4 mai 2012

Entrevue avec Narjiss Nejjar (réalisatrice de L'amante du Rif)

La venue à Montréal de Narjiss Nejjar dans le cadre du festival Vues d’Afrique nous a donné l’occasion de nous entretenir avec elle de son dernier film, L’amante du Rif. Nous en avons profité pour parler de liberté, des femmes et du cinéma dans le Maroc d’aujourd’hui.

Comment définiriez-vous L’amante du Rif?
Je dirais que c’est le film de la culpabilité. Je pense que le préambule était de faire une sorte de traversée dans les méandres de ma propre lâcheté ou de ma propre culpabilité liée à un fait qui s’est déroulé il y a quelques années et pour lequel je n’ai pas réussi à agir comme il se doit.

Donc, c’est un film très personnel?
Oui. C’est très prétentieux de dire ça, mais je pense que c’est aussi une sorte de radiographie de la société dans laquelle je vis. C’est une espèce de miroir réfléchissant de tous les questionnements d’aujourd’hui, dans une société un peu tiraillée et ballottée entre ce qui est licite et ce qui ne l’est pas, ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, ce qui est possible ou pas. Où sont les lignes rouges? Dans quoi s’inscrit réellement la notion de désir? Comment se joue le théâtre de la vie dans une société un peu muselée et conservatrice mais qui a en même temps besoin de se libérer de ses chaînes? Ce film arrive en plus dans une conjoncture où le Maroc n’a pas eu son printemps arabe, même s’il l’a d’une autre manière, de manière plus pacifiste. Je pense que ça devient intéressant, car on a une scission de deux entités dans ce pays. Et la frange progressiste se bagarre pour que nos acquis continuent de l’être, et surtout pour arracher des libertés supplémentaires…

L’Amante du Rif est l’histoire d’une jeune fille qui rêve de liberté et qui se retrouve finalement prisonnière d’un peu tout… Le film se situe dans un milieu rural. Cette prison est-elle spécifique à ce milieu? Retrouve-t-on une différence majeure entre les grandes villes et les campagnes?
Oui, il y en a, forcément. Il y en a parce que l’enclavement n’est pas le même. Mais j’ai installé cette histoire dans le rural car la géographie est très ouverte. Il y a un enclavement car ce village est ceint de montagnes, mais on est à ciel ouvert. J’avais envie de parler de ce Maroc où il y a une tricherie d’emblée. Quand on pose ses yeux dans ce pays, c’est beau. Il y a une couleur, une lumière, qui prend tout, qui enveloppe tout, qui nimbe tout… Tout devient très joli, alors qu’il y a de la laideur à l’intérieur. C’est souvent ce paradoxe que j’ai envie de traiter. Donc, je n’aurais pas voulu installer cette histoire en ville car l’urbain m’asphyxie et ne raconte pas ce que j’ai envie de raconter du point de vue formel. Car il faut savoir qu’il y a le propos et il y la forme, qui est déjà une symbolique quelque part. Donc, souvent, je m’extrais de la ville pour montrer combien on peut être à la fois à ciel ouvert et prisonnier de choses qui sont à l’intérieur de soi, car cette volonté de se compléter dans le regard des autres est une prison absolue.

(…)

Puisqu’on parle de forme, j’ai envie de rebondir sur le choix de votre chef opérateur… un Belge, Maxime Alexandre.
Qui travaille beaucoup à Hollywood par contre.

En effet, il a beaucoup travaillé avec Alexandre Aja, il est parti lui aussi à Hollywood. Il est maintenant spécialiste du cinéma d’horreur… Sur le papier, ce choix parait bizarre!
Oui, c’est vrai!

Pourquoi l’avoir choisi?
Vous savez, je n’aime pas les clivages, à tout point de vue. Ce garçon est vraiment un DOP très talentueux. Je pense que son challenge à lui, c’était de pouvoir faire de belles images. Il avait envie de beauté. On s’est entendu là-dessus car je suis très plastique. Parfois, on trouve mon cinéma un peu trop esthétisant, mais ce surplus d’esthétique raconte aussi pour moi quelque chose… mais c’est un autre débat! Donc, Maxime Alexandre, qui fait effectivement du cinéma d’horreur, avait envie d’autre chose, et j’aimais ce point où on allait se retrouver. Pour lui, c’était une aventure assez incroyable car il a l’habitude d’une grosse machine derrière lui, et là, il se retrouvait avec de très petits moyens, au milieu de nulle part, avec une autre manière de travailler… et je pense que c’était un challenge pour lui, et on s’est retrouvés sur ce défi.

L’amante du Rif est une sorte de conte de fées qui se termine en descente aux enfers… Mais lorsque je dis fées, enfer… cela me fait penser au cinéma de genre! Il y a aussi des scènes de prisons… et dans les toutes premières scènes, lorsqu’Aya témoigne, nous somme presque visuellement dans un thriller. Au-delà de la surprise initiale, il y a finalement une grande logique dans cette collaboration! Vous n’êtes pas une cinéaste de genre… mais j’aimerais savoir ce que vous en pensez?
J’aime ça… vous savez, mes choix sont très éclectiques. Si je devais vous parler de manière consensuelle, je dirais que je suis disciple de l’école iranienne… ou plutôt entre l’école iranienne et le cinéma asiatique. Maintenant, le cinéma de genre… quand on place une histoire dans le milieu carcéral, certaines choses s’imposent d’elles-mêmes! Il y a des codes aussi qui s’imposent, plutôt que d’aller vers une recherche spécifique du cinéma de genre. Je pense que ça s’est imposé à moi malgré ma volonté consciente de ne pas faire quelque chose qui s’y apparenterait!

Mais ça ne vous a pas donné envie d’aller explorer…
Si… c’est bien ce que vous dites…

Car le cinéma de genre…
C’est très judicieux ce que vous dites. Et je pense que peut-être, je ne m’en sortirais pas trop mal! C’est peut-être une nouvelle piste à exploiter! C’est la première fois qu’on me dit ça, mais pourquoi pas!

On va revenir au sujet du film. C’est un sujet personnel, vous l’avez dit, mais à travers ce film, souhaitez-vous vous adresser aux jeunes femmes marocaines… et aux hommes aussi d’ailleurs?
Je ne raisonne jamais comme ça. Mais oui, je m’adresse aux Marocains d’aujourd’hui pour essayer de leur dire que les moments où ils ont l’impression d’être libres sont importants. Il ne faut pas que la culpabilité vienne après cette liberté. La prise de la liberté doit être un choix. (…) Pour moi, la liberté n’est pas le monopole de l’occident. Je déteste l’idée selon laquelle parce qu’on est arabe, ou musulman, notre liberté est rognée, tronquée. C’est absurde. Je suis une femme, Marocaine, et j’ai le droit d’être libre autant qu’une femme au Québec ou ailleurs! Si je suis taxée de subversive au Maroc, c’est peut-être pour ça! Mais c’est incroyable que vouloir être libre soit de la subversion. (…) Avec ce film, je tâtonne, je cherche, je me questionne sur ma propre identité, sur ce que je peux faire et jusqu’où je ne peux pas aller. On est quand même formaté par une société… on a beau croire que nous n’avons pas de chaînes… nous avons tous des chaînes, même les plus libres d’entre nous!

(…)

Et le fait d’être une femme, cela fait une différence dans le jugement que portent les gens sur votre film?
Oui… pour l’anecdote, j’ai fait l’ouverture du Festival international de Marrakech, et un autre film marocain a fait la clôture. Dans son film, réalisé par un homme, il y a des scènes assez osées, et il n’y a pas eu de réactions virulentes. Par contre, il y en a eu à propos de mon film… Donc oui, ma condition de femme fait que je me fais plus facilement attaquer. Mais à la limite, ça ne me pose pas de problème. Je n’en suis pas là… ça fait partie du jeu!

Vous avez étudié le cinéma à Paris… pourquoi? Il n’y avait pas de structure au Maroc?
Non, à l’époque, il n’y en avait pas… Mais de toute façon, j’aurais tout fait pour partir! J’avais besoin de me heurter à moi-même en allant vers les autres, vers une autre culture. (…) C’était important pour moi de m’ouvrir, et de voir combien finalement j’étais libre. (…)

Et maintenant, pour une jeune femme qui veut faire du cinéma au Maroc, vous pensez que c’est plus facile?
Je ne sais pas si c’est plus facile. Vous savez, on a un gouvernement islamiste depuis peu de temps. Ils essaient d’appliquer leur idéologie, et c’est tout à fait normal… Maintenant, est-ce que c’est simple pour une femme? Oui, il y a de plus en plus de jeunes filles qui ont envie de faire du cinéma, et j’en suis très heureuse. On va se retrouver en rangs serrés… et c’est bien! Maintenant, le propos est surtout la liberté, que l’on soit un homme ou une femme! Je ne vis pas en Arabie Saoudite non plus. J’ai le droit de conduire, je ne suis pas obligée de mettre le voile non plus… il faut sortir de ça. Ce sont des clichés un peu éculés. Au Maroc aujourd’hui, on peut vivre librement. Le problème est de savoir quelle est la marge de liberté à laquelle on a le droit!

Je vous demandais ça, car à Vues d’Afrique, il y a un deuxième film marocain réalisé par une femme, Sur la planche, qui est une merveille…
Ah, c’est magnifique. Elle est brillante! J’ai une admiration sans borne pour cette fille (Leïla Kilani, ndlr). C’est une pépite qui est arrivée au milieu de nulle part… Bravo! C’est brut, il y a quelque chose de juste dans ce film. Je vais vous dire quelque chose de terrible, mais qui est une réalité : si je devais comparer mon film au sien, je dirais que le mien est surfait! C’est une intention… mais il est surfait! Le sien n’utilise pas de chemins de traverse. Il est frontal… Je suis très fière de ce qu’a fait Leïla!

On ne connait peut-être pas assez bien le cinéma marocain…
Vous voyez qu’il y a de jolies choses!

Oui! Tout à fait! Mais ce qui m’attriste, c’est que le film qui représentait le Maroc pour les Oscar l’an dernier, c’était le film de Roschdy Zem, Omar m’a tuer… Je n’ai rien contre le film… Mais c’est avant tout un film français! Ça ne vous dérange pas de voir qu’on choisit comme représentant du cinéma marocain un film qui est finalement très français?
Oui, ça me dérange. Ce sont des petites choses qui se jouent en coulisse… Je n’ai rien contre Roschdy Zem, au contraire, j’ai beaucoup d’admiration pour ce garçon… mais ça me dérange beaucoup car effectivement, ce n’est pas un film marocain. Je trouve ça juste stupide… personne n’a rien dit parce qu’on ne se bat pas contre des moulins à vent. Le combat est ailleurs en fait… et on s’en fout des Oscar.

Oui… mais symboliquement, c’est choquant!
Mais je pense que cette année, ça va être le film de Leïla Kilani. Ils ont intérêt à la choisir, car là, je serai la première à hurler! Franchement, ça serait dommage de ne pas le choisir car c’est une belle représentation du cinéma marocain. C’est une manière de montrer combien il y a une intelligence cinématographique et une réflexion cinématographique incroyables, au-delà même du contenu!

(…)

Et c’est facile de financer des films au Maroc aujourd’hui?
Ce n’est pas toujours évident! (…) Il y a une commission qui aide le cinéma. Il y a donc des budgets pour faire les films, mais je ne sais pas quels films vont voir le jour maintenant qu’idéologiquement, ça devient un peu difficile. La encore, il y a une bataille à mener.

Et au niveau du public? Il y a une cinéphilie au Maroc, un public?
Pour le cinéma marocain, oui…

Oui… ne parlons pas des films américains…
Ils sont piratés les films américains, donc les gens regardent ça chez eux! Mais pour les films marocains, les gens vont dans les salles. Mais moins qu’avant… c’est un gros problème. On ferme de plus en plus de salles au Maroc. On essaie d’inverser un peu la donne en ouvrant des multiplexes à travers des mécanismes d’aide, mais je trouve dommage que les petites salles ferment… parce qu’il n’y a plus de public. Mais le cinéma marocain est celui qui atteint le taux de fréquentation le plus important.

Pour conclure, revenons à vous… vous travaillez sur un projet particulier en ce moment?
Je travaille sur un projet qui s’appelle Un pas derrière le soleil, et pour une fois, ça va être une histoire d’hommes, pour changer un peu!

Comme quoi vous ne restez pas enfermée…
Non, je ne reste pas enfermée! J’essaie de m’ouvrir aussi à ma façon! (rire)
Entrevue réalisée par Jean-Marie Lanlo à Montréal le 4 mai 2012
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