2 octobre 2020

Aznavour, Le regard de Charles | Entrevue avec Marc Di Domenico et Mischa Aznavour

Film dans les salles du Québec le 1 octobre 2020 (Les films Opale) 

Depuis qu'Édith Piaf lui a offert sa première caméra en 1948, Charles Aznavour a filmé sa vie comme un journal intime. De ces archives, le réalisateur Marc Di Domenico a tiré Aznavour, Le regard de Charles, un documentaire intime qui sort des sentiers battus. Dans le cadre des Rendez-vous du cinéma français qui s'est tenu plus tôt cette année à Paris, nous sommes entretenus avec le réalisateur et avec Mischa Aznavour, le fils du regretté chanteur…

Vous avez toujours eu une bonne collaboration avec Charles Aznavour (vidéoclip, un film autobiographique pour TF1). Comment ce projet s'est concrétisé?
Marc Di Domenico: En fait, c'est le film qui nous a réunis. C'est Fellini qui dit ça. Moi je n'y peux rien, c'est le film qui m'a choisi et qui s'est fait… Il y avait toutes ces petites bobines dans un coin de sa maison, des bandes magnétiques. Je pense que c'est la maman de Mischa qui a dit : «Vous pouvez peut-être regarder ces images». J'ai commencé à les regarder en compagnie de Charles et tout s'est déclenché.

Il y avait des heures et des heures de matériel. En effectuer un montage fut aisé? Qu'est-ce qu'on garde? Qu'est-ce qu'on rejette? Car si vous jouez avec la temporalité et que ce n'est pas un biopic traditionnel, il y a tout de même un schéma qui est respecté, que ce soit sa musique, son enfance, ses amours, sa famille, son succès, l'Arménie… 
MDD: Il y avait plusieurs lignes directrices au départ. Ce n'est pas venu d'un coup. Ce n'est pas comme un documentaire classique qu'on avait fait avant, avec des entretiens qu'on illustre avec des images. Là, c'est complétement différent. Il fallait suivre sa narration, ce qu'il a fait avec sa caméra, son histoire, ce qu'il pouvait raconter à ce moment-là. Ce que je voulais comme construction, c'était qu'on regarde ce film comme si on écoutait un de ses albums. J'aimais bien l'idée de la variété. La variété, c'est quoi? C'est qu'on passe d'un thème à l'autre sans forcément que ça soit relié, mais on prend du plaisir à écouter.
Maintenant c'est fini, on n'écoute plus des disques mais seulement des chansons. Alors qu'avant, on écoutait des albums en entier. Et on faisait attention dans un album que deux chansons qui se suivent ne démarrent pas avec la même tonalité. Il y avait une construction, une cohérence. Je vais faire un film comme serait un album de Charles aujourd'hui. Sauf qu'on rajoute des images et on tente de lier les chansons. Déjà, ça fait choisir des chansons, ça fait mettre de la musique sur des images. Et les images, ça donne des thèmes importants de sa vie.
On travaillait avec quatre monteurs différents et je les ai épuisés. Avec un premier monteur, j'ai travaillé pendant trois mois et on a tout jeté à la fin. Parce que c'était trop conventionnel. Ensuite, j'ai travaillé avec une monteuse et c'était trop expérimental. Et puis il y a le texte qui était très important…

Justement, une fois qu'on a les images et la musique, comment s'exprime la narration? Comment déterminer ce qui est dit? Vous interprétez ces images? On passe donc d'un film de Charles Aznavour à votre film. Ce qui équivaut à une rencontre entre deux mondes.
MDD: Oui, c'est ça. Ce que j’ai fait, c'est réunir un maximum de textes tirés de ses livres et de ses interviews que je pouvais coller, selon ce qui marchait sur ces images. Je faisais des associations images/textes que j'avais pu lui soumettre avant sa mort… J'étais en totale liberté. Ce texte, on l'a peaufiné. Il y a des phrases qui sont entièrement d'Aznavour, mais il y avait des liaisons, une construction. Lui, il n'a jamais écrit pour ces images. Il fallait quand même finir ce travail de ciselage, de polissage. Après, Mischa a choisi Romain Duris pour la voix off… 

Un excellent choix, qui fonctionne très bien. 
Mischa Aznavour: Oui, c'est vrai que ça fonctionne bien. Il fallait trouver quelqu'un qui a un peu la même énergie et pas quelqu'un qui essaye de jouer Aznavour ou qui essaye de jouer le petit Parisien. Il fallait quelqu'un qui soit lui-même.

Selon vous, pourquoi Charles Aznavour filmait autant? Pour immortaliser le moment? Pour se rapprocher des autres? Pour exister? Comme odyssée vers la mémoire? 
MDD: Je pense que c'est un rapport physique à la machine. Encore les dernières années, il ne partait jamais sans son appareil photo et sa caméra. Je pense que c'est comme une deuxième nature… Il a sa caméra, il est comme ça, aux aguets, tac!, il va chercher des choses. C'est quelque chose de naturel chez lui. Ce n'est pas forcément réfléchi, pensé. Il avait ça très tôt en fait. Et je ne pense pas que c'était dans le but d'en faire le film de sa vie. 

À l'époque, on était moins dans un culte des images comme aujourd'hui… 
MDD: Absolument. Non, je pense vraiment que c'est le rapport à l'objet, à la pellicule aussi. Je pense qu'il aimait ça. Il aimait tout ce qui était technologie. Il a commencé avec du Super 8. Mais il faisait pareil en musique. Il a eu les premiers synthés… 
MA: Il a eu le tout premier Macintosh aussi. Quand j'étais jeune, il ramenait des espèces de robots et à chaque fois je lui disais: «C'est à moi, c'est mon jouet, vous n'avez pas le droit de jouer avec.» Quand il était petit, il n'avait aucun jouet, aucun truc. Tous ces gadgets, ces choses-là, ça a comblé un petit manque de son enfance. Comme les chaussures… il en avait tellement! 

Qu'est-ce que le film dit sur le temps qui passe? Il faut le saisir et en profiter avant que ça soit trop tard ? 
MDD: Absolument. C'est très juste ce que vous dites. C'est vraiment un film sur le temps. Le temps qui passe et ce qui nous entoure. Est-ce qu'on le voit? Est-ce qu'on est présent? Je trouve aussi que ce qui ressort du film, c'est que Charles vivait à l'instant. Il le vivait tellement fort qu'il le regardait vraiment, il captait. Godard disait : «Regarder, c'est garder deux fois.» Il l'a vécu, il l'a regardé et donc on peut encore le voir aujourd'hui. Ça, c'est précieux. C'est comme la madeleine de Proust. C'est un vrai témoignage sur le temps, qui donne la possibilité de s'y retrouver. 

D’autant plus que ce n'est pas un regard glamour sur l'époque, mais plutôt un regard d'immigrant sur des gens un peu anonymes. La nécessité de regarder de l'autre côté du miroir afin de déceler ce qu'on ne voit généralement pas. 
MDD: Absolument. Mais je pense que c'est ça aussi qui plaît aux gens. Le public, il s'y retrouve. S'il avait filmé des stars, alors ça aurait été Gala people. Mais le film, ce n'est pas ça. C'est vraiment un instantané sur le monde à un moment donné. Il a cet effet de bond dans le temps et je trouve ça vachement agréable. 

Entrevue réalisée par Martin Gignac, à Paris, en janvier 2020
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