22 janvier 2013

Entrevue avec Nathalie Saint-Pierre (réalisatrice de Catimini)

Nous avons eu le plaisir de rencontrer Nathalie Saint-Pierre à quelques jours de la sortie de Catimini, premier film québécois à prendre l’affiche cette année (dans les salles du Québec le 25 janvier). En plus d’avoir été remarqué lors du dernier FNC, Catimini a obtenu le Valois d’Or lors de la 5e édition du Festival du Film francophone d’Angoulême en août 2012, ainsi que le Prix Kinema au Festival international du Film de Braunschweig en Allemagne.

Catimini suit le parcours de quatre filles qui vivent en familles d'accueil. Ce sujet n’est pas souvent traité... quel a été le déclic qui vous a donné envie de raconter cette histoire?
Dans ma vie j’ai côtoyé des enfants de la DPJ dans différentes circonstances. À l’école primaire, il y avait l’équivalent d’un centre de jeunesse pour enfants. Chaque année, des enfants placés en institutions se retrouvaient dans ma classe. C’était des enfants très particuliers, qui détonnaient et qui avaient une aura dramatique... et 35 ans après, je m’en souviens encore. À l'âge adulte, j’en ai également rencontrés et j’en ai visités en centres jeunesse. Ce sont des lieux carcéraux, avec de très bonnes intentions... mais sans les moyens de leurs intentions. Malgré elles, ces institutions contribuent à accroître la détresse des enfants et leur marginalisation. En allant dans ces lieux j’ai eu l’impression d’avoir presque une mission. Il fallait que je raconte cette histoire. J’ai eu en tête le désir de faire un film sur ce milieu sans trop savoir comment l’approcher. C’est assez casse-gueule, et je ne voulais pas faire un truc trop mélodramatique ou larmoyant. Je ne voulais pas faire un remake d’Aurore. J’ai alors pensé à cette structure narrative, faite d’une succession de portraits. Je ne présente que des filles car cela suggère qu’il s’agit d’un seul parcours au sein de la DPJ. Quand j’ai eu l’idée de la structure narrative, j’ai commencé à écrire le film.

Ces quatre segments pourraient être les quatre segments de la vie d’une fille qui pourrait être la même finalement?
Oui, c’est ça.

Si vous aviez eu la possibilité de faire le film sur 10 ans, vous auriez peut-être fait...
Non, ça ne m’aurait pas plu.

Vous n’auriez pas aimé garder le même personnage?
Non, car ça lui aurait donné un caractère d’unicité. “Voici cet enfant quasi martyr, et voici son chemin de croix”. Tandis que là, en passant d’une à l’autre par des ruptures, je mets le spectateur dans la situation que vivent ces enfants. Certaines personnes sont allées voir le film en festival sans rien connaître de l’histoire et ont été choquées de s’attacher à cette blondinette et de voir que tout à coup, on change de personnage... je ne voulais pas donner un caractère exemplaire, mais suggérer qu’elles sont des milliers.

D’autant plus que la troisième et la quatrième sont très différentes. Cependant, elles vivent toutes les deux des situations très difficiles, alors qu’elles sont en fin de parcours. Cela veut dire qu’il n’y a pas d’espoir pour ces filles?
Dans cette filière-là il n’y a pas beaucoup d’espoir. C’est évident qu’il doit y avoir des jeunes qui sortent de centres jeunesse et qui s’en sortent. Actuellement il y a un programme conçu pour accorder un an de soutien aux gamines (et aux gamins) de 18 ans. Ils ont été pris en charge dans des cadres très rigides et à 18 ans la porte est ouverte, mais ils se retrouvent seuls au monde. Souvent ils n’ont pas accès à leur famille naturelle. Ils ont connu une succession de familles d'accueil, d’intervenants, d’éducateurs, mais personne avec qui ils ont eu un lien signifiant.

En effet, à 18 ans, ils n’ont gardé aucun lien...
Ils ont peut-être gardé une nostalgie. Ils peuvent se dire, “dans la famille où j’étais quand j’avais 12 ans, c’était bien”, mais c’est tout. Les décisions au sein de la DPJ sont prises de manière rationnelle pour le bien de l’enfant, mais parfois cela peut aboutir à des choses difficiles. La petite qui est expulsée de la famille d’accueil, dans mon film, on ne sait pas depuis combien de temps elle est là, mais on sent qu’elle est très liée aux autres enfants. Qu’on lui interdise de leur parler se conçoit, mais ça revient à lui dire qu’elle va vivre une vie en pointillé. Elle a beaucoup aimé ces personnes... mais elles ont disparu de sa vie, elle n’y a plus accès! Je voulais montrer l’impact de ces changements de familles successifs chez ces jeunes.

Qui sont donc des filles ou des garçons... pourquoi n’avoir montré que des filles?
L’idée du personnage destin aurait un peu déraillé si j’avais utilisé un garçon. De plus, dans les foyers de groupe, ce n’est pas mixte. Il fallait donc que je choisisse. Dans les familles d'accueil c’est mixte, mais les foyers de groupe pour adolescents, ce n’est plus mixte. Le réalisme de la chose me portait vers les filles. Je suis une femme, j’ai une fille... et on ne voit pas si souvent des personnages féminins à l'écran.

Du coup, vos personnages masculins sont assez antipathiques. Je pense surtout à la quatrième fille, Manu, qui rencontre des personnages masculins vraiment...
C’est la norme. Une fille paumée comme elle, qui n’a pas beaucoup de ressources et qui en désarroi affectif... C’est comme si “victime” était écrit sur elle. Je me suis dit à un certain moment que je pourrais montrer un éducateur... Mais il y a tout de même un homme de positif, c’est le papa bienveillant qui en prend plein la gueule à la fin! J’adore cette ambiguïté... mais on me dit qu’en voyant le film deux fois, tous les éléments factuels sont là pour qu’on comprenne qu’il s’agit d’une accusation. Je ne parle pas de pédophilie ou d’inceste... mais d’un cri de vengeance. Mais je trouvais réaliste que Manu ne trouve pas de bons samaritains.

Parlons justement de la scène de la fin. Ma réserve à propos de votre film se trouve à ce niveau... et je connais pas mal de personnes qui sont de cet avis. Durant tout le film, il y a un regard très documentaire, et sur la fin, il y a cette irruption très fictionnelle...
Tout à fait...

C’est d’un seul coup plus manipulateur également... mais je pense que c’est voulu!
Le cinéma, c’est l’art de la manipulation. Il y a un côté documentaire car j’ai fait attention à avoir une mise en scène minimaliste, je n’ai pas mis de musique. Mais c’est clair que ce n’est pas documentaire...

Je parlais surtout du regard, de l’envie d’aller au plus profond de la personne...
Je ne suis pas en train de me comparer aux frères Dardenne, mais il y a toute une lignée où le poids des personnages est mis très en avant plutôt que la dramaturgie. Mais pour revenir à la séquence finale...

Oui... vous l’aviez en tête dès le début?
Oui, elle est au cœur de mon projet. Je ne voulais pas faire un film pathétique ou misérabiliste. Mes amis documentaristes qui ont vu le film m’ont dit "Formidable les quatre portraits, mais par contre, après..."

Cela dit, ça montre aussi la complexité de la situation et le fait que les victimes peuvent se transformer...
En bourreaux! En effet... mais à un moment donné je me suis dit que j’aurais pu montrer Manu, qui a vécu ces deux abus sexuels, se promener enceinte, et laisser imaginer que l’histoire va recommencer. On va revenir au prologue du bébé qui pleure... et ça sera le sien! Mais je ne voulais pas de ça. C’est un film tellement important pour moi! Mais c’est vrai aussi que je voulais mettre en lumière ma fascination pour les grandes institutions. C’était pour moi un moyen de faire ce grand bal burlesque, grotesque, obscène, où tout le monde applaudit la quantité... alors que cette mère-là est un frigo. Elle est horrible. Je voulais donc cette scène... même si j’étais consciente de tous ses écueils. Mais je peux comprendre qu’on soit déconcerté car d’un coup, ça part comme un film de fiction.
Je rebondis également sur ce que vous avez dit sur votre mise en scène très sobre et sans effets. Il y a tout de même le troisième segment dans le centre jeunesse où il y a plus d’effets de montage, de son...
Le son, c’est à cause des lieux. C’est du naturalisme.

Car c’est très violent...
C’est horrible... Ces lieux sont de vieux espaces avec des cliquetis, des cris, des bruits de porte... c’est d’une violence inouïe. En réalité, je n’ai pas montré grand chose. Moi-même, quand j’allais là-bas, je devenais hyper réactive tellement c’est agressant. Et ils sont là sous la loi de la protection de la jeunesse! Donc, les effets sont en fait très réalistes.

(...)

Je reviens maintenant aux enfants... à 16 ou 18 ans, il y a des actrices... mais à 6 ans, qui est l’âge de la plus jeune, ce n’est pas le cas. Je pense qu’il faut surtout trouver des enfants qui sachent rester naturels. Ça doit être difficile pour le metteur en scène et les acteurs qui sont autour. Je parlais de ça avec Cédric Kahn récemment à propos de son dernier film. Il me disait que l’enfant peut partir dans tous les sens... même avec un scénario précis. Et il faut pouvoir le suivre...
Pour Catimini, les enfants n’ont pas de scénario...

En plus?!?
Je les mets en situation avant. Mais c’est vrai que c’est très grisant de travailler avec des enfants, aussi bien pour les acteurs que pour moi ou le directeur photo. Il faut être très attentif et tout est possible. Les qualités des enfants, et leurs défauts, c’est qu’ils sont spontanés et imprévisibles.

Quand vous avez commencé à monter le projet, vous n’avez pas eu peur?
C’était ma grande crainte. Des adultes avec un enfant ça se passe bien car tous les adultes ont la générosité d’être attentif. Mais faire jouer des enfants d’âges différents ensemble, ça m'angoissait! Je n’ai pas fait de répétitions car j’avais peur que quelque chose se cristallise, mais on jouait, on a mangé du gâteau, pour qu’il y ait un esprit de corps entre les enfants. C’était important que tout le monde se sente bien sur le plateau. Mais c’est vraiment le jour 1, sur le plateau, qu’on voit si ça passe ou ça casse! Les auditions, c’est une chose... mais en tournage les conditions sont très différentes. Il se peut que devant une équipe de trente personnes un enfant gèle et ne soit plus capable de rien faire! Mais le jour 1, avec la petite Émilie (Bierre, ndlr), j’ai fait “ouf!”. Pendant 30 minutes on est avec une petite fille... il vaut mieux qu’elle soit intéressante, sinon, c’est foutu. Avant la première journée de tournage, j’ai eu pas mal de nuits blanches... mais après, je dormais mieux!

C’est vrai qu’elle est vraiment très bien cette petite...
Elle est très attentive, elle comprenait, elle s’intéressait au processus, elle comprenait les raccords... c’était vraiment extraordinaire!
Entrevue réalisée par Jean-Marie Lanlo le 15 janvier 2013 à Montréal
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