6 mars 2017

Livre: entrevue avec Philippe Azoury (Jim Jarmusch, Une autre allure)

Rédacteur en chef des pages Culture du magazine Grazia, critique de cinéma pour Libération, Les Inrocks ou encore les Cahiers du cinéma, Philippe Azoury est aussi l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés cinéma. Son dernier en date s’intitule Jim Jarmusch, Une autre allure (éditions Capricci), une passionnante déclaration d’amour au grand cinéaste américain. Au fil de ses pages, Azoury raconte, analyse et guide son lecteur au cœur de l’œuvre jarmuschienne, chroniquant presque 40 ans de cinéma, de remises en question et d’indépendance farouchement construite, loin d’Hollywood…
À l’occasion de la sortie en salle de Paterson, le plus récent et très beau film de Jarmusch, nous sommes allés à la rencontre de Philippe Azoury pour parler de son livre et faire le point sur l’auteur de Stranger Than Paradise et de Dead Man.

Comment en êtes-vous arrivé à travailler simultanément sur deux projets abordant le travail de Jim Jarmusch ; D’une part un livre publié chez Capricci et de l’autre, une exposition /rétrospective du même nom à Bruxelles ?
Ça fait longtemps que j’ai envie d’écrire sur Jim Jarmusch. Tout d’abord, parce qu’il m’avait demandé de travailler sur un projet commun qui est toujours d’actualité, mais qui va prendre du temps à faire. Au départ, j’avais en tête un petit livre dans lequel je voulais faire le point sur lui et sur son cinéma. Puis, quand il y a eu l’annonce de la présentation de ses deux derniers films à Cannes, Edouard Meier m’a contacté. Il dirige un cinéma qui s’appelle Les Galeries à Bruxelles, dans lequel il a créé une salle d’exposition. Il m'a dit : «proposons à Jarmusch une expo quand il viendra à Cannes». Jarmusch a alors accepté. De mon côté, je suis allé voir Capricci au début de juillet et je leur ai proposé l’idée d’un livre qui sortirait pour le mois décembre. Les délais étaient serrés, mais ils ont accepté également. Puis au mois d’août, Jarmusch a réalisé que le film sortirait un peu au même moment dans le monde, ce qui voulait dire que pendant trois mois il serait continuellement ailleurs, à faire la promotion du film. Le projet devenait irréalisable. Il m'a alors proposé qu'on se retrouve en 2018 ou quelque chose comme ça. J’ai un peu réfléchi en me disant peut-être qu’il valait mieux me concentrer sur le livre et mettre l’expo de côté. De plus, comme on voulait présenter une rétrospective parallèlement à l’expo et qu’il y avait d’autres propositions de rétrospectives intégrales à Bruxelles, il fallait faire très vite devant la concurrence. Il fallait la faire maintenant, tous seuls, ou attendre une date ultérieure. Finalement, Jim a joué un rôle déterminant dans notre décision en nous disant : « si vous la faites seuls, je vous file toutes les images, je vous laisse carte blanche ». Le 23 août, on a décidé de faire l’expo. L’ouverture était prévu pour le 24 novembre, et le livre était à rendre pour le début du même mois.
Je me suis mis à travailler tous les jours. Je travaillais sur des carnets. C’est assez marrant parce que sur le Garrel, je travaillais sur des carnets MUJI comme le votre. Maintenant je suis passé à d’autres formats de carnets, plus épais. A l’origine du livre sur Garrel (Philippe Garrel, en substance, éditions Capricci, 2013, ndlr), j’avais accumulé dix carnets comme ça. Quand j’écris des livres, je dois prendre des notes à la main… Durant tout le mois de septembre j'ai écrit ce qui devait ressembler à un livre. Lorsque j’ai donné à lire à deux personnes en qui j’ai confiance un chapitre que j’aimais bien., ils n’ont pas été très convaincus ; « ce n’était pas ça», selon eux. Je pense que l’expo me bloquait beaucoup. Le déclic s'est fait un jour où je donnais un cours à Lausanne. Je présentais Stranger Than Paradise. En faisant le cours, je me suis aperçu que j’étais à côté de la plaque. C’était un mardi, je me souviens. Le vendredi suivant, dans la nuit, c’est venu tout naturellement. Je me suis enfermé et le lundi soir le livre était écrit. Il était complètement différent de la version antérieure…

Tout ça en seulement quatre jours ?
Oui, quatre jours de rédaction. Après, c’est sûr qu’il restait pas mal de détails à ajouter… C’est un processus épuisant. À la fin, tu es complétement claqué. Écrire des livres me cause des troubles terribles. On se sent super seuls. Pour une question de timing, je suis obligé cette semaine et le week-end prochain de refaire la même chose pour le livre que je suis en train de préparer sur Eustache. Ça me fait peur. Le livre sur le velvet (The Velvet Underground, coécrit par Josephg Ghosn, éditions Actes Sud, 2016, ndlr) a été rédigé en trois week-ends, mais à deux. Quant au Schroeter (À Werner Schroeter, qui n’avait pas peur de la mort, éditions Capricci, 2010, ndlr), il avait été écrit de la même manière que le Jarmusch ; j’ai rassemblé des notes pendant l’été pour écrire une première version à la fin de l’été, dont je me suis écarté pour le réécrire quasiment entièrement. Mon livre sur Garrel aussi a été écrit très vite, alors qu’il a traîné pendant huit ans et m’a pris un mois et demi d’écriture laborieuse. Comme vous le voyez, tous mes livres se sont faits à l’intérieur d’un même et laborieux processus d’écriture.

Il m’a toujours semblé que l’urgence d’écriture venait quand nous sommes confrontés à un deadline assez proche
Je ne suis capable que de ça. C’est mon malheur. Là-dessus, je suis resté indécrottablement journaliste… c’est une maladie que j’ai chopé à Cannes (rires). Il n’y a pas d’après-midis où tu as le droit d’être fatigué ou ne pas d’avoir d’idées. Il faut pondre, il faut écrire. Je m’apercevais que c’était souvent dans ce contexte que venaient mes meilleurs textes. Il y a un truc qui est là. Il y a un flow en tout cas. C’est ce que je cherche.

Je voudrais revenir sur l’épisode du chapitre que vous faites lire et qui ne convainc pas. Est-ce que le « je », cette subjectivité assumée dans votre livre, étaient déjà présents dans le texte ?
C’est une très belle question, parce que je me suis toujours démerdé pour ne pas faire intervenir le je. Dans ce chapitre que j’ai donné à lire, en effet il n’y était pas. Je me suis fait violence pour l’introduire dès le début, c’est-à-dire dès ce vendredi soir où tout à coup le texte m’est venu. Ça s’est fait vraiment d’un coup chez moi… Je crois que le je devait intervenir aussi dans la préface du Garrel, ce qui avait un peu libéré quelque chose dans l’écriture du livre par la suite. La préface avait été envoyée tardivement. À l’époque de la sortie du livre, c’est Emmanuel Burdeau qui s’occupait encore des éditions Capricci. Quand je la lui ai rendue, il m’a fait remarquer que « la fièvre qui est dans la préface, c’est presque ce qu’il me manque de ta part dans le livre ». Du coup, il m’a proposé deux, trois, semaines de plus. Ce qui était une folie en terme de fabrication. Mais, il avait le sentiment qu’on pouvait avoir un meilleur livre. Et effectivement, il a eu raison. Ça a débloqué un truc… Je n’ai jamais eu recours au je dans l’exercice critique, même si d’autres l’ont fait, comme Louis Skorecki (critique aux Cahiers et au journal Libération, ndlr). Il y arrivait très bien. C’était super beau quand il le faisait. Gérard Lefort et Didier Péron (Libération, ndlr) par contre n’y avaient jamais recours. Daney, je ne sais pas. Peut-être à la fin…

Au-delà de votre écriture personnelle qui réserve au lecteur des passages tout simplement passionnants, la grande force de votre livre réside selon moi dans sa forme fragmentée, qui épouse parfaitement l’écriture cinématographique de Jim Jarmusch. Comment avez-vous abordé la structure du livre ?
C’est encore lié à la question d’édition. Le bouquin que j’avais fait sur Werner Schroeter dans cette même collection est un bouquin entièrement fragmenté. Il doit se composer de 88-90 fragments, ou quelque chose comme ça. Toute de suite, mon éditeur m’a très tôt dit que je ne pouvais pas recourir à cette forme d’écriture. Pendant très longtemps, ses indications m’ont causé un blocage, notamment dans la première mouture du livre… Après, j’ai fini par dépasser cette sorte d’interdit que m’avait mis mon éditeur. Finalement, le livre a trouvé l’idée du plan tel que le fait Jarmusch.

Dans le livre, vous racontez une anecdote assez drôle concernant votre première rencontre avec Jarmusch, qui n’en est pas vraiment une, puisque vous le croisez dans une rue à Cannes et vous ne pouvez pas résister au désir de le suivre, alors qu’il part en quête d’un magasin spécialisé dans le hip-hop. Quel a été le film qui a formalisé votre première rencontre avec son cinéma ?
C’est Stranger Than Paradise (1984). Je ne l’ai pas vu l’année de sa sortie, mais quelques années plus tard. Le père d’un copain avait l’affiche du film chez lui. Et elle me faisait beaucoup rêver. J’ai fini par le voir autour de 1986, à Paris.

De Stranger Than Paradise à Paterson aujourd’hui, le cinéma de Jim Jarmusch s’étend sur quatre décennies et continue à faire parler de lui. Qu’est ce qui explique sa longue vitalité selon vous? Ce désir « de n’être surtout pas d’actualité » comme vous le formulez au début de votre livre ou simplement son désir irrépressible d’indépendance, par lequel selon moi il s’est beaucoup isolé à la longue ?
Il est clair qu’il s’est isolé des instances de production américaine telles qu’elles se vivent. Depuis Paris, Jim Jarmusch apparaît comme une sorte de dieu ou de rock-star, il reçoit un amour qui est sincère, profond. Il y a une admiration à son égard qui dépasse le cercle de la cinéphilie acharnée. Mais à New-York, c’est une autre histoire. Patersonjoue dans deux ou trois cinémas d’art et d’essai depuis le mois de novembre, mais sa notoriété n’a pas le même retentissement aux États-Unis. J’ai passé un peu de temps à Seatle et Salt Lake city, et les gens m’interrogeaient sur quoi j’écrivais. Sur dix personnes, il y en avait une ou deux qui savait de qui je parlais. Certains n’avaient juste jamais entendu parler du mec… Pour revenir à la question de production, c’est très dur pour lui. La seule opportunité qu’il a eu à un moment de sa carrière de travailler à l’intérieur d’un cadre de cinéma d’auteur américain un peu produit, qui disposait de vrais moyens, ça a été pour Dead Man (1995) qui était produit par Harvey Weinstein. La collaboration entre les deux s’est mal passée. Il y a eu mésentente autour du film, qu’ils (Miramax, ndlr) ont massacré et n’ont pas voulu montrer aux États-Unis, où il a été distribué très tardivement. Les États-Unis ont été le vingt-deuxième pays à sortir le film, après la Turquie. Aujourd’hui, il est associé avec Amazon. Apparemment, les choses se passent bien. Le film a marché partout. Mais tout ça ne répond pas votre question! Qu’est ce qui le maintient aujourd’hui dans une telle vitalité ? Je dirais que ça n’a pas toujours été le cas. Je pense qu’il y a eu un moment de doute, qu’on pourrait dater autour de Broken Flowers (2005), qui est traversé par une crise d’âge, des moments de doutes, une réflexion sur sa génération et sur comment elle a vieilli. Il y a aussi Only Lovers Left Alive (2013), son avant dernier film. C’est un film que j’aime beaucoup, mais qui a parfois été très mal compris. Je pense que la grande vertu de ce film est d’avoir su filmer précisément ce moment de doute et de grande crise d’un type approchant la soixantaine et qui préfère se réfugier et vivre parmi ses fétiches… Je pense qu’il a vraiment traversé quatre ou cinq années comme ça, dans cet état de crise d’âge. Son cinéma témoigne authentiquement de ça, d’une façon très belle. Dans les dernières vingt minutes de ce film, il se dit quelque chose de très beau sur la jeunesse; qu’il faut avoir confiance en elle et se laisser porter par elle. Car de toute façon, quand on reconsidère l’œuvre qu’il a mené depuis ses tous débuts, la jeunesse a toujours eu raison. Ce qui demeure éternel dans un film comme Only Lovers Left Alive ce sont des œuvres de poésie, de Rock, etc. qui portent en elles et pour toujours la puissance de leur jeunesse. Quand on écoute un morceau des Stooges, on n’écoutes pas un truc qui date de 40 ans, mais la fureur de la jeunesse d’Iggy Pop. Je crois que c’est ce qui l’occupe et le travaille aujourd’hui:  arriver à préserver quelque chose d’ardemment jeune, même s’il a 64 ans.

Au début du livre, vous retracez certains détails biographique de sa jeunesse, notamment quand il va à  Paris après avoir reçu une bourse en tant qu’étudiant de littérature et comment sur place, il découvre la cinémathèque française et s’initie au cinéma. Ce moment déterminant dans sa vie n’est pas sans rappeler la bio de Wim Wenders, qui une décennie plus tôt découvre le cinéma à Paris, alors qu’il y allait pour étudier la peinture. Ce même Wenders qui devient le mentor de Jarmusch, fin des années 70 et début 80, avant que le protégé Jarmusch le dépasse, et que le cinéma de Wenders débouche vers l’impasse.
Wenders a toujours été dans la nostalgie et la nostalgie fait horreur à Jim. Cela a donné un film absolument admirable, L’État des choses. L’Ami américain est très beau aussi. Hammet en revanche ne fonctionnait pas… J’ai revu dernièrement Nick’s Movie, dans lequel Jarmusch a travaillé et que je n’avais pas vu depuis 15 ans. C’est lourd. À l’époque j’avais adoré. C’est vraiment l’amour des cadavres. Même s’il ne m’intéresse plus beaucoup, Wenders a vraiment été un cinéaste fondateur de ma cinéphilie. Quand j’avais 15-16 ans, c’était vraiment le cinéaste que j’estimais le plus, plus que Jarmusch même. Je ne peux passer une année sans voir L’État des choses, Les Ailes du désir ou L’Ami américain… Pendant longtemps, on a confondu Wenders et Jarmusch, même moi. Pour le jeune cinéphile que j’étais, ça relevait de la même grâce, de la même classe, du même minimalisme. Aujourd’hui, c’est une tout autre chose. On comprend sur la durée ce qui les tient complément à distance l’un de l’autre.

Côté Jarmusch, on observe une transformation dans ses personnages masculins depuis ses débuts. Au départ, ils étaient enfantins, grinçants. Au fil du temps, le rapport à ses personnages change. Ils deviennent plus énigmatiques, mélancoliques, opaques…
Oui, ils vieillissent avec lui. Paterson est le seul film où le protagoniste n’est pas de sa génération. On voit bien que les questions qui habitent son cinéma concernent sa génération. Dès le début de son cinéma, mais après aussi.

Des films comme Broken Flowers et Only Lovers Left Alive sont très révélateurs de ce que vous dites.
C’est exactement ça. On sent dans Broken Flowers la nécessité de parler de lui, ce qu’on retrouvait aussi à ses tous débuts. L’âge l’oblige à se servir du film pour répondre à des questions qui le travaillent ; des questions d’ordre intime ou encore liées au vieillissement, à sa génération, à ce qui nous construit comme individus.

Vous pointez dans votre livre la dimension politique méconnue du cinéma de Jarmusch.
C’est un cinéma politique, mais à la façon d’un photographe. À la façon de Robert Frank, avec lequel Jim et son frère Tom ont une grande proximité. Ils ont beaucoup appris sur la musique à travers leur relation avec lui. Ce qui est intéressant à mentionner, c’est que le seul livre qu’on voit sur la table de Bill Murray dans Broken Flowers est un livre de Robert Frank. C’est quelqu’un qui s’est intéressé de très près aux mixités raciales, aux classes oubliées de la société américaine, à l’espace américain. On le considère aujourd’hui comme photographe politique, alors qu’à une autre époque, ce n’était pas celui auquel on pensait quand on parlait de photographes politiques. Frank reste pour Jim le photographe et cinéaste avec lequel il n’a jamais cessé de dialoguer… Quand on voit le début de Down By Law (1986), avec sa suite de travellings qui traversent le paysage de la Nouvelle-Orléans, c’est assez sidérant aujourd’hui. On voit déjà le mouvement de Black Lives Matter. On y voit des afro-américains contre des bagnoles en train d’être fouillés, des centre-villes de plus en plus vidés, une population paumée. Mais il n’a jamais clamé un discours politique. C’était une époque où il était très proche de Spike Lee. Il devait se dire que Spike Lee était dans une position plus légitime pour le faire

Je voudrais rebondir sur quelque chose que vous avez dite. Y-a-t-il un cinéaste contemporain avec lequel dialogue le cinéma de Jim Jarmusch ?
(Longue hésitation.) Spontanément, la réponse ne me vient pas. Ce qui n’est pas bon signe. Je dirais non, parce que je ne le vois dialoguer ni avec ceux dans la veine Larry Clark, ni avec ses descendants. Je ne le vois pas dialoguer avec quiconque aux États-Unis, en tout cas. Je le trouve de plus en plus en dialogue avec la photographie et le Rock. Ce n’est pas un cinéaste isolé, mais..

C’est un cinéaste que j’ai l’impression qu’on a tous perdu de vue à un moment ou à un autre
Oui. On l’a tous perdu à un moment donné. C’est ce qui est aussi intéressant avec lui. J’ai reçu un e-mail d’un ami critique. Il me disait comment il avait adoré Paterson, mais peu aimé ses deux films précédents. Il m’écrivait comment il avait été en colère contre lui à un moment, alors qu’il était un fan jusqu’au bout et tout à coup il n’arrivait plus à être touché par son cinéma… Nous avons tous vécu ça avec Jarmusch. Il est un peu comme cet ami qu'on ne peut plus trop suivre à un moment donné ; on ne sait plus où il veut en venir ou ce qu’il fait vraiment. Pourtant, à l’arrivée, on voit le résultat et ça marche. 

J’aimerais vous interroger sur la représentation assez tardive du couple, de la possibilité de l’amour, dans son cinéma. Qu’est ce qui explique selon vous ce retard de représentation. De la pudeur?
Oui. C’est quelqu’un de très très pudique. De très secret aussi. Ce n’est pas une pudeur qui découlerait d’une certaine morale américaine. C’est dans sa nature même. Je pense que ce qu’il aime dans la poésie, c’est le dialogue qu’elle a avec le monde, mais selon une forme précise, presque selon la forme d’un message codé.

Selon vous, c’est en raison de cette pudeur qu’il a tardé à composer des personnages féminins en premier plan ? À la hauteur de ses personnages masculins ?
Oui. Le personnage féminin est loin d’être l’élément le plus fort de Paterson. Le point le plus faible du film concerne justement la répartition des tâches, qui est assez archaïque. C’est un point sur lequel nous avons discuté. Il commence à peine à voir le problème, mais quand il écrivait le film, ça ne lui a pas sauté aux yeux… C’est un drôle de truc. Il n’a jamais fait de films avec des personnages féminins forts. On sent qu’il y a une réticence encore de sa part, mais je pense que ça serait super intéressant qu’il s’y colle prochainement.

Quel regard posez-vous sur Paterson?
Comme je l’ai dit dans les deux-trois papiers que j’ai pu écrire sur le film, c’est son plus japonais. Pour répondre à votre question « quel est le cinéaste avec lequel il dialogue aujourd’hui ? », c’est Ozu (rires). Ce n’est pas le cinéaste le plus contemporain qui soit, mais c’est le cinéaste le plus éternel qui soit. Il est vraiment dans ce dialogue-là… Je trouve le film passionnant, même si je rester emmerdé par cette répartition des tâches à l’intérieur du couple que je trouve archaïque. Aujourd’hui, je travaille dans un journal de mode féminin. On fait en sorte qu’il soit le plus moderne et contemporain possible. Notamment autour de la question du féminisme. J’aurais effectivement préféré que le film soit un peu plus à la pointe là-dessus. Même si elle (le personnage de Laura, ndlr) est merveilleusement filmée et pas du tout méprisée, il y a quelque chose de simpliste, de vieillot, dans sa façon d'être représentée. Au sein du couple, elle a des tâches, une place qui lui est assignée, qui est quand même cet intérieur..

Elle est domestiquée
Exactement. C’est le mot.

Quel est votre film préféré de Jim Jarmusch?
Ça change tout le temps. Je te dirais Stranger Than Paradise ou Dead Man, qui est formellement son plus maîtrisé et son plus politique. Ce qui m’a intéressé au tout début chez Jim Jarmusch c’est la culture Rock mêlée au cinéma. Hallelujah, c’est tout ce que j’aimais! Il y avait l’allure, le maniérisme aussi, qui venaient avec. Aujourd’hui, si je l’aime encore autant c’est que j’entends une voix politique qui m’intéresse beaucoup, que je trouve sincère… On verra mieux avec le temps qu’il est un cinéaste politique.  

Entrevue réalisée par Sami Gnaba à Paris le 23 février 2017

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