16 mars 2015

Entrevue avec Rafaël Ouellet (Réalisateur de Gurov & Anna)

Pour son dernier film, Rafaël Ouellet a multiplié les premières fois: premier film réalisé à Montréal, premier film dont il n’a pas écrit le scénario, premier film tourné majoritairement en anglais. À quelques jours de la sortie de Gurov & Anna, nous avons eu le plaisir de le rencontrer.

Pour la première fois, vous n’avez pas signé le scénario de votre dernier film. C’était une envie de votre part de lâcher un peu de leste (d’autant plus que dans vos premiers film, vous faisiez un peu tout, y compris la photo et le montage) ou est-ce avant tout un scénario qu’on vous a proposé et qui vous intéressait?
Un peu des deux. Personne nous force à lire des scénarios. Certains cinéastes ne lisent pas les scénarios des autres. Certains ne veulent même pas adapter des romans. De mon côté, j’étais ouvert car si on fait le calcul, jusqu’à Camion, j’ai fait cinq films en six ans. Mais le financement de Camion a été difficile à monter et il y a eu pas mal de réécriture. Je me suis dit que si je voulais refaire des films plus achevés, de l’envergure et avec les moyens de Camion, j’allais tourner un film tous les quatre ans. J’ai donc décidé de garder l’œil ouvert. Or, avec Jacques Blain et Marie-Dominique Michaud, on cherchait à faire un projet ensemble depuis Derrière moi. On a essayé d’obtenir les droits sur un roman américain, mais on n’a pas réussi. Un jour, ils ont reçu ce scénario par un ami qu’ils ont en commun avec Celeste (Parr, la scénariste, ndlr). Ils ont vu un rapprochement avec Derrière moi. Je l’ai lu avec beaucoup d’intérêt. Plein de choses m’ont parlé, d’autres étaient à revoir. Ce n’était pas une commande dans le sens où on n’a pas droppé un scénario sur mon bureau. On a passé deux ans et demie à réécrire, séduire les distributeurs, les investisseurs, les institutions… J’ai essayé de me le rapproprier, mais toujours d’après la plume de Celeste car je n’ai pas tapé la moindre ligne. Mais elle est très ouverte à la collaboration. (...) Je vais continuer à garder l’œil ouvert tout en écrivant certains films. Dans un monde idéal, je pourrais faire un film par année comme Woody Allen, mais ça n’arrivera pas car je n’ai pas ce rythme… et l’industrie du cinéma au Québec non plus. Cependant, j’aimerais bien faire un film aux deux ans en alternant un scénario que je n’ai pas écrit avec un scénario que j’ai écrit!

Qu’est-ce qui vous a le plus plu dès la première lecture?
En lisant le scénario, j’avais toute une imagerie qui venait de Tchekov, de la Russie… quelque chose de très élégant. Pour la première fois, un scénario me permettait de m’avancer vers la direction artistique, les costumes, et d’utiliser une caméra plus fluide, plus amoureuse de mes personnages. Mais dans le scénario comme tel, j’aimais beaucoup la fin. J’aimais ce personnage qui s’écrase littéralement sur le bitume. À cet égard, il y avait une similitude avec Derrière moi: ce rapprochement entre deux humains pour de mauvaises raisons. J’aimais beaucoup l’idée de cette fausse relation. Dans Derrière moi, c’était une fausse amitié… ici, c’est une fausse relation amoureuse. J’aimais beaucoup voir ça se déconstruire, se désintégrer même. C’est ce qui m’a incité à aller voler le plan final d’un autre film qui avait grosso modo les mêmes thèmes.

On a parlé de similitude avec un ancien film. Il y a aussi beaucoup de différences avec vos films précédents, notamment dans la mise en scène. Ça peut être lié à plusieurs choses en fait. Le fait que vous n’ayez pas écrit le scénario… mais aussi peut-être que l’histoire est le moteur du film, alors que précédemment, les personnages étaient les moteurs.
Peut-être…

Vous croyez que cet aspect a pu jouer un rôle?
Je réfléchis pour la première fois à ça… J’avoue qu’il y a une histoire plus écrite.

Disons que le film s’appuie sur La dame au petit chien, et il cite beaucoup la nouvelle de Tchekov. La relation entre les personnage fait écho à la nouvelle. C’est en cela que je dis que l’histoire est vraiment le moteur du film.
En plus, ce n’est pas une histoire que j’aurais écrite comme ça. Cela influence clairement la mise en scène, car à un moment donné j’ai envie de m’exprimer autrement. Mais le scénario appelle une élégance, une caméra plus posée, plus réfléchie, avec des mouvements qui ont quelque chose de la valse. Mes films ont beaucoup de musique, mais ils sont très bruts. Celui-ci est très différent. De plus, il y avait une ouverture sur un esthétisme auquel je ne m’étais jamais attaqué. Sinon… je ne suis pas contre votre observation, mais je ne me l’étais jamais faite et j’ai de la misère à avoir une réponse cohérente et à la hauteur de votre question… Bêtement, je pourrais dire que personnellement, quand je regarde mes films, je n’ai pas l’impression d’arriver avec une signature de cinéaste. Je suis beaucoup dans l’instinct, dans le moment présent, parce que je les ai écrits, je vis avec… ils m'habitent. Ici, j’avais un défi à relever avec le scénario de quelqu’un d’autre. Je pense que j’avais besoin de m'approprier le scénario avec ma caméra, en faisant entrer le langage du cinéma de manière plus concrète, en m’éloignant de tout ce qui est très cinéma québécois, c’est à dire le naturalisme, le rapport au documentaire, etc.

Vous parliez d’instinct. C’est vrai que là justement, le film semble clairement moins instinctif que les autres.
Il l’est moins aussi car j’ai mis beaucoup de charge sur les épaules des acteurs: j’avais besoin qu’ils soient bien dans la cadre. Souvent, la caméra n’était même pas au rendez-vous pendant la mise en place. Je voulais que les acteurs soient à l’aise et communiquent le texte. Après, on pouvait réfléchir au travail de la caméra. L’instinct était encore au rendez-vous, mais on s’était tellement préparé en amont! J’ai laissé encore plus de place à ma directrice photo (Geneviève Perron, ndlr) que sur Camion car j’avais encore plus de travail à faire avec mes acteurs. Ça aussi est sûrement venu teinter le résultat final.

Vous parliez de la différence avec la plupart des films québécois naturalistes… c’est probablement lié aux origines de la nouvelle…
Oui, entre autre…

C’était important de conserver la nouvelle de Tchekov aussi présente dans la diégèse du film? Vous auriez pu faire une sorte d’adaptation libre en fait… Elle était déjà si présente dans le scénario initial?
Oui. C’était même encore plus développé. À la base, ce scénario est une thèse. C’est beaucoup sur le fait de vivre sa vie à travers l’appropriation de la fiction… essayer de faire refléter la fiction sur sa propre vie, donc vivre sur un maniérisme ou un mensonge. On a affaire à un écrivain qui n’écrit plus, dont le moteur est arrêté. On a affaire à une écrivaine qui est à ses début, mais qui n’écrit pas dans sa langue. Il y avait tout une réflexion à faire sur la littérature, la création, l’appropriation de la création. C’est le genre de chose qui peut être intéressant après un deuxième visionnement, voire un troisième. Le film est très verbeux, avec beaucoup de références littéraires, mais je pense que c’était nécessaire. Ce n’est pas une adaptation. La nouvelle de Tchekov est un petit miroir. Si on l’enlève, il faut réécrire beaucoup de choses. Je trouvais très intéressant que ce professeur vive par procuration. Il y a quelque chose dans cette nouvelle qui est venu le satisfaire, et un jour, lorsqu’il devient insatisfait, il a envie de vivre ce que Gurov vit, mais seulement en ressentant les bons aspects: se sentir vivant, et ressentir une distance émotive face à l’autre… ce qui n’arrivera pas. Le professeur qui devrait maîtriser la nouvelle de Tchekov la comprend mal, ou du moins la met mal en application. (...) Je suis un cinéaste de texture, de sonorité, d’imagerie. J’aime beaucoup tous ces ingrédients, et quand j’ai lu le scénario, je n’ai jamais mis cet aspect en question. Il ne fallait pas que le spectateur soit perdu. Ceux qui ne connaissent pas Tchekov et / ou cette nouvelle en particulier ne devaient pas être perdus. Après, comme le cinéma est un peu de la chimie… est-ce que j’en enlèverais, j’en rajouterais, j’en mettrais plus tôt, plus tard??? Je dois avouer, et vous pouvez l’écrire, que même si j’aime beaucoup mon film et j’en suis satisfait, s’il me fait rêver et voyager, je ne sais pas si j’ai trouvé la bonne balance chimique de Tchekov dans le scénario. Je ne suis pas certain. Je ne pense pas qu’il y ait de catastrophe, mais je pense qu’il y aurait pu y avoir un dosage différent. Si c’était à refaire, je devrais modifier les doses pour voir ce que ça donne. Mais je n’en sais pas plus aujourd’hui!

On revient à la notion de film laboratoire finalement. Même un film qui n’est pas le plus «expérimental» parmi ceux que vous avez fait, vous continuez à garder ce même rapport eu cinéma.
Ce n’est pas un film labo, mais moi, j’étais dans un laboratoire. Je tournais le scénario de quelqu’un d’autre pour la première fois. Je devais comprendre le texte de Tchekov que je n’ai pas choisi. Si j’avais écris ça, j’aurais probablement été piger chez Strindberg! Je tournais à Montréal, en plein hiver! Il y avait beaucoup de premières pour moi, mais pour les acteurs aussi, avec Sophie Desmarais qui devait jouer en anglais pour la première fois. C’était le premier scénario de Celeste Parr adapté pour l’écran. Il y avait beaucoup de premières fois. (...) J’aborde le cinéma comme une expérience chimique à chaque fois. Il reste du mystère pour moi dans ce film. Si c’était à refaire, je n’aurais pas toutes les réponses.

Vous parliez de la langue. Le scénario était en anglais car la scénariste est anglophone. Avez-vous imaginé de le transposer en français?
Uniquement en français?

Oui. La difficulté de le tourner dans une langue qui n’est pas votre langue maternelle vous a-t-il fait imaginer le faire en français?
Non.

En quoi la langue était importante?
(...) Je trouve le jeu sur la langue important. Ce n’est pas un film identitaire, mais le jeu sur la langue est très important. Le personnage de Sophie Desmarais fait le choix d’étudier et d’écrire en anglais. C’est un choix qui parle d’elle, de ses ambitions. Comme trait de caractère, c’est énorme. Elle a choisi une université anglophone. Mais quand elle se fait mal ou crée un incident, elle sacre en français, elle a mal en français. Je trouvais cette différence très importante. Lorsqu’elle prend des décisions instinctives, elle le fait en français. Le reste du temps, elle est dans une forme de contrôle, de création de sa personne. Elle se fait un amant sur lequel elle va pouvoir écrire: elle est dans le mensonge. Après, c’était aussi important pour nous que la femme du professeur soit Française, et qu’elle parle français avec ses enfants. (...) Il y a une couleur montréalaise, une couleur Mile End, une richesse.

(...)

Il n’y a pas une envie d’aller plus vers l’universel et de sortir de la spécificité montréalaise au contraire en réduisant la barrière de la langue?
Je suis souverainiste affiché. J’ai des amis qui vivent la relation français / anglais comme on la vivait dans les années 70. Ils ont des anecdotes incroyables, avec un mépris énorme. Je les crois… mais personnellement, ma relation avec les anglophones à Montréal ne pose pas de problèmes. Je ne me suis jamais fait aborder en anglais dans un commerce. J’habite dans le Mile End depuis le début des années 2000, et je n’ai jamais vécu ce clash. On passe souvent d’une langue à l’autre en discutant avec des anglophones. On a d’ailleurs travaillé le scénario comme ça: moi en français et elle en anglais. On se comprenait sans problème.

Mais justement, on ne retrouve pas ça dans votre film… chacun ne parle pas dans sa langue, même si l’anglophone comprend le français!
Un peu quand même…

La femme ne parle dans sa langue qu’à ses enfants… ou à son mari quand elle est fâchée!
Elle passe de l’un à l’autre. Les scènes dans le sous-sol, elle parle les deux langues, sans être pourtant fâchée. J’ai essayé de trouver cet équilibre, qui n’est pas toujours facile à trouver. D’après mon expérience, je pense l’avoir réussi. (...) Chaque choix a été réfléchi… et on sait pourquoi chaque choix a été fait.

Ce n’est donc pas une envie d'internationaliser le film mais au contraire de l’ancrer à fond dans une réalité montréalaise?
En espérant que c’est en étant le plus local qu’on devient le plus universel! (...) Je ne voulais pas faire un film Mile End, mais je trouve qu’il y a une cohérence dans ce quartier. Les librairies, les restos, les café, ont quelque chose qui les unit. Je voulais profiter de ça comme c’est, sans en faire une caricature. Je ne voulais pas aller dans le hipster absolu! (...)

(...)

C’est la première fois que vous tourniez hors région. Celui-ci se passe intégralement à Montréal, avec beaucoup de scènes tournées dans des lieux clos (appartement, université, café, salle de spectacle, etc.). Ça représentait une difficulté particulière… ou une excitation?
C’est un grand défi de trouver des endroits beaux et cinématographiques. Comme cinéaste, je n’aime pas beaucoup tourner des scènes de gens assis qui se parlent autour d’une table. J’en fais un peu en télé car je n’ai pas le choix. En amont, j’ai travailler avec Celeste pour ne pas avoir à tourner ce que je n’avais pas envie de tourner. (...) Je suis un peu plus malheureux dans les scènes avec les enfants, les scènes de vie quotidienne. Pour moi, c’était un mal nécessaire… peut-être pas non plus les scènes les plus inspirées dans le film. Mais sinon, nous avons des lieux magnifiques. Tout ce qui se passe chez le personnage interprété par Sophie Desmarais, c’est extraordinaire, visuellement très riche. C’est la première fois de ma vie que j’ai vraiment pris du temps pour travailler sur ces choses là. Les lieux qu’on a trouvés à Montréal sont très beaux. Ça a vraiment été un plaisir. En plus, Geneviève est vraiment bonne. Moi, je serais malheureux comme directeur photo. Mais avec une bonne directrice photo qui est à l’aise dans ses éclairages, allons-y!

On ne vous reverra plus comme directeur photo?
C’est fini. Ça évolue trop ce métier de toute façon.

Et vous envisagez pour votre prochain film de retourner au scénario.
Le processus d’écriture est entamé depuis longtemps, car je ne savais pas si Gurov & Anna verrait le jour, donc je n’ai pas hésité à me lancer dans deux autres projets. Le prochain, je suis dessus depuis longtemps. Après la fin du printemps, on devrait pouvoir commencer à chercher les sous pour le faire. C’est une continuation logique de Camion. On retourne dans mon pays avec des gars. Ça sera une histoire de famille qui a un réseau de braconnage. On retourne dans le bois.... Ça sera très brut, mais à la différence de Camion, il y aura de l’adrénaline. Je ne laisserai pas tomber mes thèmes, mais je vais les présenter autrement. Ça ne sera quand même pas un film d’action, mais un film qui avance vite! Quand je le lis, c’est un peu comme une course.

Vous avez fait quelques films laboratoires, y compris récemment avec Finissantes, même s’il s’agissait de vieux matériel. Ce genre de films, vous continuerez à y retourner ou vous n’en aurez plus besoin? Vous me disiez en effet il y a quelques années que ces films étaient pour vous un peu une manière d’apprendre votre métier.
Pour être franc, je regrette un peu comment ma vie défile avec la télévision. Au rythme où ça va, les années qui passent, je ne sais pas quand et comment je retournerai à ce cinéma, qu’on peu appeler labo ou artisanal. Je le faisais un peu pour me faire la main, mais je le ferrai encore… avec de meilleures mains. On apprend toujours de toutes façons. Pourtant, j’ai toutes les libertés. Sur ce film, j’ai eu une confiance de tout le monde. Mais j’ai encore cette envie d'artisanat. J’ai des amis qui brassent de la bière, qui font des meubles… j’ai envie de continuer à faire des films à l’arrache. Je n’ai pas envie de perdre ça!

Entrevue réalisée par Jean-Marie Lanlo à Montréal le 9 mars 2015
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