6 octobre 2016

Entrevue avec Charles-André Coderre et Yann-Manuel Hernandez (Déserts)

Charles-André Coderre et
Yann-Manuel Hernandez
À quelques jours du début du 35e FNC, nous avons eu le plaisir de rencontrer deux jeunes cinéastes québécois qui y présenteront Déserts, un film que l’on pourrait situer à mi-chemin entre le cinéma de fiction et le cinéma expérimental, et qui sera programmé dans le cadre de la nouvelle section nommée Les nouveaux alchimistes (cependant très proche de l’ancien FNC Lab).

Déserts est votre premier long métrage… je vous demanderai donc de bien vouloir vous présenter pour nos lecteurs qui ne vous connaissent peut-être pas encore!
Charles-André Coderre: J’ai fait l’Université de Montréal avec Yann. Nous avons fait le bac et la maîtrise ensemble. Après, j’ai plutôt œuvré en cinéma expérimental, avec beaucoup de travail sur la pellicule. En ce moment je travaille principalement avec des groupes de musique, dont un, Jerusalem In My Heart, pour lequel je fais des projections live en 16 mm. C’est d’ailleurs le musicien Radwan Ghazi Moumneh qui a fait la musique du film.

Vous travaillez avec le groupe sur les projections, mais vous ne touchez pas du tout à la musique?
CAC: Je commence un peu… Un petit solo avec mes projecteurs, mais l’album, je n’y touche pas!

Mais le son vous intéresse particulièrement?
CAC: J’ai une sensibilité pour ça, mais je n’en fais pas vraiment.

Et de votre côté?
Yann-Manuel Hernandez: J’ai donc fait une maîtrise en cinéma à l’Université de Montréal avec Charles. Mon sujet portait sur Philippe Grandrieux, un cinéaste français qui a fait quelques films mi-fictions, mi-expérimentaux. Sinon, je suis directeur photo sur des projets de longs ou de courts-métrages.

Quel est l’angle de la thèse que vous développez dans votre mémoire sur Grandrieux?
YMH: C’est à propos de la sensation et de la fragilité: comment pouvoir être empathique en ressentant d’une autre manière que par la psychologie.

Et de votre côté, quel était le sujet de votre maîtrise?
CAC: C’était une étude de cas sur le collectif montréalais Double Négatif, spécialisé dans le cinéma expérimental. En même temps, c’était une sorte de mise en contexte de la situation numérique / pellicule au cinéma, qui permet de voir qu’il y a encore des artistes un peu partout sur la planète qui travaillent encore en pellicule.

Avec vos deux sujets, on a déjà un peu une synthèse de ce qu’est Déserts
(rire double!)

… qui est une sorte de film expérimental, tourné en partie sur pellicule, et sur lequel le cinéma de Grandrieux a une influence assez perceptible! On peut dire ça comme ça?
YMH: On peut voir des liens en effet! (rire)

Ce film est-il donc vu par vous comme une sorte de prolongement de votre réflexion sur le cinéma entamée avec vos mémoires respectifs?
CAC: Peut-être de façon inconsciente. Mais nous ne nous sommes pas dit que ça allait être un prolongement de notre mémoire.
YMH: Ce n’était pas un prolongement de notre mémoire, mais ce sont clairement les thématiques qui nous intéressent. Avant la maîtrise, nous nous intéressions déjà aux mêmes choses, avec notamment la découverte de Grandrieux et d’autres cinéastes comme Claire Denis. Ensuite, la maîtrise représente un aspect plus théorique… mais nous avons commencé le film en terminant la maîtrise. Ça c’est donc mélangé un peu naturellement.

J’ai envie de rester sur la notion de travail en commun. Les films réalisés par des duos de cinéastes ne sont pas si fréquents. Au Québec, il y a Mathieu Denis et Simon Lavoie… mais rapidement, je n’en vois pas d’autres! Pourquoi avez-vous eu envie de travailler ensemble, et comment fonctionne le duo?
CAC: L’idée du duo est venue naturellement car pendant le bac nous avons travaillé sur des projets de films à deux. L’idée de faire un film ensemble allait un peu de soi.
YMH: C’est un peu dur à expliquer mais c’était un peu la seule manière qu’on imaginait de le faire.

Et dans la répartition des tâches, vous avez les mêmes attributions? En fait non… (à Yann-Manuel Hernandez) car vous êtes aussi directeur photo sur le film!
YMH: S’il n’y a pas eu de conflit c’est aussi peut-être car je suis plus attiré par faire l’image, et Charles est partant pour faire la direction d’acteur.

C’est un film qui est très sensoriel. Si le cinéma est un art audiovisuel, nous sommes en plein dedans. Le son et l’image sont les deux éléments vraiment principaux. J’avais l’impression en lisant vos parcours qu’il y avait ce genre de répartition dans votre travail également.
CAC: En fait, nous aimons tous les deux l’image et la musique. Mais le fait que vous soulevez est juste. Nous voulions tous les deux faire un film très sensoriel.
YMH: À propos du duo, il faut préciser que l’idée est aussi venu car c’est une grosse charge de travail de faire un film. Le fait d’être à deux permet de simplifier les choses et d’avoir toujours la meilleure perspective sur un problème.

L’esprit critique devient plus affûté?
YMH: Exact. Il y a toujours une contrepartie qui nous permet de remettre en cause nos choix, ce qui est plus difficile quand on est seul! Il y a bien des collaborateurs, mais aucun ne va être là de la première seconde jusqu’à la dernière.

Tout à l’heure, j’ai donné une définition de votre film en m’appuyant sur vos deux mémoires respectifs. Pour votre part, comment le définiriez-vous?
YMH: Ce qui me vient comme ça serait «un film quantique», c’est-à-dire un film qui essaie d’explorer une autre manière d’explorer la réalité.

La réalité ou le cinéma? Ou la représentation de la réalité?
YMH: Exact. La représentation de la réalité. Il y a aussi cette envie d’avoir des voies qui ne sont pas traditionnelles mais qui peuvent venir faire surgir d’autres éléments. L’idée d’avoir des personnages ancrés dans un paysage permettait de trouver des variations sur cette thématique. La science est rendue plus loin que l’art dans une vision du monde qui est beaucoup plus éclatée que l’art peut encore le voir. Si on parle de cinéma, on pense aux mêmes relations de plans, d’interactions de personnages et de structures.

Structures visuelles ou narratives?
YMH: Narratives.

Car justement, l’aspect narratif n’est pas très développé. Le film est plutôt dans le sensoriel comme nous le disions. J’ai d’ailleurs envie de vous faire part d’un petit bémol à l’encontre du film. J’ai presque le sentiment qu’il est trop narratif. Il y a un semblant d’intrigue, mais j’ai presque l’impression qu’elle est en trop! J'ai l'impression qu'on pourrait presque s’en passer! Comment cette intrigue s’est intégrée au film? L’intrigue a-t-elle été greffée à autre chose dans l’optique de financer le film, d’avoir une sortie en salles?

(hésitation)

Vous pouvez ne pas être d’accord avec mon point de vue!
YMH: Vous avez saisi quelque chose d’intéressant dans le sens où créer une histoire narrative n’était pas le but. Ce n’est pas ce qui nous a stimulés à faire le film. Nous voulions trouver et expérimenter différentes manières pour saisir les éléments qui nous intéressaient. C’est un peu l’envers d’un travail normal qui est: j’ai mon histoire… et maintenant, comment la mettre en images! Nous avions nos thématiques, et nous savions quel était le meilleur moyen pour y arriver.
CAC: Il y a aussi une particularité puisque le projet a été tourné en deux blocs: le bloc Montréal et le bloc désert. Le bloc tourné à Montréal était beaucoup plus narratif. Nous nous basions plus sur le scénario… un peu par obligation, comme on apprend dans une école de cinéma. Nous avons un peu plus lâché ça dans le désert, pour ensuite plus prendre l'esprit du désert pendant le montage. Et ensuite, ce qui se passait à Montréal dans le récit a été un peu modifié. Nous avons toujours voulu faire un film narratif, ancrer des personnages. L’idée de l’émotion nous intéressait beaucoup, ce qui passe par l’acteur et par une certaine humanité. Mais après, l’idée d’une intrigue et d’un dénouement ne nous intéressait pas tant que ça.

Ça me donne envie de parler du financement du film. Vous avez eu un financement de Téléfilm Canada, dans le volet Micro-budget, ce qui n’est pas évident! Je n’ai pas lu le scénario, mais on imagine que le scénario est difficilement vendable sur papier.
YMH: Il fallait une courte description à l’époque… mais pas de scénario! Après, il y avait un pitch à faire pour défendre le projet. C’était plus les thématiques qui étaient sélectionnées que le scénario. Car comme vous le dites, c’est un film qui est difficilement vendable.
CAC: On a aussi un peu joué sur le côté thriller pour Téléfilm Canada… je ne sais pas à quel point ça peut être dit!

Je pense que vous avez quand même fait ce que vous aviez vendu… mais à votre manière!
CAC: Avec notre approche en effet!
YMH: C’était un projet assez ambitieux car la promotion, les DCP ou les affiches rentrent dans les 120.000 dollars que nous avons obtenus. L’idée de partir en équipe à l’étranger avec cet argent n’était pas forcément facile.

On en vient donc à parler du désert. C’est évident que faire un film avec un tel budget, c’est plus facile dans son appartement avec trois amis. Pourquoi vouliez-vous tant filmer dans le désert?
CAC: Le désert était au point de départ du projet. Nous voulions même tourner dans le Sahara! Mais Death Valley est un lieu qu’on connaissait déjà. C’est un lieu qui nous animait. En plus, nous avions vu des films de Franck Cole à la Cinémathèque. Quelque chose s’était passé dans notre esprit après avoir vu ses films. Avec ce cinéaste canadien qui va se perdre seul dans le désert avec sa Bolex, il y avait quelque chose de l’expérience extrême qui nous attirait: le désert, la caméra à pellicule…
YMH: Le désert représentait aussi la terre à zéro. C’est le début de quelque chose, un retour aux sources. Ça représentait bien l’idée du premier film, où tout est à construire. De plus, c’est tellement extrême qu’on ne pouvait pas venir avec une trop grosse équipe. Ça nous obligeait à être artisanaux. Nous étions sept avec les acteurs. Je n’avais pas d’assistant caméra. La maquilleuse / directrice artistique faisait aussi tout de son côté. Il y avait un petit côté extrême.

J’ai envie de jouer avec les mots. À Montréal, c’est tourné en numérique. Dans le désert, c’est en pellicule. Qui dit désert dit grains de sable… grains comme grain de pellicule! Et qu’est ce qui vous attire dans la pellicule? La même chose que pour le désert? Ce côté retour aux sources?
YMH: Ce n’est pas tant ça que la différence entre les deux supports, qui ne recherchent pas du tout la même chose. La pellicule avait un aspect un peu magique qui peut capter dans le désert ce que le numérique fait difficilement. Il y avait un aspect organique, avec des visages et des paysages. Le numérique nous semblait moins capable de saisir comme vous le disiez les grains de sable, mais aussi les grains de peau. En plus la lumière du désert est difficile. La pellicule 16 mm venait adoucir ce qui était cru et aurait nécessité beaucoup de filtres et de retravail. La pellicule, en gros, avait une facilité à atteindre quelque chose qui est de l’ordre de la photogénie.

Donc si vous refaites un film à Montréal, vous le referez en numérique?
Ça va dépendre du projet. Je pense que filmer des visages et des êtres humains, c’est difficile en numérique. Mais pour des bâtiments c’est magnifique.

On revient un peu à ce qu’on disait au début avec votre mémoire.
YMH: Par rapport aux émotions?

Les émotions passent aussi par le visuel pur, au delà de l’aspect narratif ou psychologique.
YMH: Il y a l’exemple de la scène où le personnage de Grace se met à pleurer en plein désert, au milieu d’un paysage désolé. Il y avait l’idée de travailler juste avec l’image. Il n’y a rien narrativement… il ne se passe rien: juste une fille qui regarde un paysage. Il y avait l’envie d’aller chercher une émotion juste avec la forme. Il y a un peu de psychologie, mais pas tant que ça.

Ça passe surtout par l’image et le son. L’aspect sonore est très important aussi.
CAC: L’image est beaucoup dans le gros plan. Nous avons voulu donner un aspect tactile au son, en étroite collaboration avec le musicien et le concepteur sonore. Ce dernier était d’ailleurs dans le désert avec nous pour prendre le son. Il a donc vécu le voyage également. Je pense que ça un permis une sorte de justesse.

Et pour la musique?
YMH: Ça s’est passé en voyage aussi!
CAC: Oui, quand j’étais en tournée avec Radwan. On en parlait ensemble et on en parlait au téléphone avec Yann. On discutait d’influences, je lui montrais des extraits du film que j’avais sur mon ordinateur. C’était une relation constante. Même à la fin du film, quand le personnage du film hurle dans le désert et que les paysages se mettent à trembler et que le son respire un peu, jusqu’à devenir quasi-noise, ça a été influencé par une technique d’enregistrement de Radwan que j’ai vue durant l’enregistrement de l’album. En voyant ça je me suis dit que ça serait trippant de faire un peu la même chose. De plus, la musique n’est pas arrivée après le montage final. Elle a au contraire influencé le montage et à un certain point, le scénario.

Il y a de votre une part une envie de déstabiliser le spectateur ou de le faire sortir de sa zone de confort?
CAC: Plus de l’immerger… mais ça dépend peut-être du spectateur! Certains vont peut-être être déstabilisés, et d’autres vont être happés.

Car c’est un film expérimental… ou plutôt qui va vers le cinéma expérimental! Disons que ce n’est pas un film classique. Vous allez vers la fiction et pour sa part, Felix Dufour-Laperrière allait avec Transatlantique vers le documentaire… mais c’est aussi un film très sensoriel, à la limite de l’expérimentation. Mais à part ces deux exemples, c’est assez rare. De plus le cinéma expérimental est souvent réservé à un petit ghetto de spécialistes. Est-ce que pour vous, c’est important de sortir de ce ghetto et d’essayer de toucher un public différent?
CAC: Oui, tout à fait. Quand je fais des shows en musique, je le fais dans le même esprit. Il y a un public plus mélomane qui va venir voir Radwan en concert, mais ils seront confrontés à des visuels plus proches du cinéma expérimental. À chaque concert, les gens disent qu’ils n’ont jamais vu ça, ou qu’ils ont pour la première fois ce rapport au cinéma. Il y avait un peu cette idée avec un film qui va sortir en salles et qui possède une certaine narration, mais qui a aussi des éléments plus propres au cinéma d’avant-garde.
YMH: En ça, je pense qu’il y a beaucoup à apprendre de la musique, qui est capable d’aller rejoindre beaucoup plus de genres. En musique, les gens acceptent plus facilement de vivre différentes expériences musicales.

Pour finir, je voulais juste vous demander de poser un regard vers l’avenir! Vous allez continuer de travailler ensemble? À la limite de l’expérimental?
YMH: Oui, le désir est toujours là. Nous avons créé une nouvelle boîte de production qui s’appelle Les mains sales Films. Nous voulons aussi bien produire d’autres films pour nous que rejoindre d’autres personnes qui ont un peu la même ambition au niveau cinématographique. L’expérience qu’on a vécue était assez formatrice… car ce n’est pas facile! On avait l'avantage de le faire nous-même, ce qui nous a permis d’apprendre à la dure chacune des étapes.

Vous êtes prêts à retourner dans le grand bain du long métrage?
YMH: Oui! On est bons à ça! Sinon, je ferai de la cuisine. (rire) Il faut savoir ce qu’on veut faire dans la vie!

Entrevue réalisée par Jean-Marie Lanlo à Montréal le 29 septembre 2016
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