Photo: Courtoisie |
À quelques jours de la sortie de Félix et Meira (lire la critique écrite par Sami Gnaba à l'occasion du dernier FNC), qui s’est fait déjà fortement remarquer à l’occasion des festival de l’automne dernier (prix du meilleur film canadien au TIFF, Louve d’or au FNC), nous avons eu le plaisir de rencontrer son réalisateur Maxime Giroux. Ce fut l’occasion pour nous de parler de son travail de documentation, de sa directrice photo Sara Mishara, des scènes du film qui comptent à nos yeux… mais aussi de la difficulté de quitter une communauté connue pour son orthodoxie!
Dans votre film, il y a deux aspects importants. Si moteur il y a, lequel est-il: l’envie de parler de la communauté hassidique ou l’envie de raconter une histoire d’amour très improbable?
En fait, l’un est le moteur de l’autre. Pour moi, c’est arrivé dès le départ, quand on a commencé avec Alexandre Lafferière, le coscénariste. On habitait dans le Mile-End, avec des Juifs hassidiques. On savait qu’on me pouvait pas faire un film juste sur cette communauté. Nous avions besoin de quelqu’un qui nous permette d’y rentrer: un personnage de Québécois francophone qui, naïvement, tombe amoureux de cette femme… de la même façon que nous avons naïvement eu envie de faire un film sur cette communauté. Cette naïveté était assez cocasse, mais à force d’écrire le film, on s’est aperçu qu'on s’est embarqué dans une histoire très difficile, avec beaucoup d’épreuves, aussi bien au niveau du scénario que de la réalisation. Comme notre personnage à la fin du film, nous nous sommes aperçu que ça ne serait pas si simple que ça! Au début on voulait faire une comédie, mais à force de rencontrer des ex membres de la communauté qui en sont sorti, on s’est aperçu que ce n’était pas évident et courageux d’en partir, sans éducation, sans argent, sans famille. On ne pouvait pas en faire une comédie. (...)
Pour faire un film sur une communauté très refermée sur elle-même, il faut se documenter. Vous avez parlé des gens qui en étaient sortis, mais pouvez-vous m’en dire un peu plus sur votre travail de recherche et de documentation.
Au départ, quand Alex a commencé à écrire, il a lu beaucoup de livres que j’ai lus par la suite. Mais des livres, ça reste des livres. On apprend sur la communauté, sur son histoire… mais ce sont des écrits. Ensuite, j’ai décidé de faire deux choses en parallèle: me promener dans la communauté en vélo, à pied, rentrer dans des synagogues, poser des questions, aller prendre un verre dans des maisons avec des gens qui généreusement ont voulu me parler. En parallèle, j’ai rencontré des ex-membres qui m’ont raconté pourquoi et comment ils en sont sorti, mais aussi quelles ont été leurs difficultés. J’avais donc des témoignages des deux côtés. Quand je parlais aux gens qui font encore partie de la communauté, c’était très difficile de leur parler de mon film. Aussitôt que je parlais de l’envie de faire un film et que je leur racontais l’histoire, ils me disaient tous que c’était impossible. Bien sûr, c’est possible car c’est arrivé, mais pour eux…
Pour eux ce n’est pas possible parce qu’il est inimaginable que quelqu’un veuille en partir ou parce qu’on ne le laisserait pas partir?
Ce n’est pas possible parce que, dans le cas du film, le personnage qui lui donne envie de partir n’est pas juif. Or, elle ne peut pas aller avec un non Juif… c’est impossible pour eux! Alors qu’on sait très bien que tout est possible. Mais pour eux, c’était impossible, fin de la discussion… même s’ils étaient d’accord pour parler d’autre chose! J’ai eu la chance d’aller à un souper de Sabbat à Brooklyn. C’était hallucinant. J’étais assis en retrait, mais j’étais privilégié de voir ça, moi qui suis goy. J’avais l’impression d’être chez des extra-terrestres, avant de me rendre compte que c’étaient des humains qui habitent une communauté avec des qualités et des défauts, comme toutes les communautés. (…)
Vous vous êtes donc extrêmement documenté… mais il y a un tournant dans le film. Vous allez vers quelque chose de moins réaliste, qui commence dès la rencontre en fait…
Oui.
Elle est assez peu crédible, mais je pense que c’est volontaire qu’elle soit filmée dans ces conditions…
Plus tôt, quelqu’un m’a parlé de conte. Je n’avais jamais vu le film comme un conte, mais j’avais un désir réel de dire au gens qu’ils ne regardaient pas un documentaire. J’ai mis quelques éléments pour dire aux gens que je ne leur montrais pas la vérité… mais que je leur racontais une histoire. C’est tourné en format 2.35, très cinématographique, tout en restant naturaliste d’une certaine façon, mais je ne voulais pas que le spectateur se sente dans un documentaire. Il fallait toutefois qu’il puisse se dire que l’histoire pourrait arriver!
C’est vrai qu’il y a plein d’éléments improbables, mais on réussit à y croire, notamment grâce aux deux acteurs, qui sont excellents (Martin Dubreuil et Hadas Yaron, ndlr)…
Oui!
Mais qussi grâce à votre travail de mise en scène ou à la photo de Sara Mishara, que je dois avouer ne pas toujours avoir apprécié!
Oui?
Je trouve qu’elle a tendance à apporter sa touche à un peu tous les films sans se demander si le film en a vraiment besoin. Par contre, dans votre dernier film, je ne lui ferai pas ce reproche!
Pour la défendre, je dirais que ce n’est malheureusement pas de sa faute. Sara et moi, nous avons fait des courts métrages à l’université, et Bernard Émond est allé la chercher pour le genre de photo qu’on faisait. Stéphane Lafleur aussi… Les réalisateurs sont venus la chercher pour ce qu’on faisait ensemble. Elle a été prise avec ça, et je suis triste pour elle, mais elle aussi elle essaie de faire autre chose… mais c’est vraiment pas de sa faute!
Prisonnière…
Oui, prisonnière de ça un peu malgré elle, mais c’est une grande directrice photo… Et son travail sur Tu dors Nicole est différent quand même!
C’est vrai… Elle est peut-être en train de sortir de tout ça! Et pour revenir au film, il y a aussi les trois langues utilisées, qui nous emmènent un peu ailleurs, mais aussi l’impression que la rencontre entre les deux personnes est tellement impossible qu’on est un peu sur une autre planète. Vous jouez donc avec cette histoire impossible en réussissant à nous y faire croire. Avez-vous eu peur au moment de l’écriture que le public n’y croit pas?
Bien sûr que j’en ai eu peur. À la lecture du scénario, beaucoup de gens n’y ont pas cru. Mais en même temps, comme vous le disiez plus tôt, quand les comédiens sont bons, les choses passent plus facilement.
Les dialogues sont très bons également…
Pour revenir à la langue, dans le Mile-End, où habitent les Juifs hassidiques, on parle yiddish... et sinon, les hommes parlent anglais et les femmes apprennent un peu le français… mais pas beaucoup! C’est la réalité!
Mais pas les hommes?
Non, pas les hommes. La réalité est que leur vie est en yiddish. Il y a 15000 personnes à Montréal qui parlent yiddish tous les jours. Ça peut faire un peu film international, mais on ne peut pas faire plus montréalais que ce film. Ça nous donne un peu l’impression d’un rêve, mais c’est la réalité.
C’est un autre monde qui a ses propres codes, ce qui nous donne l’impression d’être ailleurs. C’est peut-être pour ça qu’on accepte certaines choses plus facilement.
Certaines personnes me demandaient en quelle année ça se passe… mais nous sommes en 2014!
Je me suis posé la même question à cause des tourne-disques. Chacun en a chez lui… en 2014!
Moi j’ai encore des vinyles, les hipsters un peu… et de l’autre côté, il y a les gens qui n’ont pas vraiment évolué dans la technologie, et qui écoutent de la musique juive en vinyle. Nous sommes resté proches de la réalité. L’appartement hassidique qu’on a recréé est fait d’objets qu’on nous a passé dans la communauté, et l’appartement de Félix est un vrai appartement. Nous n'avons rien changé. Je ne voulais pas être en 1960… mais c’est un monde un peu archaïque.
C’est un peu ce qu’on disait tout à l’heure. Ils sont un peu dans une bulle et le monde n’évolue pas à la même vitesse.
Exactement. C’est ça qui nous semble peut-être un peu surréaliste. Mais c’est aussi ça qui fait que les gens sont attirés par le film, car il découvrent un monde auquel on n’a généralement pas accès.
J’ai envie de poser une question sur le même thème de l’improbabilité… mais sous la forme d’une réserve que j’ai sur le film, qui est en fait une scène en particulier! Il s’agit de la scène ou le mari vient voir l’amant! Celle-là, je n’y ai pas cru!
C’est étrange. Vous êtes le premier à me dire ça. C’est la scène préférée de la majorité des gens. Pour eux, c’est la scène cœur du film. Mon vendeur français, qui a vendu le film dans douze pays, m’a dit que c’est la scène qui fait en sorte que les gens décident de signer! Vous avez le droit de ne pas l’aimer, mais vous êtes le seul (rire). Mais c’est vrai que sur le papier, elle est improbable.
J’ai eu l’impression qu’elle avait été écrite uniquement pour nous dire que cette communauté ultra orthodoxe peut finalement être assez ouverte…
Luzer Twersky, qui joue le mari, vient de cette communauté. Lorsqu’on était à New-York, il y avait deux réactions: soit on lui disait des trucs infâmes en yiddish, soit on venait lui dire «tu as bien fait». Donc, ça, c’est probable. C’est probable que le mari dise «j’ai besoin de la religion, je n’ai pas le courage de partir, mais si tu n’es pas heureuse, vas-y avec l’enfant car je pense que ça va être mieux.» Je pense que c’est possible. Cette scène dit aussi que certaines personnes ont besoin de cette religion pour vivre tout en acceptant que d’autres n’en aient pas besoin! Je pense que c’est en ça que le film touche. Le problème existe quand on ne laisse pas partir de la communauté quelqu’un qui ne s’y reconnaît pas.
Mais justement, la réalité, pour beaucoup de religions hyper orthodoxes, c’est justement un peu ça: le difficulté d’en sortir!
Bien sûr, ça existe aussi! Mais je ne voulais pas faire un film juste noir et blanc. Je voulais qu’il y ait une zone grise… et je pense que la zone grise est là, dans le film!
Maintenant, je vais un peu me racheter…
Non, non… mais vous avez le droit de ne pas aimer cette scène! (...)
Mais par contre, il y a des choses que j’aime beaucoup plus dans votre film! C’est la relation entre eux deux. On a l’impression de voir des ados qui découvrent l’amour et la sexualité, même s’il n’y a pas de sexe dans le film.
Il y a une scène chargée de sensualité…
Je pensais à elle en effet. La première fois qu’il touche ses vrais cheveux est finalement très érotique. Lorsqu’elle va se changer pour mettre un jeans, c’est une scène d’une grande puissance. J’ai une préférence pour ces scènes! Avez-vous eu en tête cet proximité avec l’adolescence dans la direction d’acteurs?
Oui. Le personnage de Félix est un adulte, mais c’est un adulescent! Il n’est jamais devenu adulte. Pour qu’un personnage tombe en amour avec un tel personnage, il faut qu’il ait aussi envie de devenir adolescent. En faisant nos recherches, on s’est aperçu que les femmes juives hassidiques, dès 13 ans, apprennent à devenir mères… et le deviennent à 18, 19 ans. On s’est dit qu’elle voulait retrouver la chance d’avoir une adolescence. C’est pour ça que j’ai choisi Hadas. Quand j’ai vu l’audition qu’elle m’a envoyée par web, elle avait ce côté enfantin. Je ne voulais pas d’elle au début car elle a déjà joué dans un film juif hassidique (Fill the Void, ndlr). Elle a quand même envoyé un enregistrement, et quand j'ai vu ce côté adolescent, comme on l’avait imaginé, je me suis dit que c’était elle! Mais c’est en effet exactement pour ça que ce couple se forme!
J’ai envie de continuer sur les scènes importantes… Je vous ai fait part de mes préférences! J’ai envie de savoir quelles sont les vôtres!
Quand il enlève sa perruque… Au départ, il y avait une scène de sexe. On l’a changée pour celle-là. Pour moi, elle est chargée. Ils sont isolés. Elle se fait toucher les cheveux, c’est à dire l’interdit, probablement pour la première fois de sa vie… et lui le fait naïvement. Derrière, il y a l'électricité, la grandeur de la ville, avec Time Square en bas: toutes les opportunités, mais aussi les dangers, les vices. Pour moi, le film est dans cette scène. Quand on a tourné cette scène, tout le monde a senti qu’il s’était passé quelque chose!
Nous sommes donc d’accord sur ce point!
Il y en a d’autres que j’aime bien, mais celle là est ma préférée.
(...)
Le film pourrait ressembler à un mélo improbable avec un happy end. La fin, en fait, est beaucoup plus ambiguë, voire…
Un peu dark! (rire)
On comprend très bien qu’il n’y aura pas de suite possible à cet amour…
Ou que ça sera très difficile s’il y en a une!
C’était important pour vous…
C’était hyper important, ne serait-ce que par respect pour les gens qui m’ont aidé à faire le film… ceux qui sont sortis de la communauté. Il ne fallait pas finir par un happy end, par un «tout va bien aller»! C’est pas vrai que ça sera facile… comme pour un immigrant d’ailleurs! Je ne sais pas pour vous?
Même pour un Français en effet, au début, ce n’est pas facile de changer de culture!
Pour quelqu’un qui est éduqué et qui est probablement arrivé avec un peu d’argent, ou des outils, c’est déjà difficile! Imaginez quelqu’un qui n’a rien. Certains sont devenus sans-abris. Par respect pour eux, ça ne pouvait pas être une autre fin. Il fallait dire que ça allait être difficile. Même s’il y a un peu d’espoir, il fallait qu’on comprenne qu’ils allaient avoir des difficultés. On essaie d’être dans un monde ouvert… on est tous humains, on est tous égaux, mais je suis québécois francophone, vous êtes français, il y a des Juifs hassidiques… et il faut accepter qu’on ne pourra pas s’entendre sur tout! Il faut accepter qu’on n’est pas forcément pareils. Le côté anglo-saxon me déplaît beaucoup. On le voit beaucoup en ce moment avec Charlie hebdo. Ils sont les défenseurs du «je suis parfait, je suis ouvert sur tout le monde», mais ils ne montrent pas les dessins pour ne pas heurter! Ce n’est pas en étant comme ça qu’on va pouvoir vivre ensemble selon moi. Je voulais aussi montrer que parfois, on vient de quelque part, avec une langue, une culture, des origines, qui font en sorte que ça pourra ne pas toujours être facile avec l’autre.
D’ailleurs, pour revenir à Meira, elle reste un peu dans son monde, même à la fin. Elle garde sa perruque… et son alliance si j’ai bien vu!
Je ne sais pas…
J’ai cru la voir sur un plan, à Venise…
Je sais qu’on a eu un questionnement par rapport à ça… mais ça fait déjà un an!
Mais visiblement, elle a un peu de mal à…
Je viens d’un pays «catholique». Je n’ai jamais pratiqué, mais c’est en moi malgré tout! Imaginez si on est dans une communauté aussi fermée pendant 20 ans, c’est impossible d’en sortir si facilement, et c’est impossible pour nous de leur demander ça! Comme on ne peut pas me demander d'ôter ce côté québécois francophone. Je l’ai, il fait partie de moi, et il faut que je l’accepte!
Pour finir, j’ai lu que vous envisagiez de faire une trilogie sur Felix et Meira? (rire)
(rire) C’était un peu une blague!
Justement, par rapport à ce qu’on vient de dire, on a du mal à imaginer qu’il y ait quelque chose après!
C’était un peu une blague, mais en même temps, quand j’ai terminé le film, je me suis dit que j’aimerai retrouver Meira dans 4 ou 5 ans.
Mais pas forcément les deux?
On peut retrouver Félix, qui est peut-être devenu son ami… mais pour moi, cette histoire d'«immigrante» pourrait être intéressante.
Vu sous cette angle, en effet, je comprends mieux… retourner voir les personnages de temps en temps…
Oui, tout à fait. Mais je ne veux pas revoir le mari qui est en maudit contre l’autre… Je me focaliserai sur Meira, qui est le personnage le plus fascinant!
Elle a ce tiraillement que n’a pas Félix, même si lui aussi, d’une certaine façon…
Mais il est superficiel… et il a des «problèmes de riches»… c’est à dire des problème de blancs occidentaux qui sont en dépression parce qu’ils ont tout!
Justement, j’ai beaucoup aimé les scènes de New-York. Ce qu’ils vivent, c’est presque notre quotidien… mais pour eux, c’est le bonheur absolu! Vous l’avez parfaitement restitué je trouve.
On revient encore à l’adolescence… au premier amour!
Entrevue réalisée par Jean-Marie Lanlo à Montréal le 14 janvier 2015