travailler, la fille qui va à l’université, etc. Tout ça, les américains l’ignorent. Ils ont une vision des choses tellement égocentrée qu’ils ignorent le reste du monde. Et pas seulement l’Irak.

Est-ce que la division en deux parties de votre film s’est imposée en même temps que vous réfléchissiez sur sa durée ?
Cette décision s’est imposée au montage. Quand je tournais, je ne savais pas qu’il y aurait un film. À tout moment, ça pouvait s’arrêter. Je risquais d’être arrêté pour espionnage et exécuté, parce que j’étais rentré au pays avec un passeport français… Pour une dictature comme celle de Saddam Hussein, un Irakien qui prend une nationalité étrangère commet un geste de trahison. Heureusement, j’ai survécu à tout ça. Peut-être que si j’avais passé cette même période – pendant l’avant et l’après de l’invasion américaine – sans la caméra, je n’aurais pas survécu. J’étais protégé par la caméra en quelque sorte…. C’était quoi la question (rires) ?

À quel moment, vous avez décidé de diviser votre film en deux parties ?
Au montage. C’était une évidence pour moi parce que l’invasion a causé une telle rupture avec l’Irak d’avant que ce n’est plus le même pays après.

Tout au long du film, on vous sent en train de chercher votre place en tant que filmeur. Au départ, votre regard préserve une distance qui s’accorde bien à votre statut d’oncle vivant à l’étranger. Je pense aux scènes du début dans la maison… Puis graduellement, une proximité se gagne avec les gens.
Oui, effectivement. Mais il y a une justification très simple à ces scènes dont vous parlez. Je ne pouvais simplement pas poser des questions de nature politique aux gens. Car le faire, c’était leur faire courir le risque d’être condamnés à finir dans un charnier. Il n’était donc pas question qu’on parle politique. Tout ce que je pouvais faire c’était de filmer la famille dans le salon, en train de regarder la télévision qui présente des émissions et des chansons à la gloire de Saddam. Indirectement, je montrais ce que ça pouvait signifier de vivre sous une dictature.

Au fur et à mesure, votre film s’ouvre. Il laisse venir une parole plus libérée…
Dans la deuxième partie, oui.

Mais, même dans la première partie, quand vous allez filmer les souks par exemple.
Oui, mais la politique n’est jamais abordée. Ce que je voulais faire, c’était de filmer des choses qui risquaient de disparaître. C’est-à-dire tous les gens, les souks, le musée de Bagdad, où on y entend même une de mes nièces se demander s’il sera bombardé par les Américains. Ma démarche consistait donc à filmer pour garder des traces de ce qui allait disparaître. J’en étais quasiment certain. J’avais vraiment une vision apocalyptique de ce qui allait arriver. Je voyais très bien l’Irak disparaître de la carte…. Après des années de vie passées en France, j’étais retourné en Irak avec l’idée que je devais filmer le maximum, tout ce qui m’avait manqué ; les moments précieux avec ma famille, mes amis d’enfance.

Il y a quelque chose qui m’a beaucoup marqué dans le changement d’attitude des gens vis-à-vis de vous. Dans la première partie, les gens sont plus réticents, distants, tandis que vous les filmez. Tout le contraire de la seconde, où les gens, de plein gré, viennent vers vous et vous demandent de les filmer, filmer leur situation de vie après l’invasion américaine. Comment êtes-vous parvenu à installer cette proximité avec les gens.
Filmés par quelqu’un d’autre, ils auraient réagi différemment. Mais étant irakien moi-même j’ai une empathie énorme pour ces gens. Je connais leur souffrance et d’une certaine façon ils le ressentent. Ils comprennent que je ne suis pas là pour les espionner, ni pour les ridiculiser ou dire du mal d’eux. Ils se sentent en confiance donc et s’ouvrent à moi. Il y a un contact qui passe naturellement entre nous… Au quotidien j’aime aller vers les gens. J’ai une curiosité amicale pour les gens, pas malsaine. Il y a rien de voyeur dans cette curiosité. Je photographie aussi. Ce qui renvoie directement à cette envie de garder des traces. Où que j’aille, les gens comprennent je crois que ma démarche est saine, empathique. Je ne suis pas comme ces étrangers qui viennent en Irak pour faire un reportage.

Vous n’avez pas le « regard touriste ».
Non, non, pas du tout.

Après l’invasion il y a beaucoup de choses qu’on voit dans votre film : des ruines, les pillages, des studios de cinéma bombardés, les enfants marqués par les explosions, les gens qui vivent dans une misère terrible. En revanche, on ne voit quasiment pas d’Américains.
Je filmais en tant qu’Irakien, je me mettais à la place du peuple qui dans le quotidien évitait les Américains. Seuls les enfants avaient de la curiosité pour les soldats américains, qui étaient pour eux comme des personnages de science-fiction, mais les adultes évidemment s’en méfiaient. Ils se mettaient à distance d’eux…. Quand je montre les Américains, c’est seulement quand je suis pris dans des situations où je ne peux pas faire autrement. Comme à un barrage sur une route.

S’il y a quelque chose qui ressort du film c’est l’importance que vous donnez aux enfants. Vous les filmez continuellement dans des plans fixes, presque comme un portrait, alors qu’ils posent pour votre caméra, toujours souriants.
Quand je suis parti en Irak, en 2002, je m’étais préparé une liste d’instructions à suivre. Car le film a beau être un documentaire, dont le tournage s’improvise au jour le jour, je devais en tant que cinéaste m’imposer une discipline et penser à la forme que j’allais lui donner. Et parmi l’une des premières choses que j’avais écrites il y avait l’idée de filmer des regards-caméra. Je voulais cette forme de plans pour construire le film. Je savais que j’allais filmer beaucoup de personnes et d’événements et que l’ensemble allait être dur à monter. J’ai donc eu l’idée de recourir à cette forme de plan pour finir chaque séquence. Comme quand on finit une phrase par un point. Il y avait donc cette raison… Après, la réalité vous en apporte toujours un peu plus, comme le montrent ces regards de gens magnifiques, ces présences d’enfants. Vous savez, l’Irak est plein de jeunes. Beaucoup de parents sont morts pendant la guerre, celle-ci comme celles d’avant. Ce qui a laissé beaucoup d’enfants seuls, beaucoup d’orphelins. Alors, quand ils me voyaient arriver avec une caméra, ils étaient très attirés par elle. Parce que les Irakiens ne sont pas habitués aux caméras… Pour un enfant, une personne filmée est sûrement une personne importante. Donc, quand j’arrivais sur les lieux pour tourner, chacun demandait à être filmé. Alors, je les mettais en file et les filmais l’un après l’autre. Et le résultat donnait de très beaux moments. C’est en quelque sorte un cadeau que les enfants me faisaient… À chaque enfant, à chaque regard, je ne pouvais m’empêcher de penser à ma fille à Paris. Elle est une enfant de la guerre puisqu’elle est née au premier jour de la première guerre du Golfe. Quand les américains ont commencé à bombarder Bagdad en 91, ma fille était en train de naître à Paris. Alors, comment ne pas penser à elle, quand je partais dix ans plus tard pour filmer Bagdad, à nouveau en guerre…. Les enfants nous donnent l’espoir et l’envie de continuer en temps de guerre. Ce sont des vrais survivants incroyables. Ils sont plus forts qu’on le pense. On le voit avec Haidar, même dans la pire des situations, il reste plein de vivacité.
Entrevue réalisée par Sami Gnaba à Montréal le 17 novembre 2015
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