28 octobre 2022

★★★½ | The Banshees of Inisherin (Les Banshees d'Inisherin)

★★★½ | The Banshees of Inisherin (Les Banshees d'Inisherin)

Réalisation: Martin McDonagh | Dans les salles du Québec le 28 octobre 2022 (Buena Vista)
Dans une petite île irlandaise, Pádraic Súilleabháin (Colin Farrell, toujours juste dans un rôle particulièrement complexe) voit son monde s’écrouler lorsque son ami Colm Doherty (Brendan Gleeson) décide qu'il ne le veut plus dans sa vie. Ce point de départ devient durant la majeure partie du film le seul élément narratif. La proposition semble certes hasardeuse, mais Martin McDonagh impressionne en dosant dialogues rares et bien sentis, silences sublimés par les performances d’acteurs, et surtout un sens de l’absurde et de l’humour pince sans rire qui font d’abord passer The Banshees of Inisherin pour une comédie noire aussi atypique que magistralement maitrisée. Cependant, McDonagh ne pousse pas la plaisanterie jusqu’au bout et prend un nouveau risque en faisant basculer son film vers un univers beaucoup plus sombre. À l’enchainement de ses non-événements, le cinéaste ajoute en effet des petites touches flirtant tour à tour avec le fantastique (certains choix graphiques, un troublant personnage de vieille dame) ou le surréalisme, qui viennent transformer une farce en ce qui devient progressivement une sorte de tragédie de l’étrange. Lorsqu’il ajoute ensuite des éléments narratifs plus tangibles et observe comment un acte a priori anodin peut transformer une petite existence tranquille (et récalcitrante au changement) en douleur innommable, le film devient un film sur la solitude, l’isolement, la peur de l’avenir incertain.
The Banshees of Inisherin est une œuvre inclassable, peut-être déstabilisante, mais confiante dans la capacité du spectateur à se laisser embarquer dans un voyage improbable et faussement banal, bercé par le léger cahot d’une souffrance sourde mais inexorablement destructrice.
À moins qu’il ne s’agisse, peut-être, finalement, d’une œuvre sur la force de l’amitié.
Ou sur ses paradoxes.

20 octobre 2022

★★★★ | Décision de partir / Decision to Leave (헤어질 결심)

★★★★ | Décision de partir / Decision to Leave (헤어질 결심)

Réalisation : Park Chan-wook| Dans les salles du Québec le 21 octobre 2022 (Métropole)
Depuis sa célèbre trilogie sur le thème de la vengeance au début du siècle, chaque nouveau film de Park Chan-wook constitue une forme d’événement pour les cinéphiles. Récompensé par le prix de la mise en scène à Cannes en mai dernier, Décision de partir arrive six ans après son sulfureux et excellent thriller érotico-historique Mademoiselle. Changeant à nouveau de registre, ce suspense à énigme policière est une occasion pour le réalisateur de Oldboy de s’illustrer avec une mise en scène d’une rare précision où le travail phénoménal de la caméra donne le ton à chaque scène. Avec ce jeu de miroirs et de réflexions où les mouvements de caméra révèlent une piste bien cachée, le Sud-coréen s’amuse avec ce (faux) polar sentimental à mélanger les genres et à changer de tonalité en faisant basculer son intrigue principale dans une atmosphère immersive et mystérieuse. La relation d’amour platonique qui se tisse entre le policier marié et philanthrope et la jeune veuve suspecte emboîte le pas sur l'intrigue policière et la fait chavirer vers un drame intrigant et passionnant où le désir et la persécution se côtoient à merveille. Les scènes d’exposition plus lentes du départ se succèdent à un rythme plus rapide alors que l'ambiance recherchée reste constante et ne perd pas de son pouvoir hypnotique jusqu’au dénouement final.
S’il se montre moins intense ou violent que par le passé, Park troque la violence choquante de ses premiers films vers un condensé plus romancé et lyrique. La structure de l'intrigue, les soupçons et l'inversion choquante des hypothèses au dernier moment forment le grillage sur lequel Park plante les fleurs de son imagination. S’ensuivent diverses sous-intrigues secondaires plus ou moins délirantes ou alambiquées qui conduisent à des poursuites, d’inévitables coups de théâtre et où l’humour trouve sa place sous forme de slapstick déroutant (l’hilarante scène du vol de tortues dangereuses).
Ainsi, malgré sa durée un peu longue, Décision de partir offre une véritable leçon de mise en scène avec cet habile et brillant thriller hitchcockien qui s’impose à la fois comme une œuvre fataliste éthérée et férocement mélancolique.

15 octobre 2022

★★★½ | Triangle of Sadness (Sans filtre)

★★★½ | Triangle of Sadness (Sans filtre)

Réalisation: Ruben Östlund | Dans les salles du Québec le 14 octobre 2022 (Entract Films)
Les films du réalisateur suédois se suivent, et les constats se ressemblent. Nous pourrions en effet reprendre la première phrase de notre article consacré à The Square en ne changeant que le titre du film. Voilà ce que cela donnerait : « Triangle of Sadness ne restera pas dans les mémoires comme la meilleure Palme d'or de l’histoire du festival. Il ne sera pas non plus la pire, car le film de Ruben Östlund possède de réelles qualités. » Le film précédent était une critique du milieu de l’art contemporain. Celui-ci est une réflexion amusée et acerbe sur le rôle démesuré accordé à l’image de soi et au pouvoir de l’argent. Mais comme pour le précédent, ce constat est avant tout le point de départ vers un regard critique sur l’ensemble de la société. Bien évidemment, Östlund n’est pas le cinéaste le plus subtil qui soit, et il n’a jamais peur d’enfoncer des portes ouvertes. Heureusement, il le fait avec un talent et un humour souvent irrésistible. Il va même jusqu'à assumer ses excès dans une scène charnière — le repas avec capitaine du yacht  qui se déguise progressivement en délire Monty-Pythonnien avant de se transformer en miroir critique insoupçonné et passionnant. Non seulement, en allant vers l’excès, il assume pleinement le côté caricatural de la première partie de son film, mais cette scène lui permet d’élargir sa critique. Alors que dans un premier temps, le film était une charge anticapitaliste (certes amusante et presque jouissive, mais tout de même très) simpliste, la seconde partie se transforme en critique plus globale sur le genre humain. Ici, ce ne sont plus les propriétaires des outils de production ou les icônes intouchables en raison de leur beauté (et des profits qu'ils génèrent) qui ont le pouvoir, mais ceux qui créent, qui transforment, qui produisent. Et le résultat n’est pas beaucoup plus réjouissant.
Mais au moins, Östlund prend du plaisir à nous proposer son regard nihiliste. Puisque rien ne va plus, et que rien n’est possible, autant prendre le parti d’un rire. Alors non, « Triangle of Sadness ne restera pas dans les mémoires comme la meilleure Palme d'or de l’histoire du festival », mais il s’agit indéniablement d’une des meilleures (et des plus intelligentes) comédies de l’année ! Profitons-en !

7 octobre 2022

★★★½ | Un autre monde

★★★½ | Un autre monde

Réalisation : Stéphane Brizé | Dans les salles du Québec le 7 octobre (Maison 4:3)
Stéphane Brizé nous transporte avec Un autre monde dans le capitalisme des corporations. L’histoire nous présente avec apathie les choix déchirants de Philippe Lemesle (Vincent Lindon) — un chef d’usine français qui a tout du gestionnaire obéissant dont la carrière tourne autour de l’appât du gain et de la vie de famille rangée parfaite — face aux demandes de son siège social américain qui exige de une réduction de 10% des effectifs.
Le film nous offre une vision réaliste de ces grandes entreprises prisonnières de la rentabilité et surtout, de la satisfaction de leurs actionnaires. Mais ici, Brizé amène son personnage principal vers une lente libération. Au tout début du film, la scène de médiation en divorce entre Philippe Lemesle et son épouse nous montre un couple anéanti, dont la dédication au travail a tout détruit. Puis on découvre Philippe dans son quotidien, où la souffrance et l’impuissance à exécuter les ordres de réduction des effectifs prennent toute la place. Face aux silences, aux longues heures de travail à réviser des listes d’employés à éliminer, aux gestes lents lorsqu’il noue ses cravates le matin, on devine une grande résignation. La scène où l’on voit en vidéo-conférence le directeur américain qui, depuis le siège social, parle à ses collaborateurs français semble exagérée mais elle est plus que vraie. Lorsque ce dernier dit « Everything is ruled by Wall Street » c’est alors un leitmotiv qui résonne dans la tête de François. Restera-t-il assujetti à de ce monde inhumain ?
Non. Il arrivera à se libérer grâce aux liens affectifs forts qu’il entretien avec sa femme et ses enfants. On découvre le vrai François. Lorsque dans leur petite voiture stationnée dans un immense parking d’un hypermarché, il la rassure doucement, on devine l’homme derrière le masque qu’il porte. A partir de cette séquence, Stéphane Brizé montre que son personnage puisera dans l’amour qui gravite autour de lui pour contrer les ordres de sa haute direction. Avec courage, dignité et fermeté, ce sera l’individu dans toute son intégrité qui gagnera et non les euros ni le désir d’une carrière aboutie.

30 septembre 2022

★★★ | Viking

★★★ | Viking

Réalisation : Stéphane Lafleur | Dans les salles du Québec le 30 septembre 2022 (Les films Opale)

Huit ans après Tu dors Nicole, Stéphane Lafleur nous revient enfin à la mise en scène avec Vicking, qui nous plonge dans un milieu désertique abritant cinq individus participant à une expérience : rester en isolement dans un environnement clos, dans des conditions proches de celles que vivent des astronautes envoyés sur Mars. Leur but : anticiper certains problèmes relationnels qui pourraient arriver là-haut.
On le comprend d’emblée : même si on retrouve un sens de l’absurde et une volonté de mettre l’humain au cœur de son œuvre, Lafleur s’éloigne un peu de ses deux premiers films en flirtant avec la science-fiction et en s’éloignant du périurbain. Il s’associe également avec un coscénariste (Éric K. Boulianne) dont l’univers plus déjanté que poétique semble très éloigné de celui de Lafleur. Le résultat ressemble peut-être un peu moins à du Lafleur, avec un fil narratif qui le structure plus que ses précédents, mais nous y retrouvons une constante : l’observation de l’humain, même si elle se fait de manière moins microscopique qu'à l’accoutumée. Ici en effet, ce qui semble important est la dynamique de groupe. Les protagonistes ne sont pas vus comme des entités évoluant dans un environnement qui leur semble étranger, mais comme des éléments d’un tout qui doivent cohabiter en se mettant au service d’une noble mission (sauver une mission spatiale du désastre). Si l’ensemble se fait avec un humour constant (qui en fait une comédie québécoise réussie), le film se fait également critique sur de nombreux aspects sociétaux : l’obligation de vivre en harmonie avec des gens qui nous sont éloignés (le récurant et amusant « Je suis content que nous ayons eu cette conversation »), l’obligation de répondre à un discours faussement valorisant (les participants pensent jouer un rôle important mais ne sont en réalité que des petits maillons perdus dans une chaîne bien plus grosses qu’ils ne l’imaginent)… mais également le besoin d’être avec ceux qu’on aime (la conclusion du film).
En fin de compte, si Viking n’a pas la singularité de ses précédents films (moins intéressant visuellement, plus classique narrativement), il présente également l’intérêt d’être plus abordable. Cela lui permettra-t-il de devenir le gros succès qui feront pâlir de jalousie les mauvaises comédies québécoises qui brillent parfois au box-office? Rien n’est moins sûr… mais rêvons un peu!

16 septembre 2022

★★★½ | Pearl

★★★½ | Pearl

Réalisation: Ti West | Dans les salles du Québec le 16 septembre 2022 (VVS films)

Après le très agréable X, Ti West retrouve Mia Goth (également coscénariste) pour nous proposer un antépisode encore plus convaincant. Alors que X nous entraînait vers le cinéma d’horreur des années soixante-dix pour se terminer dans un excès grand-guignolesque qui pouvait conduire le spectateur près de l’indigestion, Pearl se fait plus sobre et maîtrisé en nous propulsant dans une esthétique digne de l’âge d’or de Hollywood. Très référentiel, le film nous plonge aussi bien dans le cinéma de genre horrifico-paranoïaque que dans la comédie musicale ou le mélodrame sirkien, en passant d’un genre à l’autre avec une fluidité impressionnante! Couleurs, direction artistique, musique, interprétation, tout le film respire le profond respect pour un cinéma disparu… ce qui n’empêche pas Ti West de laisser libre cours à son humour. Mais ici, l’humour n’est pas fun, mais tour à tour sombre ou désabusé, voir désespéré. La raison est l’intérêt qu’il témoigne pour son personnage principal, dont il parvient à brosser un beau portrait, celui d’une jeune femme de la campagne qui doit composer avec un mari parti à la guerre, un père malade, une mère tyrannique et surtout un désir de gloire si puissant (pour elle, la seule façon de sortir de sa condition) qu’il finit par lui faire tourner la tête jusqu’à l’entraîner vers une folie meurtrière. Du coup, il parvient à nous la rendre attachante malgré ses actes ignobles. Et lorsque le cinéaste donne l’impression de vouloir tourner sa folie en ridicule, il parvient toujours à nous laisser un arrière-goût en bouche qui nous pousse à nous apitoyer devant la douleur de cette femme détruite par un rêve de bonheur impossible. D’ailleurs, le dernier plan du film, interminable, sur le visage de Mia Goth crispé dans un rictus ou se mêlent la folie et la douleur, est probablement un des plus troublants vus au cinéma cette année!