30 mars 2014

9 questions à Denis Côté (Que ta joie demeure)

Malheureusement, des problèmes de calendrier ne nous ont pas permis de rencontrer Denis Côté pour discuter avec lui de son dernier film (Que ta joie demeure). Nous avons tout de même pu communiquer par email, ce qui explique la forme particulière de notre échange. Nous remercions chaleureusement Denis Côté de s'être livré au jeu!

Qu’est-ce qui vous a donné envie de filmer pendant une heure dix des machines et des ouvriers? 
J’ai beaucoup aimé me retrouver dans l’univers de Bestiaire. J’y trouve une qualité d’observation qui me parle beaucoup et qui m’enseigne une rigueur très personnelle, qui me sert ou me servira pour d’autres projets. Quelque chose qui a à voir avec le simple plaisir de regarder les choses ou les hommes. Dans Bestiaire j’avais les animaux pour plaire. Là j’ai eu envie de quelque chose de plus dangereux, de moins évident ou sexy, quelque chose d’abstrait et difficile à mettre en scène: filmer l’idée du travail. J’aime les défis et je ne savais pas où je pourrais me rendre avec une telle idée. Serais-je capable d’extraire une matière un tant soit peu hypnotique à partir d’endroits austères et sans charme réel? C’est un film-laboratoire dans lequel je me sens très libre. 

Quand, dans le processus de création, avez-vous eu envie d'intégrer des acteurs à ce qui aurait pu ressembler à un documentaire? 
J’ai abandonné très rapidement l’idée de ne filmer que 80 minutes de travail répétitif et bruyant. Je ne me sentais pas assez radical pour le faire. Et je me suis dit que je ne pouvais pas simplement reproduire l’exercice d’observation de Bestiaire. J’ai toujours eu cette fascination pour les structures hybrides et les jeux de formes. Il y a une relation ludique qui s’installe avec le spectateur, je crois. Je suis excité par cette cannibalisation de la fiction par le doc et vice-versa. Je voulais monter le film comme une journée de travail. Le «soir» de l’histoire devait être cette suite de scènes où des travailleurs parlent de leurs journées ou de leur travail de façon ludique, étrange et distanciée. J’aurais difficilement trouvé ce ton amusé avec des non-pros, qui appartiennent déjà à la partie doc où je cherche davantage la beauté du geste que la performance dramatique ou comique. Il y a un mariage incertain entre doc, fiction, pro, non-pro, calculs, accidents. Certains trouveront ça maladroit. Moi j’aime beaucoup ces mariages forcés.      

Vous aviez beaucoup travaillé sur les sons avec Bestiaire… On a l’impression que c’est également le point de départ de Que ta joie demeure. Était-ce important de nous faire tomber amoureux des machines en laissant leur musique nous envoûter dès le début du film? 
Absolument. Il faut profiter de ces univers sonores et les exagérer. Il y a même eu la tentation de ne faire qu’un film de machines très sonores. Mon concepteur sonore est un fan de vieille musique industrielle. Ce film était presque un peu un cadeau à lui faire! Mais il y a des hommes, des femmes. Ces personnes sont intéressantes et belles. Elles ont une histoire de vie (même si ceci-dit nous ne creusons pas ce filon comme dans un documentaire plus conventionnel). Le film est froid mais j’ai quand même un désir d’aller à la rencontre des gens. 

Le film semble vouloir respecter certaines idées des manifestes de Dziga Vertov (condamnation du cinéma de fiction classique, poésie de la machine, «rendre l’ouvrier amoureux de son établi», importance de la «musique des bruits», refus de l’enregistrement passif de la réalité, etc.), même si la forme est très différente. On a l’impression que Que ta joie demeure est le fruit de votre envie d’illustrer à votre manière certaines de ses idées. Est-ce le cas?
Je ne l’ai pas digéré comme ça avant de tourner et il ne s’agit pas d’un hommage à ces théories mais je comprends votre question. Que ce soit chez Vertov, Godard, Straub-Huillet, Marker ou même Pedro Costa, il y a un travail de fictionnalisation du réel qui me parait nécessaire. Le réel peut être très riche à regarder, à filmer et à comprendre tel qu’il est mais à un moment, je n’ai plus un regard de sociologue ou d’anthropologue sur celui-ci. Il me faut absolument être plus fort et plus malin que le réel. Il faut que je me l’approprie pour qu’il devienne «mon» réel. Un cinéaste de fiction a l’obligation d’interpréter le monde et non de seulement le reproduire, d’en rendre compte ou de lui obéir. Il faut se permettre de le bousculer un peu. 

Ce qui ressort du film (éloge de la production de masse, amour de la machine) rappelle le productivisme soviétique, qui semble peu à la mode depuis quelques années. Est-ce votre côté provocateur? 
Je préfère la singularité à la provocation. Je peux comprendre que c’est ce que vous souhaitez extraire du film. On m’a même dit que c’est un «film marxiste modèle». Maladroitement, on m’a même demandé «quel intérêt de filmer autant d’activités aussi dégradantes pour l’Homme?» 
Le film est très ouvert et j’accueillerai toutes les lectures avec plaisir (pareil pour Bestiaire). Mais imaginez un cinéaste qui commence son projet en se disant «je vais faire l’éloge de la production de masse, ou du travailleur»… Ou encore «je vais démoniser le capitalisme, je vais fabriquer un pamphlet marxiste»… On ne s’en sort tout simplement pas et son film finira par être d’une évidence lourde et socialisante. C’est d’ailleurs le lot d’une majorité de documentaires gauchisants qui commencent leur confection par l’intention de dénoncer quelque chose. Je ne fais pas partie de cette famille. 
Le travail est au cœur de nos vies. Il nous accomplit, remplit, nous rend fier, nous rend con, fatigué, exaspéré. Le travail est un sujet entier et complexe. Le film embrasse tous les angles. Tout ce qu’on trouvera d’un peu «soviétique» à tout ça, c’est peut-être le choix de police pour le titre du film sur le générique et l’affiche. Ce n’était qu’une trouvaille, sans plus.     

Dziga Vertov, que j'ai cité tout à l'heure, me fait penser à Godard (qui a appartenu au collectif nommé Groupe Dziga Vertov en référence au cinéaste russe, ndlr). J'ai également parlé de l'importance du son. En fusionnant les deux idées, Que ta joie demeure me fait penser (dans la première partie) à une phrase dite par Godard à propos de Nouvelle vague: « si vous entendez la bande-son sans les images, ce sera encore meilleur.» Dans la seconde partie, on pense à Godard pour d'autres raisons: direction d’acteur, réflexion des ouvriers sur leur travail et leur rapport au patronat ou aux outils de production (même si elle n’est pas du même ordre), présences de slogans (aux murs ou dans la bouche des protagonistes). Était-ce intentionnel ou refusez-vous au contraire le jeu des références?
La question des références revient constamment quand on questionne les cinéastes. Tout cinéaste cinéphile est habité par une mémoire cinéphile. Il s’agit d’un bagage. Est-ce que ce bagage est régurgité dans son travail? Possible, de façon consciente ou inconsciente. Le danger est de trop y penser et de commencer à faire des calculs ou des clins d’œil. Je sais que Godard a fait des films très justes sur le travail. Je le sais. Y ai-je pensé en tournant? Non. Je crois que tout cinéaste vous répondrait la même chose. Que ta joie demeure n’est pas un film narratif. On n'y entre donc pas par le début, ni par le milieu, ni par la fin. On n’y décèle presque pas de fil rouge. Il y a donc une multitude de portes d’entrées: la sociale, la poétique, la provocatrice, la cinéphile… Et je suis en paix avec toutes ces portes. Je fais un cinéma qui propose, pas qui impose. 

D’un très beau documentaire poétique (encore un terme vertovien) sur la machine, votre film évolue vers un film sur l’ouvrier. Mais si vous rendez la machine belle, l’homme est statique, souvent mal à l’aise, parfois ridicule (la scène autour de Hassan IV). À la fin de Bestiaire déjà, la foule qui vient visiter le zoo se comporte comme un troupeau de bœufs. Dans Vic+Flo, vous laissez mourir vos héroïnes comme des bêtes sauvages! On a presque l’impression que vous aimeriez débarrasser votre cinéma de l’humain. Imaginez-vous le faire un jour? 
Regardez-bien Que ta joie demeure. Il y a la perfection des machines, leurs sons ronds, leurs ronronnements parfaits et leur rendements irréprochables. C’est ce qu’on retient à la sortie du film. C’était puissant et impressionnant. Nous aimons la performance et la perfection. Pour le moment et jusqu’à maintenant, les spectateurs ne savent pas tous quoi penser des humains dans le film, des acteurs, du côté anonyme ou figé des ouvriers, du gamin au violon, des dialogues fabriqués ou accidentels et improvisés. Certains sont déçus. Je pense que la solution est simple: ils ne sont pas parfaits! Ils hésitent, ils travaillent simplement, ils ne cherchent pas à plaire. Ils sont moins sexy que les machines. Mais c’est leur imperfection qui m’intéresse, leurs failles. C’est à ces hommes et à ces femmes à qui je m’adresse avec le titre. Je termine le film par un air maladroit au violon parce que c’est 100x plus vivant et touchant que le bruit parfait des machines. Les états nordiques, Curling, Vic+Flo et les autres films s’intéressent beaucoup plus aux humains que tout ce qui se dit souvent sur mon travail. Je n’ai qu’un sujet : l’imperfection de l’homme. On se réfugie dans la perfection/confort des machines et nous refusons d’approcher de trop près les imperfections de l’homme. Par peur.     

Depuis Billy Wilder, les comédies m’amusent rarement… pourtant, depuis quelques temps, vos films comportent souvent des éléments qui me font pleurer de rire (c’est encore le cas ici, même si le film n'est pas une comédie!). Mais votre humour est particulièrement sombre, acide, voire méchant. Avez-vous déjà envisagé de réaliser une pure comédie très sombre et très nihiliste?
Haha! Je crois que j’ai beaucoup d’humour dans la vie. Je vois tout de façon très décalée et en vieillissant, je ne comprends plus très bien ce qui touche et fait rire ou pleurer les gens. Mon système émotif fonctionne différemment je crois. Je suis cérébral mais je ne suis pas cynique ni nihiliste. Je ne suis pas un être très social mais étrangement j’aime observer les gens et je tiens à ce qu’ils soient au cœur de mes films. Si je faisais une comédie, elle serait très absurde. Je suis grand fan de films comme Napoleon Dynamite ou Anchorman. Ce ne sont pas des films méchants.   

Pour finir, rassurez-moi (ou pas)! J’ai beaucoup aimé Que ta joie demeure... mais d’après mes questions, avez-vous l’impression que j’ai vu le film que vous avez voulu faire? Pourquoi?
Je n’ai pas à rassurer un spectateur sur sa façon de lire un film. Je rêve d’un monde cinéphile où les gens n’attendent pas le message ou le manuel d’instructions du cinéaste. Un spectateur devrait prendre davantage le droit d’être spectateur et de s’approprier les films. Je suis toujours surpris par ces dizaines de gens qui restent à écouter les cinéastes après les projections. Ils veulent quoi ? Être réconfortés dans leur lecture du film. Je pense comme le cinéaste donc je suis… Non!  
Propos recueillis par email le 30 mars 2013 par Jean-Marie Lanlo
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