13 août 2014

Entrevue avec Stephan Streker (Le monde nous appartient)

Le monde nous appartient (dans les salles du Québec dès vendredi) c’est à la fois un second film aux allures de premier, trois acteurs immenses (Vincent Rottiers, Olivier Gourmet et Reda Kateb), quelques scènes particulièrement réussies et un réalisateur talentueux qui n’a pas peur de reconnaître certaines erreurs. Nous avons eu le grand plaisir de le rencontrer lors de sa venue à Montréal!

Le monde nous appartient est votre deuxième film, mais nous vous connaissons peu! Pouvez-vous nous parler de votre parcours?
Mon parcours a complètement été motivé par mon amour du cinéma. J’ai souhaité faire des études de journaliste car je rêvais de rencontrer les cinéastes que j’admire, ce qui fut d’ailleurs fait. Par exemple, j’ai interviewé Sergio Leone dans des conditions exceptionnelles puisque je l’ai vu tout seul pendant deux heures. Je voulais aussi rencontrer Brian de Palma, Martin Scorsese, Terry Gilliam, David Lynch, etc. Et j’ai eu la chance de faire ce métier qui me plaisait énormément. Je n’avais pas du tout l’impression d’être un cinéaste frustré, mais le hasard m’a donné l’occasion de réaliser un court métrage. Le résultat a été positif puisqu’il a été présenté dans de nombreux festival après avoir commencé sa carrière au festival de Clermont-Ferrand, qui est un peu le Cannes du court métrage. Toujours en étant journaliste cinéma, j’en ai fait un deuxième, puis j’ai fait Michael Blanco qui a été tourné à six à Los Angeles, produit par Canal+ et finalement sorti en salles. C’était un film de fiction un peu improvisé… mais Le monde nous appartient est mon vrai premier film. J’ai maintenant fait le grand saut et j’arrête d’être journaliste de cinéma pour devenir un réalisateur normal. Je tourne un film début 2015, et j’ai déjà un autre projet pour la suite. Maintenant, c’est parti!

Je profite d’avoir un journaliste de cinéma belge pour vous poser une question sur votre cinématographie nationale. Nous sommes loin de la Belgique, mais j’ai l’impression qu’il se passe des choses assez intéressantes depuis quatre ou cinq ans.
Absolument.

Qu’est-ce qui peut expliquer pour vous ce phénomène?
Je crois très fort à la force des symboles, et à certaines locomotives qui, même si elles ne se présentent pas comme des locomotives, le sont devenues. Les frères Dardenne ont une importance capitale car ils ont fait du cinéma belge francophone très ancré dans la réalité de chez nous, et qui a fonctionné dans le monde entier. Je crois que c’est un vrai signal. Mais lorsqu’on voit le cinéma des frères Dardenne, de Bouli Lanners, de Joachim Lafosse ou le mien, ce n’est pas la même chose. On fait chacun un cinéma qui nous est propre… et le point commun, c’est que nous sommes belges francophones. Cependant, le cinéma flamand est très bien aussi, mais c’est une tout autre culture. Ce n’est pas à un Québécois que je vais l’expliquer, mais la culture, c’est la langue, et ces deux cultures sont très différentes. La culture néerlandophone est plus germanique, alors que la culture francophone est latine. Le cinéma flamand est très intéressant, même si c’est un autre pays pour nous de ce point de vue là. Mais pour revenir au cinéma belge francophone, je suis d’accord avec vous, et en plus, il est assez bien considéré. Le monde nous appartient vient de sortir en France, et nous avons eu de très bonnes critiques. Je lisais “encore une bonne surprise qui nous vient du cinéma belge, même si ça ne ressemble pas à un film belge”. C’est quelque chose que j’ai beaucoup entendu!

Rentrons maintenant dans le vif du sujet, c’est à dire dans le film. Ça peut sembler anecdotique, mais pas mal de vos court métrages tournent autour du sport, plus précisément de la boxe et du football.
Exact.

Et dans ce long métrage, un des deux héros est footballeur professionnel. Dans les petits rôles, on retrouve Fabrice Bénichou, ancien champion du monde de boxe…
Vous le connaissiez?

Pas personnellement, mais je suis Français... et il a été très médiatisé à l’époque.
Je fais une parenthèse, mais vous savez comment il est dans le film? En fait, j’étais journaliste de cinéma, mais j’adore la boxe, et j’ai donc aussi un peu travaillé dans ce domaine. J’ai interviewé Fabrice Bénichou, qui êst un être humain extraordinaire… je vous souhaite de le rencontrer un jour! Il m’a dit alors qu’il aimerait bien faire l’acteur. J’ai toujours retenu ça, et quand j’ai préparé Le monde nous appartient, des années après, je l’ai recontacté en lui disant que j’avais un tout petit rôle pour lui. Et voilà… il est venu une demi-journée, et ça a été l’occasion de le revoir. Mais je vous ai interrompu!

Je continue mon énumération… on retrouve aussi dans votre film l'entraîneur actuel du FC Metz (club de soccer de Ligue 1 en France, ndlr)...
Albert Cartier, qui est un ami à moi, et qui a travaillé en Belgique. Il était le coach du FC Brussels dont je suis supporter. Il est extraordinaire!

On le voit peu, mais il est incroyable!
C’est un comédien dans l’âme, c’est un tribun. Nous avions fait des essais chez moi, et les murs de mon appartement tremblaient! Au moment de tourner, à cause d’un problème d’agenda, il était impossible de faire la scène en présence des footballeurs. Ce qu’il fait dans le film, il le fait donc seul, sans interlocuteurs (il joue le rôle d’un entraîneur qui motive son équipe avec fougue et passion, ndlr). (...)

Un vrai acteur!
Tout à fait. Pour un comédien, ce n’est pas surprenant, mais pour un non professionnel, c’est très difficile!

Il y a aussi d’ancien Diables Rouges (des joueurs de l’équipe nationale de Belgique, ndlr)... donc beaucoup de sportifs. Cela semble démontrer que le sport est très important pour vous. Mais pourquoi avoir voulu qu’il soit si présent dans votre “premier” film?
En fait, en choisissant un footballeur professionnel comme personnage, ça me permettait dramatiquement d’installer une sorte de réussite indiscutable. En sport, la victoire a une notion d’absolu que la vie n’a pas. Dans la vie, les choses que l’on réussit sont parfois matinées de difficultés. En foot, les Allemands sont champions du monde. Il n’y a pas a discuter, ils sont numéro 1: c’est du sport! Dans la vie, c’est plus compliqué. En choisissant un footballeur, je pouvais mettre en scène quelqu’un dont on pouvait dire: il est dans une phase de réussite temporaire indiscutable. En plus, c’est un milieu que je connais bien, ce qui me permet d’écrire des scènes en étant sûr qu’il n’y avait pas d’erreur. Quand je vois un film abordant un sujet que je connais très bien et que je sais qu’on me raconte n’importe quoi, ça éveille le doute sur le reste. (...) Et le petit clin d’oeil avec les anciennes vedettes de foot, c’est parce que ça me faisait plaisir!

À mes yeux, un sportif de haut niveau est quelqu’un qui peut réussir professionnellement et financièrement sans avoir reçu une éducation très poussée… comme il peu se planter! Il peut être acheté par un gros club comme il peut se retrouver en deuxième division.
Exactement… et ça peut aller à toute vitesse.

On retrouve ça exactement avec l’autre personnage. Il n’a pas d’éducation, roule dans de belles voitures parce qu’il les vole… mais il peut aussi finir en prison! Il y a comme une similitude dans leurs différences.
C’est très juste. Le sujet du film, c’est montrer le destin parallèle du coupable et de la victime d’un même acte. Quand on lit dans un journal qu’un gamin donne un coup de couteau à un autre gamin pour un motif bassement matériel, il est évident qu’il y a des sollicitudes pour la victime et que l’on est scandalisé par l’acte commis par le coupable. C’est normal! Mais la vie est plus compliquée que trois lignes dans un journal sur un fait divers. Ce qui m’intéressait, c’est qu’il y a beaucoup de point commun entre eux. Je trouvais intéressant de les mettre en scène, d’autant plus qu’en commençant par la fin, sans trop en dire mais en suggérant qu’il va y avoir une issue fatale, on lit d’emblée les deux personnages par ce coup de couteau. Cela me permettait de traiter deux sujets qui me tiennent à coeur: un gamin dont le père est incapable de lui dire je t’aime et la souffrance terrible qui en découle (...) et un amour impossible, avec un être humain qui est amoureux de quelqu’un qui n’est pas fait pour lui.

Cet aspect ajoute à l’impression du double. Nous avons deux personnes qui malgré leurs différences sont tellement proches que l’un peut être vu comme le double de l’autre. Et comme en plus, au début, on ne sait pas qui tue qui, les personnages sont presque interchangeables.
C’est génial que vous disiez ça car ceux qui devinent que l’un donne un coup de couteau à l’autre, c’est très bien, mais ceux qui ne le devinent pas, ou qui ne veulent pas le deviner, c’est très bien aussi. Le début est suffisamment ambigu pour qu’on puisse le comprendre ou non, mais ce n’est pas très important. Ce qui est important c’est de savoir que ça va se passer, mais les détails, on le saura après.

Si je reste sur cette idée de double, ça nous ramène à quelque chose d’un peu fantastique. Est-ce pour cette raison qu’il y a de nombreux éléments fantastiques dans votre film? Ou du moins que l’on peut apparenter au fantastique…
Je dirai plutôt que c’est du réalisme magique, c’est à dire l’apparition ponctuelle de choses impossibles, de l’ordre du merveilleux, dans un film “normal”. Il est évident que jamais un rhinocéros n’a traversé la Rue de la loi, la nuit. Cette artère de Bruxelles n’est jamais vide. Alors vide avec un rhinocéros, ça n’arrivera jamais. Il y a aussi le personnage qui se dédouble, le moment où tout le monde chante, le chien, etc. C’est une sorte de connivence entre moi et le spectateur: nous sommes au cinéma, nous pouvons donc nous permettre de faire quelque chose qui n’est pas comme la vie puisque c’est une représentation. Par exemple, que veut dire le rhinocéros? Puga (le personnage interprété par Vincent Rottiers) pense à son père qui vient de mourir. Nous avons vu qu’un tel animal est tatoué sur la poitrine de son père. Nous aurions pu montrer des images en noir et blanc d’un gamin avec un adulte torse nu possédant un tel tatouage pour montrer qu’il pense à son père. (...) Je trouvais plus beau de faire venir un vrai rhinocéros. (...)

Je reste dans l’univers un peu fantastique, ou magique… La scène la plus belle du film, pour moi, c’est la scène du chien. C'est un peu un compliment qui va sa transformer en critique en fait...
Avec plaisir... Allez-y!

Si on l’extrait du film, elle est superbe. Par contre, intégrée dans le film, avec en plus toutes les autres scènes oniriques, elle a tendance à m’éloigner de la réalité et à me donner l’impression d’un rêve.
Mais vous avez raison… je suis tout à fait d’accord.

Or, dans un rêve, la mort est quelque chose d’un peu abstrait. Il suffit de se réveiller, et nous ne sommes plus mort! Du coup, tout le drame humain qui se déroule dans le film, je m’en éloigne un peu à cause de ce sentiment d’être en dehors de la réalité. Je pense que ce choix est voulu, mais pourquoi l’avoir fait?
Je comprends tout ce que vous dites, et je pense que ça a beaucoup de sens. Je pense d’ailleurs que vous avez raison. Le film aurait probablement été meilleur s’il y avait eu une plus grande cohérence entre ce que je voulais communiquer et les moyens que j’ai utilisé. Il y a sans doute un défaut, qui est d’avoir voulu montrer que je suis capable de faire des films… défaut que je n’aurai plus pour le suivant. Il est évident qu’on ne peut pas considérer qu’un film consiste à mettre des perles les unes derrière les autres avec à chaque fois des scènes qui sont très réussies. J’ai peut-être un peu sacrifié le tout pour la partie. Et donc, je suis tout à fait d’accord avec vous. Je pense également que la scène du chien est très réussie, mais additionnée à certaines autres scènes, j’éloigne un peu le spectateur. C’est une erreur que je ne commettrai plus!

C’est agréable à entendre, car on sent dans votre film une envie de montrer un talent de réalisateur évident…
Alors que je n’ai pas à le faire.

Surtout si ça se fait au détriment des personnages qui vont connaître un destin tragique. Mais que vous en soyez conscient est de très bon augure pour la suite…
Je suis d’accord… mais c’est l’avantage de venir en parler un peu tardivement…

En effet… précisons que le film est terminé depuis plus de deux ans!
Oui! Mais je vous remercie beaucoup de l’avoir dit. Je pense que vous l’avez très bien dit, et je partage votre point de vue. J’ai tellement conscience de ça que mon obsession va être pour le prochain film de mettre les personnages en avant, et l’histoire en avant. Je pense qu’on fait un film en réaction au précédent. (...) La réaction au film Le monde nous appartient va être de faire un film centré sur les personnages et dans lequel l’histoire va être extrêmement forte.

Et justement, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre prochain projet?
Difficilement car c’est un sujet très sensible, mais je peux vous dire que le titre sera Noces.

Entrevue réalisée à Montréal par Jean-Marie Lanlo le 12 août 2014.
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