1 septembre 2013

Entrevue avec Denis Côté (réalisateur de Vic + Flo ont vu un ours)

À quelques jours de la sortie de Vic + Flo ont vu un ours (lire notre critique), son réalisateur Denis Côté nous a fait l’immense honneur de nous accorder une (longue) entrevue, dans laquelle nous revenons sur l’Ours d’argent obtenu par le film il y a quelques mois à Berlin, les velléités de carrière internationale des réalisateurs québécois, le rapport de Denis Côté à la mise en scène, ses doutes et son besoin de faire régulièrement des films essais, entre autres choses...

Je voudrais commencer en parlant de festivals. Vous avez eu plusieurs Léopard de plusieurs métaux à Locarno, et vous avez il y a peu obtenu un Ours d’argent à Berlin. Qu’est-ce que représente pour vous ce genre de prix?
Je ne fait pas du cinéma qui s’inscrit très bien dans des compétitions, car mes films sont parfois un peu trop dans le champ gauche pour remporter des prix. On peut dire la même chose de certains grands cinéastes qui ne gagneront jamais de prix d‘ailleurs. Je n’ai donc pas développé d’esprit très compétitif, mais je tiens à sortir mes films dans des rendez-vous majeurs. J’ai accepté l’étiquette qu’on m’a mise de “mec de festival”, aussi agaçant que ça a pu être pendant un moment. J’ai commencé à regarder à gauche, à droite, et j’ai constaté qu’il y a des cinéastes qui font toute une carrière en étant estampillé festival. Je tenais à la compétition de Berlin. Je commence à connaître les festivals, donc je suis capable de positionner le film, alors que les jeunes cinéastes ne peuvent pas vraiment le faire. De mon côté, j’ai un peu des portes d’entrée, mais quand ils l’ont sélectionné, je me suis dit que c’était probablement le plus petit film de la sélection. Finalement, après avoir gagné, j’ai voulu regarder le côté sombre du prix, et je me suis demandé ce qu’était le prix qui “ouvre des nouvelles perspectives sur le cinéma”? Si je veux casser mon propre party, je peux dire qu’ils ont salué le film le plus original de la compétition… Mais recevoir ça des mains de Wong Kar Wai! Quand je l’ai reçu, je me suis dit c’est terminé… je ne me pose plus de questions, il faut que je reste moi-même. On vient de me récompenser car j’ai été moi-même, je n’ai pas fait de concessions… j’arrive à 40 ans, et je serai moi-même jusqu’à la fin de mes jours. Je ne ferai plus de cas de conscience, en essayant de trouver un nouveau public ou de faire des films plus commerciaux. Le prix m’a dit: “reste toi-même!”

On peut s’imaginer qu’un tel prix va susciter certaines attentes…
Je vois ça dans l’attitude de certains cinéastes. Je ne donnerai pas de nom, mais on voit ça partout dans le monde. Pour beaucoup, après un succès, le prochain film se doit d’être le double du budget, il faut qu’il y ait une évolution. On ne peut jamais redescendre. Moi, j’ai un peu le parcours d’un Robert Morin par exemple. Je vois mon oeuvre comme un mur, et chaque film est une brique. Je ne vois pas ça comme un cheminement. Hier, à l’occasion de la journée de la presse, j’en avais un peu marre car de nombreux journalistes m’ont dit “tu sais, avec Vic + Flo, tu arrives enfin là où j’avais l’impression que tu as toujours voulu être.” C’est un compliment complètement empoisonné. Je ne savais pas comment réagir. J’avais envie de leur dire “mais vous deviez me prendre pour un moins que rien quand j’étais avec Carcasses à Cannes. Vous deviez penser que j’étais un poseur”. Et ce n’est pas vrai qu’avec Vic + Flo j’ai atteint quelque chose. Et après Vic + Flo, je risque de faire ce que j’ai toujours fait, c’est à dire un film plus expérimental. Il n’y a pas de compromis, pas de recherche d’un but à atteindre… je ne suis pas ambitieux, je suis travaillant. Hier, quelqu’un m’a demandé “qu’est-ce que je peux te souhaiter pour la suite?” J’étais complètement soufflé par la question.

Faire des films?
Oui, mon travail… mais il n’acceptait pas la réponse! Mais qu’est-ce que tu veux que je te réponde de plus? Je ne veux pas donner l’impression que je suis arrivé au sommet… mais tu souhaites quoi à Michael Haneke? Juste faire un prochain film! Donc, pour revenir à la question, le prix à Berlin m’a dit “continue”... et moi, je continue. Point.

Donc, vous n’allez pas ressentir une pression supplémentaire… mais est-ce que vous pouvez avoir des propositions de coproductions par exemple?
On a tendance à penser ça, mais sept mois après Berlin, il n’y a rien.

Le film n’est pas encore sorti en France.
Le film sort en même temps qu’ici. Je peux lancer des perches à tous les producteurs français. Ils vont m’écouter, me donner rendez-vous et lire le scénario, c’est certain. Pareil chez les Allemands. Je peux cogner à des portes, mais des propositions, non.

Et vous, auriez-vous envie… est-ce que cela pourrait apporter quelque chose?
Je ne suis pas attaché au Québec. Je vais où je peux produire mes films. Je vais où on veut de moi. Mes films sont enracinés dans une parlure québécoise, dans le territoire, mais moi, comme individu, je suis très allumé par la planète cinéma. Je suis allé enseigner un mois et demie dans une école à Berlin. Je suis allé au Fresnoy. Depuis Berlin, mon nom est connu. Si j’étais très ambitieux ou si j’avais un agent, je pourrais faire des moves. Mais j’avoue que je suis tout de suite après reparti dans un film à la Bestiaire. Je ne suis ni carriériste ni calculateur. Je devrais peut-être l’être, je ne sais pas. Vous avez vu que certains Québécois, dès qu’ils ont un succès…

En effet, en ce moment, beaucoup tournent à l'étranger, notamment aux États-Unis…
Ça nous montre la personnalité de chacun et comment ils se débrouillent. (...) Je suis très copain avec Philippe Falardeau. Il fait son film à 15 millions aux États-Unis et il me disait en privé comment ça fonctionne, et bien ce n’est pas une partie de plaisir. Il me racontait comment quatre ou cinq producteurs rentrent dans sa salle de montage et lui disent des choses. Mais à côté, Denis Villeneuve, qui est un assez bon ami, s’amuse probablement un peu plus à Hollywood, car il est peut-être plus à l’aise pour faire des projets un peu moins personnels. Il y a aussi quelqu’un comme Jean-Marc Vallée qui semble être capable de se débrouiller. Mais moi, serais-je capable? Probablement pas à Hollywood, avec ce que j’entends!

On vous imagine plus en France…
Oui, forcément. C’est sûr que je regarde toujours vers l’Europe. (...) Si je regarde un mec comme Hong Sang-soo… il fait un film par année, sinon deux. C’est beau, ce n’est pas un carriériste. C’est juste beau de le voir aller. Tout dépend de ce qu’on a en soi, ce qu’on a dans la vie. Je n’ai pas de dettes, je n’ai pas de famille… J’aime beaucoup me mettre en danger. Vic + Flo par exemple, ce n’est pas un film confortable. Je ne parle même pas pour le spectateur, mais pour le créateur. Il n’y a pas de certitudes quand on fait ce genre de film. On entend des trucs à propos de ce film: comédie, drame, grotesque, horreur, trucs pas politically corrects. Quand je l’ai présenté à Berlin, je n’étais vraiment pas en sécurité, mais je veux me mettre en danger. Je ne veux pas aller où c’est trop sécuritaire. Je ne suis pas un mec à argent non plus.

(...)

Je parle rarement des acteurs ou des actrices… mais j’ai été bluffé par Romane Bohringer
Ah oui? D’habitude, c’est Pierrette Robitaille! (rires)

Il faut dire que je n’est pas toujours trouvé Romane Bohringer extraordinaire au cinéma… ici, elle est vraiment excellente! Ce n’était pas votre premier choix, qui était Valérie Donzelli
Et que l’on imagine plus du tout dans le film!

En effet, on se dit “mais heureusement que ce n’est pas elle!”
Je ne peux pas imaginer mon film avec Valérie Donzelli!

D’autant plus que… je ne sais pas si vous avez remarqué, mais c’est très surprenant: pas dans la première scène, mais après, quand on voit Pierrette Robitaille en plan plus rapproché, elle a une ressemblance étrange avec Romane Bohringer. Je n’en ai pas parlé à mes collègues… je suis peut-être le seul à la remarquer!
Je n’ai pas remarqué, mais ce que je sais, c’est la relation qu’il y a eu entre les deux. Les chances que Romane Bohringer arrive au Québec et devienne à ce point ami avec Pierrette Robitaille était très faible… Elles ne voulaient même pas aller en journée de congé. Elle voulaient rester ensemble et aller magasiner. Elles s’aimaient tellement… et je pense qu’on le voit à l’écran. Il y a une fusion… il y a vraiment quelque chose! Romane, elle est elle-même dans ce film.

Elle semble en effet très libre…
Déjà, la personne est très bohème, très cool, très relax. Elle s’en venait se faire un trip au Québec. Je l’ai prise comme elle s’est présentée. C’est une voix, un côté un peu enfant sauvage, pas star du tout. Je n’avais pas grand chose à lui dire si ce n’est “reste toi-même”. Je ne l’ai jamais reprise pendant tout le film… ou presque. Pareil pour Marc-André (Grondin, ndlr). Mais Pierrette, forcément, je ne l’avais pas choisie pour rien. C’était pour me donner du fil à retordre. Elle n’aime pas quand je dis que je l’ai prise par défi, mais je l’ai prise par défi. Comment intérioriser une actrice qui extériorise tout? On ne l’a jamais vue dans un rôle comme ça. Je trouve qu’elle charrie le chaud et le froid dans la même scène. Elle peut être aussi touchante qu’une vieille femme sauvage. Mais Romane…

Pourquoi l’avoir choisie elle?
C’est assez banal comme réponse… mais parce que ça allait mal avec Valérie Donzelli, qui ne lisait pas le scénario. J’allais à Paris, on se voyait, on buvait des coups, on parlait… mais elle ne lisait pas. Elle est un peu tête folle...elle me disait “Mais Denis, je m’en fous, je n’ai pas besoin de lire le scénario… je veux travailler avec toi!” Et puis quatre mois avant de tourner, je lui ai dit que ça me faisait vraiment peur. (...) Elle a finit par cracher le morceau: elle tournait le film de Lionel Baier en même temps. Je lui ai dit “soyons sérieux… tu ne feras pas le film!” Comme je suis très pote avec Bertrand Bonello, je lui ai donné des noms d’actrices en lui demandant son avis. Il m’a dit tout de suite: “Tu appelles Madame Bohringer, tu n’auras pas de problème, elle va être passionnée, elle va débarquer à Montréal avec plaisir…” Mais attention, je ne voulais pas la cocotte parisienne. (...) Au départ, ça devait être une coproduction. J’avais donc écrit pour une Française. Mais je ne voulais pas d’une Française qui avait l’air d’avoir été catapultée de Paris vers Montréal avant d’être mise dans la cabane! Et quand on regarde le film, je pense qu’on ne se dit jamais “mais qu’est-ce qu’elle fait dans le film?”. (...) Mais sur le papier: Marc-André, Romane et Pierrette, c’est assez improbable! Je suis content de cette mixture là. (...)

Je pense qu’on peut dire que c’est votre troisième film de fiction pure…
De l’industrie…

Mais de vraie fiction également… sinon, il y a toujours un peu de documentaire…
Il y avait aussi le film bulgare, plus mineur… Nos vies privées.

Il y a des similitudes entre ces films “de l’industrie”, mais aussi une évolution. Parmi les similitudes, il y a ce peu de personnages. Pourquoi? Un manque d’envie d’écrire des dialogues?
Il y a la peur du film chorale. Je ne suis pas capable de faire Altman et de rentrer quinze ou seize personnages en une heure et demie. Mais c’est le cas dans le cinéma québécois en général.

Oui, mais dans votre cinéma, il y a même peu de personnages secondaires, sans parler de film chorale.
Il y a peut-être une part des personnages secondaires qui ne servirait à rien. J’ai peur d’avoir des personnages qui passent trop vite. (...) J’aime l’idée de la société qui est là, avec des personnages qui ont peur de s’y coller, mais je ne veux pas mettre un visage à la société. Je ne veux pas avoir seize représentants de la société. Je préfère qu’elle soit loin… qu’on reste caché, sans savoir s’il faut aller la rejoindre. Ensuite, pour les dialogues, je pense que je commençais à être dans une sorte de cul-de-sac relié aux non-dits. (...) Avec Vic + Flo, j’ai eu envie d’écrire des choses avec des gens qui se disent en plein visage ce qu’ils ont à se dire. Il n’y a plus de faux-fuyants à la Curling, plus de gens qui tournent autour du pot pour se dire des choses… mais deux femmes fortes qui s’envoient à la gueule ce qu’elles ont à se dire. (...) Il fallait que je me donne des nouveaux défis: jouer avec les genres, Pierrette Robitaille… et écrire des dialogues pour des femmes, ce qui n’est pas si facile! Je ne sais pas si ça s’ouvre, si c’est plus chaleureux, si c’est plus complet…

C’est clair qu’on ressent l’envie de faire plus de dialogue.
Ou de prendre plus à bras le corps les choses… mais je peux vous dire secrètement que je préfère Curling. Curling va sur une piste, une ligne, ça correspond vraiment à moi, tout est engourdi. Je suis très à l’aise sur cette piste-là.

On ressent avec Vic et Flo une envie d’aller vers quelque chose d’autre…
Il fallait que je me mette en danger…

Comme si c’était une transition vers plus de dialogues, plus de personnages… ça fait un peu “film-passerelle”.
Je ne sais pas vers où ça va aller. Honnêtement, je n’ai rien d’écrit, mais j’ai envie pour un prochain film de faire parler des gens qui sont très éduqués, ce que je n’ai jamais fait. Mais c’est un peu cette volonté de faire toujours quelque chose de différent. Voir le huitième même film de Tsai Ming-liang, voir le septième même film de Béla Tarr… c’est toujours bon, mais à un moment donné… comment se mettre en danger? Les deux derniers films des frères Dardenne, ça reste les frères Dardenne qui font du Dardenne!

Un mec comme Olivier Assayas par contre, est très bon pour faire des films complètement différents à chaque fois. On peut lui reprocher, mais…
Oui, on peut lui reprocher, mais il y a des mises en danger! Je tiens à ces mises en danger. Quand je fais Curling, je suis dans ma zone de confort. Je peux en faire d’autres des Curling! Mais à quoi bon?

Justement, si on regarde l’évolution de ces trois films: Elle veut le chaos, c’est l’image, du beau noir et blanc…
Ça, pour moi, c’est un film de transition!

Après, il y a Curling… J’ai l’impression que pour ce film, vous travaillez le cadre et que vous intégrez ensuite les personnages au cadre.
Absolument!

Alors que dans le suivant, Vic + Flo, j’ai l’impression que vous dirigez vos personnages, et que vous faites votre cadre ensuite…
Je pense qu’il faut que j’arrive à ça. Si je m’autocritique, je pourrais dire que dans Curling, on sent le cinéaste partout. Dans Vic + Flo, on le sent encore, mais les personnages sont plus forts, et on sent moins l’obstruction du cinéaste. Même si je suis encore là et si je tire les ficelles. Le cinéaste qui vient couper le fil narratif ou psychologique qu’il a construit pour aller dans le dernier acte, c’est la marque du cinéaste qui a envie d’impressionner! Je pense que je serai toujours lourdement derrière chacun de mes cadres. Et je pense que je vais en mourir!

Mais est-ce vraiment un problème?
Je suis à un moment où je me pose encore la question! Est-ce que je vais arriver à Altman, où on ne sent plus du tout le cinéaste? Mais en même temps, est-ce que le but, c’est de s’effacer complètement? Quand on dit “film d’auteur”, il faut le sentir l’auteur! Il faut faire un choix de mise en scène ici, un autre là, ou sinon il faut que je laisse tout à mes acteurs et que j’aille me faire un café. Je vais avoir du mal. Sur Vic + Flo, il y a un peu de ça. Je ne sais pas si c’est mieux. J’ai eu deux belles femmes qui se disent des choses en plein visage. Ça fait du bien à regarder, et c’est un plan séquence de deux minutes et demie. Les femmes pleurent, elles en donnent au spectateur. Mais je ne vois pas comment je vais pouvoir m’effacer par la suite. Est-ce que c’est une question d’ego? Non… je pense que c’est une question de cinéaste qui est trop amoureux du langage cinématographique. On va toujours sentir le petit magicien qui va faire ses trucs derrière! Pourquoi on écrit tant que je suis formaliste? Est-ce que j’écris des films pour faire gagner des prix d’interprétation à mes acteurs ou est-ce que je veux faire des films qui gagnent des prix de réalisation? (rire) J’essaie de penser à des cinéastes qui ont mené ce cheminement-là à son paroxysme. Ça donne Kubrick, ça donne Pialat. Mais là, on parle de grands maîtres! Si vous avez senti ça dans Vic + Flo, je vais le prendre comme un compliment. Mais je ne peux pas dire que je tends vers ça! Je vais peut-être revenir à un même genre de film, mais avec des non professionnels qui n'offrent pas de performances. (...) Je ne suis pas assez amoureux des performances d’acteurs au cinéma pour leur donner toute la place. C’est terrible ce que je dis… je n’aime pas ça!

Mais vous le dites.
Je suis obligé de le dire!

Mais si on revient à Curling… la fille d’Emmanuel Bilodeau, qui n’est pas actrice, n’est jamais étouffée par votre manière de faire des films…
Je ne pense pas que j'étouffe… mais je ne pourrais jamais m’effacer je pense!

Mais vous la nourrissez… vous lui donnez de quoi faire exister son personnage!
Je sais que je ne dirige pas trop mal les acteurs… mais la mise en scène va toujours voler le spectacle. Quand on parle de la fin de Vic + Flo, c’est une idée de réalisateur. Ce ne sont pas les personnages qui nous ont amenés vers ça. C’est une pirouette de mise en scène, c’est une pirouette de l’histoire. J’aurais pu m’abandonner à elles et continuer… “on va se laisser, on va pas se laisser, je t’aime, je t’aime”. Je ne passe pas mon temps à penser à ça, mais il y a de l’ego. Il y a un réalisateur. Il y a quelqu’un qui se tient fort derrière ses films, alors que dans de nombreux films québécois, il faut circonscrire un sujet et ne pas voler le show à son sujet. Moi, j’ai tendance à voler le show partout! (rire)

(dubitatif)
Je suis obligé de l’avouer!

Votre jugement sur votre cinéma me semble un peu excessif. Il y a presque de l’auto-flagellation!
Un peu…

Il y a des gens qui tuent leurs films par leur envie de faire des images. C’était d’ailleurs peut-être le cas pour…
Elle veut le chaos…

En effet! Mais depuis, ce n’est quand même plus le cas!
Il y a un équilibre à trouver entre la forme et le fond dans mon cas. Dans Vic + Flo, on le sent peut-être mieux! Ce qui est très bien. Mais je ne veux pas en faire plus, chercher plus à m’effacer… Je ne le vois pas comme un problème, mais je comprends bien votre compliment relié à la rencontre du fond et de la forme. Je suis allé voir René Homier-Roy qui me dit “enfin, tu as arrêté de faire des trucs contemplatifs et tu nous en donnes un peu.” Mais je ne fais pas ça pour devenir plus commercial, pour faire des compromis. D’autant plus que je sais ce que je suis en train de préparer.

Vous pouvez nous en dire deux mots?
On a fait des repérages, et je vois déjà un peu le film. Je vais filmer des ouvriers autour de Montréal. Ça sera un film essai sur l’idée du travail. Ça ne sera que des travailleurs pendant 75 minutes. Je vais retourner à mes vieilles amours, c’est à dire des films de vengeance. Je me venge de l’industrie et de la lourdeur de ce qu’on vient de faire avec Vic + Flo, qui n’est pas une partie de plaisir pour un mec qui ne fait pas partie de l’industrie. Des gens comme Podz ou Francis Leclerc, des mecs qui tournent 200 jours par année, cinéma et télé, ce sont des réalisateurs. (...) Moi, il faut que j’aille me venger avec trois amis et une caméra vidéo, sinon, si j’attends juste mon prochain film industriel avec 30 personnes qui parlent juste des enfants à la garderie, ou des techniciens qui parlent de refaire leur toit, ce n’est pas la peine. Il n’y a pas de place pour le cinéma. Il faut que je fasse des films plus personnels. Je ne veux pas prendre mon temps et faire du Vic + Flo en mieux… Surtout que je pense secrètement que Curling est mieux. (rires)

Ce besoin de respirer, en faisant plus de la recherche…
Je n’ai pas l’obsession du chef d’oeuvre. J’ai toujours été chanceux avec mes films. J’ai toujours eu une presse, ou la cinéphilie qui me suivait ou me respectait. Je pense que c’est cette recherche qui force le respect. Je ne suis pas un cinéaste qui disparaît et qui apporte tous les cinq ans un truc un peu tiède. Mais le lot de ça, c’est que les gens réagissent en disant “il a fait Vic + Flo, j’ai aimé ça, et puis là…”

C’est sûr que ça va arriver.
Mais je préfère assumer. À l’époque de Elle veut la chaos, j’étais certain que j’avais entre les mains un film commercial avec des vedettes et ça a été une catastrophe au Box-office. Je ne savais pas comment me positionner, et un centre d’art me propose un projet. Ça donne Carcasse et je vais à Cannes avec. J’ai commencé à trouver ma niche et à m’assumer. Mais à une époque je ne savais pas si je devais continuer avec trois amis, des petites caméras, et refaire Les états nordiques… Mais maintenant, j’ai trouvé ma place. Surtout à l’international. Car ici, les gens m’ont banalisé. Il me voient dans la rue, je suis plus la connaissance ou l’ami que le cinéaste. À l’étranger, je suis Denis Côté, les gens ne connaissent pas mon passé. C’est un film à la fois. Il n’y a pas d’affect, pas de passé personnel avec l’individu. Je respire mieux à l'étranger.

Ça va commencer à changer un peu à l’étranger. En France notamment, on commence à connaître votre carrière.
Oui, en France, il va y avoir un coffret avec tous mes films en 2014. C’est une chose qui n’existe même pas ici! La piste internationale, je n’ai pas le droit de la lâcher. Et si c’est pour me promener d’un festival à l’autre et vivre dans les aéroports… pourquoi pas. Je n’ai pas besoin d’un film à trois millions au Box-office.

Et pour revenir sur l’évolution de votre cinéma industriel… Vous semblez vous poser des questions dans la manière d’aborder la fiction. Comment vous abordez vos projets? Ça vient d’une envie de filmer un lieu, d’une image?
La question de l’inspiration va vous terrifier car je suis une personne de page blanche. Je ne suis pas une personne de faits divers que j’ai lus. Je n’écris pas mon autobiographie, je ne veux pas parler de la vie de ma famille. J’écris tout à la fois, une scène et les dialogues d’un coup. Tout avance comme un serpent sans que l’on sache où il va aller. J’aime assez me surprendre moi-même par ce que j'écris. Chaque scène pousse la prochaine. Les gens commencent par des sujets. Mais c’est quoi le sujet dans Curling? C’est quoi le sujet dans Vic + Flo? Je suis allergique au sujets. Même les personnages vont passer avant le sujet. Il y a une obsession au Québec de devoir circonscrire un sujet, et tout le reste devient un peu secondaire. On a du mal à dire à propos de quoi sont mes films. J’aime assez ça. Dernièrement, à l'étranger, les gens me demandaient comment me viennent ces idées. Mais ce n’est pas un film excentrique. Ce sont deux femmes qui s’aiment dans un bois, avec un dernier acte un peu excentrique car quelqu’un vient assouvir une vengeance. Ce qui est très possible…

Il y a le petit joueur de trompette aussi. (rire)
Il y a une volonté d’essayer des choses, avec un peu d’onirisme par-ci par-là. D’ailleurs, au moment du montage, on ne savait pas si le joueur de trompette allait là. Dans ce cas, on regarde son monteur toute la journée, et on se demande si on assume! On a invité des gens à venir voir le film dans la salle de montage, et une personne m’a dit “mais c’est bizarre ton joueur de trompette. Pourquoi il n’appelle pas les secours?”. Et là, on ne sait plus si on doit le garder dans le film. Mais il faut savoir que j’ai un petit distributeur, des producteurs aventuriers, et il n’y a donc pas une immense pression sur mes épaules. Je suis conscient de faire un film avec 2 millions de budget et que c’est de l’argent public. Ça vient avec une certaine responsabilité. Alors on y pense, on fignole, on monte un peu plus longtemps. Ce n’est pas de l’autocensure… mais je n’ai pas la pression que d’autres cinéastes doivent probablement ressentir.

En plus, le fait d’avoir une notoriété en festival doit vous permettre de pouvoir continuer à être libre?
Exact. Des gens sont offusqués de voir que je suis dans tous ces festivals et pensent que je tire les ficelles moi-même. Il y a des amitiés, des fraternités, des communautés… mais ce sont surtout des films. J’ai déjà été sélectionné parce que je suis pote avec des festivals et qu’ils m’ont sélectionné l’année précédente. C’est vrai partout. On choisit les gens que l’on invite à souper chez soi! Mais arriver en compétition à Berlin, ce n’est pas par amitié! (...) Mais pour revenir au cinéma de fiction… j’ai des hantises qui sont narratives. À chaque fois que je suis interviewé par les mecs des Cahiers du cinéma, ils me disent que je suis le seul cinéaste qu’ils connaissent qui a un plaisir à l’autodestruction sur ses scénarios. Ils me font rire à chaque fois en me disant que je détruis ce que je construis à l’intérieur de chacun de mes films. (...) Dès que je sens que ça ronronne, je refuse. Je ne veux pas avoir l’air du mec qui a été paresseux pour faire pleurer dans les chaumières. C’est vrai que je détruis mes trucs. Dans ma vie personnelle, c’est un peu comme ça aussi! (...) Je me flagelle un peu. Tout-à-l’heure, vous avez parlé d’auto-flagellation!

(rires)
C’est un peu comme ça! Je ne me donne pas le droit de rester sur un terrain confortable.

Et je parlais aussi des personnages. On a l’impression que vous allez plus vers eux dans les documentaires. On retrouve ça dans la partie “documentaire” des États nordiques.
Ça, c’est quand je n’ai pas de scénario!

Vous vous reposez sur eux pour créer de la fiction.
Pour qu’ils me donnent le réel dont j’ai besoin. Quand vient le temps d’écrire le réel moi-même, je suis peut-être plus démuni. J’ai toujours beaucoup fait confiance au réel. Dans Les états nordiques, je ne voulais pas intervenir sur le réel. S’il y avait une poubelle dans le plan, la poubelle restait là. Aujourd’hui, dans Curling, dans Vic et Flo, ce sont des films qui semblent réalistes, mais ça ne se peut pas.

Vous fuyez le réel dans vos fictions…
Je le tords. Je suis allergique aux films de réalisme social. J’ai besoin de tordre le réel. Et plus on avance, plus je vais le tordre. Je me demande parfois s’il n’y a pas un peu d’autobiographie dans Vic + Flo. Est-ce que je ne suis pas un peu comme Vic? Est-ce que je n’aimerais pas être un peu tout seul dans mon cinéma, ne rien devoir à personne, et tout de même gagner ma vie? Et je ne suis pas très loin de la solution. Je gagne ma vie. Et quand je suis à l’étranger, personne ne sais où je suis. Personne ne peut me trouver. Il y a un peu d’autobiographie dans Vic + Flo!

Et dans Les lignes ennemis
Il y a des mecs qui vont faire une guerre qui n’existe pas en forêt! On dirait qu’il y a toujours un peu de psychanalyse. Je ne raconte pas ma vie, mais il y a toujours quelqu’un qui va se battre contre des moulins. (...)

Entrevue réalisée à Montréal le 28 août 2013 par Jean-Marie Lanlo
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