25 mars 2022

★★★★ | Ouistreham

Réalisation : Emmanuel Carrère | Dans les salles du Québec le 25 mars 2022 (Axia Films)

Avec Ouistreham, l’écrivain/cinéaste Emmanuel Carrère adapte le récit autobiographique de la journaliste/écrivaine Florence Aubenas (Le Quai de Ouistreham, dans lequel elle s’était plongée dans une situation de précarité pour mieux comprendre le phénomène) avec une liberté d’une grande pertinence.
L’héroïne n’est donc plus Aubenas, mais Marianne Winckler, qui comme elle entreprend un livre sur le travail précaire. On pourrait s’imaginer que ce sujet social soit le sujet principal du film. Il l’est d’une certaine manière, notamment grâce à la justesse de l’observation de Carrère et la discrétion de sa mise en scène, très respectueuse des personnages et des situations qu’il restitue. Il l’est également grâce au respect du point de départ de l’œuvre littéraire dont il s’inspire : une observation de l’intérieur de la part d’une personne qui vient de l’extérieur (et qui apporte ainsi le recul nécessaire à une certaine objectivité du constat). Carrère se fait ainsi le porte-parole de ceux dont la précarité fait partie du quotidien. Mais en ayant lui-même le recul qu’Aubenas n’avait pas sur sa propre démarche (elle vivait son expérience, alors que Carrère la met en scène), il permet au film de dépasser le statut de film social (qu’il conserve cependant, de manière remarquable, d’un bout à l’autre) pour devenir également une réflexion sur la posture du créateur qui s’autoproclame sauveur (quitte à manipuler… au risque de finir par se voir comme une victime!) et, de manière plus globale, sur la complexité des rapports humains.
Binoche incarne à merveille le double d’Aubenas, c’est-à-dire cette professionnelle qui joue à vivre de manière temporaire ce que les autres vivent sans avoir la chance d’en sortir. Nous ne pouvons que ressentir le trouble de son personnage, obligé de tricher pour préserver son anonymat auprès de celles dont elle devient l'amie (avec une sincérité qui ne fait aucun doute), mais également confrontée à la culpabilité liée à l’aspect (seulement) passager de ses galères quotidiennes. Faut-il pour autant s’apitoyer plus sur son sort que sur celui des gens qu’elle côtoie? Voilà une question suscitée par le film. Il y en a beaucoup d'autres : Jusqu’où peut-on mentir à ceux que l’on veut aider? Le fait-on vraiment pour les aider ou dans son propre intérêt (écrire un livre à succès)? Mais au-delà de ces questions, lorsqu’on voit le talent des autres acteurs du film (tous non professionnels), le film interroge aussi sur le travail d’acteur et sur la moralité de l’appropriation de la souffrance de l’autre : lorsque l’on souhaite restituer une expérience de vie très spécifique dans un film à caractère naturaliste, pourquoi ne pas laisser la place à des non-professionnels?
Ouistreham ne cherche jamais à nous apporter de réponses claires aux questions qu'il pose, comme s’il restait en permanence conscient de la complexité du monde, des situations et des personnages qu’il décrit.
Le résultat est une œuvre remarquable, qui se dévore comme un divertissement bien huilé et qui nous hante ensuite en laissant une multitudes de questions auxquelles il nous est également bien difficile de répondre simplement!
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