14 février 2022

L'événement | Entrevue avec Audrey Diwan

Audrey Diwan (photo: courtoisie) | Film dans les salles du Québec à partir du 18 février 2022

Récompensé à la Mostra de Venise et en bonne position aux Césars, L'événement est un film coup de poing de la part d'Audrey Diwan (Mais vous êtes fous). En adaptant le roman autobiographique d'Annie Ernaux sur les tourments d'une jeune étudiante (Anamaria Vartolomei) qui cherche à se faire avorter dans la France de 1963, la réalisatrice signe une œuvre puissante, intime et politique à la fois. Nous avons pu discuter avec la cinéaste en prévision de la sortie québécoise du long métrage (lire notre critique).

Un Lion d'Or, ça change une carrière ?
On a fait le film en espérant pouvoir le montrer. Ce sont des sujets qui effraient l'industrie, qui sont durs à financer. Et comme sujet, je n'entends pas seulement l'avortement clandestin mais tous les sujets sous-jacents du livre : la liberté sexuelle, le désir intellectuel du personnage. Toutes les dimensions de cette liberté qu'elle cherche toujours à conquérir. On se disait : « On a réussi à le faire, j'espère qu'il sera vu. » Évidemment, le Lion d'Or a changé l'histoire du film et a démultiplié nos possibilités de le montrer partout dans le monde.

Vous parlez de différentes libertés. Il y a l'avortement, qui est la liberté de choisir ce qu'on fait de notre corps. Mais il y a aussi le rapport aux désirs…
Cela fait partie des choses qui me séduisent depuis toujours dans l'œuvre d'Annie Ernaux. Elle pose des mots sans détour, sans enjeux d'idées, sans écrire de légende sur ce qu'elle est et sur ce qu'elle veut. C'est une parole extrêmement rare et libératrice. Quand elle parle de sexe, elle s'autorise à le faire sans parler d'amour. Aussi fou que ça puisse paraître, il y a encore quelque chose de transgressif là-dedans.

Quels étaient vos liens avec Annie Ernaux ?
Adapter un auteur ou une autrice qu'on aime, c'est quelque chose. C'est un danger dont je n'avais pas totalement pris conscience quand j'ai commencé. J'adapte non seulement son texte mais un morceau charnière de sa vie… Je voulais vraiment inscrire mon geste dans le prolongement du sien. En discutant avec elle, j'ai compris une chose fondamentale : la démarche qu'elle décrit dans le livre est d'atteindre la vérité du souvenir. Pour moi, ce n'était pas autobiographique. Je devais trouver une démarche connexe. Donc il faut que je cherche à donner et à ressentir. C'est la beauté et la possibilité qu'offre le cinéma.

Qu'est-ce qui s'est passé entre votre précédent long métrage Mais vous êtes fous et L'événement ? Car il y a un écart incroyable entre les deux films.
Je pense que c'est un chemin. Je n'ai pas fait d'école de cinéma. Mon école est le vidéo club. J'ai passé des milliers d'heures à regarder des milliers de films, à lire des milliers d'interviews… Mon premier film a forcément été tâtonnant et même si j'avais voulu qu'il soit autrement, il y ce que vous avez envie de faire et ce qu'on vous laisse faire avec un premier film. Je pense que c'est vraiment un univers artistique où la liberté se gagne, pas à pas. Quand vous réalisez un film, vous demandez à des gens de vous donner de l'argent et c'est un acte de foi. On ne vous laissera pas aborder n'importe quel sujet de n'importe quelle manière. Mon premier film m'a donné la liberté de faire les choses autrement par la suite. De radicaliser la forme, de déployer les choses différemment en allant plus à l'essence de ce qui me plaisait. C'est un chemin d'affirmation, d'affranchissement, mais ça nécessite du temps et de gagner la confiance des gens qui avancent avec nous.

C'est politique aussi ce que vous dites…
Oui. J'ai l'impression que ce que je fais est toujours au croisement entre l'intime et le politique. Ce qui m'intéresse dans l'intime finit toujours par rejoindre le politique. La question de la femme et de la sexualité se situe exactement à ce croisement-là. Votre liberté sexuelle — la question intime — est évidemment déterminée par le politique et la loi. On est toujours au confluent de ces deux dimensions-là.

Le film le démontre clairement. Il illustre de la façon la plus directe possible ce qui arrive quand le corps influe sur notre destinée professionnelle et personnelle. Encore aujourd'hui, c'est quelque chose que les femmes doivent affronter…
Oui. Il y a quelque chose qui m'a frappée quand j'ai lu le livre d'Annie Ernaux. C'est vraiment l'insupportable différence entre un avortement médicalisé qui est fondé sur une routine et le fait que tout avortement clandestin soit tissé de hasards. J'ai entendu le récit de plusieurs femmes qui ont traversé ce parcours d'avortement clandestin et elles sont toujours soumises au hasard. Qui est-ce que vous rencontrez ? Quelle est la nature des gens à qui vous allez vous confier ? Est-ce qu'ils vont vous dénoncer ou vous aider ? Est-ce que vous allez finir en prison, mort ou vous en sortir ? Ce suspense-là, je le trouve effroyable.

Vous pouvez me parler de la forme, de comment vous avez abordé frontalement l'histoire avec la caméra ? Il y a la nervosité, les gros plans, il faut faire vivre ces choses-là…
Annie Ernaux ne retourne jamais le regard quand elle écrit. Je me suis dit que je ne peux pas embrasser le texte, choisir un prolongement à l'image et détourner les yeux par pudeur. En revanche, je me suis toujours demandé quel était le regard de cette jeune fille sur un corps qu'elle découvre au moment même où elle l'abîme. Je ne me suis pas tellement questionnée sur ce que j'allais montrer et ne pas montrer. Mais plutôt quel était le regard de cette jeune femme sur elle-même. Qu'est-ce qu'elle ne peut pas s'empêcher de regarder ? Qu'est-ce qu'elle a peur de voir mais qu'elle voit quand même ? Qu'est-ce qu'elle décide de regarder en face ? Cela a peu dicté ma conduite… J'ai ainsi eu l'idée assez vite du cadre 1:37, à savoir me concentrer sur le corps et pas sur le décor.

J'adore les scènes de danse. On sent que ce sont parmi les seuls moments où l'héroïne se sent libre, hors de l'étau.
Pour moi, ces scènes sont très importantes. C'était une époque, en France, où la jeunesse se constituait pour la première fois en tant que corps social. Ça raconte le sujet parce que c'est une époque très particulière de notre histoire, où on sent et on devine cette espèce de révolution sexuelle qui pointe à l'horizon et où les interdits sont encore très forts. Cette proximité des corps qui se frôlent mais qui ne doivent pas se toucher, pour moi, ça raconte — et c'est le cœur du sujet — le désir. Ce qui était très beau, c'est qu'il y avait vraiment une parfaite entente quasi chorégraphique entre le chef opérateur Laurent Tangy et Anamaria Vartolomei. Je leur avais dit au début du film qu'ils devaient chercher à marcher du même pas et c'était très troublant parce que Laurent dansait réellement caméra à l'épaule autour d'Anamaria. Je ne sentais même plus sa caméra, mais son vertige.

Votre jeune actrice franco-roumaine, que l'on a pu voir dans La bonne épouse et L'échange des princesses, est vraiment épatante…
J'avais des critères très précis que j'avais donnés à ma directrice de casting. Je ne voulais pas rencontrer mille actrices. Cela n'aurait pas été possible. Je voulais une actrice très jeune qui a déjà un peu de métier. Au sens que le film est très technique. Je voulais la certitude que l'actrice que je choisirais ait l'idée de la caméra. La caméra est toujours là. Il faut pouvoir jouer de manière minimaliste en oubliant la caméra. Pour moi, le minimaliste, c'était la clé. Parce qu'on est si près d'elle qu'une actrice qui aurait joué trop, mais même juste, aurait rendu le film insupportable. Je voulais que tout soit intériorisé et Anamaria sait comment faire passer beaucoup d'émotions en faisant très peu. Je cherchais ma partenaire intellectuelle et Anamaria avait tout. Elle est arrivée au casting en me demandant de lui rendre des comptes ! C'est dingue, elle ressemblait déjà à Annie Ernaux !

Tout en étant unique, le film ne cache pas ses références, que ce soit à 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu ou Rosetta des frères Dardenne
Mon rapport à la cinéphilie fait que quand j'entame un sujet et que j'écris, il n'y a pas un mais mille films qui viennent. J'ai envoyé à Anamaria pour qu'elle se nourrisse de tous les films qui constituent un peu la galaxie d'écriture de cette histoire-là. De Rosetta, on a beaucoup parlé de ce regard qui est toujours tourné vers un point qu'elle voit à l'horizon et qui fait en sorte que personne ne pourra l'empêcher d'avancer. On a beaucoup parlé aussi de Sans toit ni loi qui est un film d'Agnès Varda que j'adore. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si Sandrine Bonnaire joue la mère. C'est un personnage qui choisit d'être libre, même à en mourir… De Girl de Lukas Dhont, on a parlé des différentes manières d'être femme dans la société, de ce que c'est de chercher sa place, d'être un transfuge. Et puis on a parlé du Fils de Saul. C'est comme une grande conversation nourrie de tout ce qui résonne. J'aime le cinéma, mais je n'ai jamais une référence. Je suis construite de tous les films que j'ai aimés.

Entrevue réalisée par Martin Gignac en janvier 2022 dans le cadre des Rendez-vous du cinéma français d'Unifrance.
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