10 juillet 2020

★★★ | Le jeune Ahmed

★★★ | Le jeune Ahmed

Réalisation: Jean-Pierre et Luc Dardenne | Dans les salles du Québec le 10 juillet 2020 (Maison 4:3)
Les frères Dardenne étaient de retour à Cannes l’an dernier avec Le jeune Ahmed, et repartaient une nouvelle fois avec un prix. Il s’agissait cette fois du prix de la mise en scène. Nous n’essaierons pas de savoir si le film méritait vraiment ce prix, mais une chose est sûre : la mise en scène constitue en effet sa principale qualité. Une nouvelle fois attentive aux gens, à leurs interactions, à leurs gestes, elle permet de comprendre en quelques plans un milieu social, des personnages secondaires, mais surtout ce jeune Ahmed, personnage principal omniprésent et attachant malgré ses actes. Si nous regrettons cependant quelques effets (il est vrai rares mais dispensables), nous devront admettre qu’ils sont négligeables à côtés de ces qualités d’une part... mais également des faiblesses du scénario d’autre part. Les (nombreux) admirateurs inconditionnels des Dardenne y verront probablement ce qu’ils aiment. Les spectateurs plus réservés à l’égard de leur cinéma (votre serviteur, par exemple) y retrouveront au contraire leurs travers. Sous couvert d’un discours social inattaquable, les cinéastes continuent à en dire trop là où la puissance de leur mise en scène aurait été suffisante, tout en simplifiant certains enjeux qui auraient mérité d’être traités avec une plus grande finesse.
À ce titre, le thème de la manipulation qui mène à la radicalisation n’est peut-être pas le mieux traité, et certains raccourcis sont aussi préjudiciables que certains détails superflus. Par contre les Dardenne touchent leur cible lorsqu’il s’agit de parler de l’adolescence et de la difficulté à intégrer la complexité du monde qui nous entoure. C’est probablement ce dernier point qui fait au final la qualité du Jeune Ahmed, et qui lui permet de convaincre, malgré ses maladresses...

3 juillet 2020

★★★ | Un fils (Bik Eneich)

★★★ | Un fils (Bik Eneich)

Réalisé par Mehdi Barsaoui | Dans les salles du Québec à partir du 3 juillet 2020 (Axia)
Le cinéaste Mehdi Barsaoui ne manque surtout pas d'ambition dans ce premier long métrage en tentant de faire cohabiter drame familial, tragédie politique et suspense infernal. Il y arrive plus souvent, même si le résultat devient moins harmonieux lorsqu'il tente d'en mettre plein la vue'
La première partie d'Un fils tient étonnamment bien la route. Dès la scène d'ouverture, on découvre une famille tissée serrée alors qu'un père apprend à conduire à son jeune fils en lui « cédant » le volant. Un acte symbolique comme il y en aura de nombreux pas la suite et une introduction en guise de paradis avant que l'enfer s'abatte sur ceux. Il prendra la forme d'un attentat où l'enfant, sérieusement blessé, devra subir une importante opération s'il veut survivre. Cette course contre la montre ébranlera la cellule familiale, surtout lorsque des révélations empêcheront la bonne tenue des opérations...
Tout ce qui arrive possède des connotations politiques et identitaires qui transcendent ce qui arrive. En déroulant l'action dans la Tunisie instable et tumultueuse de 2011, le réalisateur et scénariste se permet de lier les personnages à des enjeux qui les dépassent. Cette progéniture à l'article de la mort devient ainsi le symbole du pays en crise, coincé entre des questions de religion, de libération et d'inégalités sociales, alors que le passé  du père et de la mère  agit comme une imperturbable épée de Damoclès.
N'importe qui aurait pu se satisfaire de cette superbe matière première. Surtout avec des personnages aussi complexes campés par des acteurs à la hauteur (Sami Bouajila s'avère en très grande forme) et quelques séquences d'une intensité peu commune, qui permettent à l'émotion de déferler.
Malheureusement, Barsaoui se sent obligé de jouer la totale en ouvrant la porte au thriller rocambolesque, surtout lorsqu'il quitte l'hôpital pour embrasser des terrains plus escarpés. S'il fait preuve de bon sens dans sa mise en scène sobre et réaliste, dont la caméra à l'épaule enlace la quête des personnages sans leur donner trop d'espace pour respirer, son scénario troque la subtilité pour l'efficacité, sacrifiant pratiquement l'essence même de ses interrogations au profit de rebondissements tirés par les cheveux et de scènes d'action un peu plaquées.
Un fils n'en demeure pas moins un premier film plus que satisfaisant et redoutable à bien des égards, qui ratisse sans doute trop large pour son propre bien mais qui affiche déjà de solides qualités cinématographiques. Comme « nouveauté » à prendre l'affiche pour la réouverture des cinémas québécois, il s'agit certainement d'une des plus intéressantes.

19 juin 2020

★★ | The Surrogate

★★ | The Surrogate

Réalisé par Jeremy Hersh | Au Québec : en primeur numérique à partir du 19 juin 2020 (Cinéma du Parc)
Jess (Jasmine Batchelor), une jeune femme noire et indépendante, accepte de porter l’enfant de son meilleur ami (blanc) et de son conjoint (noir). Lorsqu’un test prénatal leur fait comprendre que l’enfant qu’elle porte risque d’être atteint de trisomie 21, la question d’un possible avortement se pose et vient semer le trouble sur une belle amitié.
En 10 minutes, tout ce qui est écrit plus haut est dit de manière tout sauf subtile: chaque scène est sursignifiante et chaque détail affirme clairement la volonté du cinéaste d’ancrer son film dans une Amérique progressiste (donc, forcément très new-yorkaise). Bien évidemment, tous les enjeux de société abordés sont importants et les intentions de Jeremy Hersh sont très louables... mais son excès de bonne volonté et son désir de tout aborder de manière exhaustive donne au film des allures de pensum indigeste livré par un élève qui veut trop en faire pour tout dire. Certes, le réalisateur a le mérite de vouloir susciter la réflexion sur un sujet difficile sans imposer de réponse évidente, mais cela n’est jamais satisfaisant en raison de ce déluge trop insistant de bonnes intentions et de passages obligés dans la caractérisation des personnages, qui contrastent fortement avec quelques moments beaucoup plus libres et plus réussis impliquant des enfants trisomiques. Ces quelques instants où un semblant de vie semble habiter le film sont vite noyés par une succession d’intentions, qui font de ce film, au mieux, une matière à réflexion pour étudiants, mais probablement pas le film souhaité, sur un sujet difficile.
The Surrogate n’est donc en réalité pas grand-chose de plus que du cinéma indépendant new-yorkais médiocre (et oui... ça existe!) qui a, il est vrai, le mérite de la sincérité.

12 juin 2020

★★★★ | It Must Be Heaven

★★★★ | It Must Be Heaven

Réalisation : Elia Suleiman | Au Québec : en primeur numérique à partir du 12 juin 2020 (Cinéma moderne et Cinéma du Parc) puis VSD à partir du 19 juin, puis dans les salles à partir du 3 juillet.
It Must Be Heaven refuse de se présenter sous les formes attendues du film politique engagé. Elia Suleiman s’y met en scène, voyageant de la Palestine vers Paris et finalement New York, essayant de faire financer infructueusement un nouveau film. Alors que son projet est déclaré par un producteur comme « trop peu palestinien », on comprend que la critique soulevée pourrait bien être donnée au film qui nous est présentement montré et que Suleiman, avec une certaine fantaisie, commente son statut de cinéaste de la région. Le film s’inspire donc moins du cinéma revendicateur que des comédies silencieuses d’un Mr. Hulot, entre autres. Suleiman s’y place comme un observateur tranquille, avare en paroles, qui ne s’esclaffe que légèrement face aux situations dont il est témoin. Il regarde des tics culturels des lieux visités avec un humour bienveillant, moqueur mais sans condescendance, faisant d’It Must Be Heaven une comédie d'où émane une lucidité tranquille.
Si le caractère d’observateur amusé du film s’oppose à ce que l’on pouvait attendre, comme il est noté dans le film, d’un cinéaste palestinien, ce n’est surtout pas parce qu’It Must Be Heaven est sans préoccupations, bien au contraire. Dans son caractère absurde, Suleiman souligne autant les différences des lieux qu’il visite que leurs inévitables ressemblances : la présence de soldats en Palestine rejoint les parades armées de la France et l’omniprésence des armes aux États-Unis. Les symboles se rejoignent et, même si leurs contextes diffèrent, ils sont habités par des inquiétudes parallèles. La question du « film palestinien » revient alors, et la réponse que Suleiman donne n’est peut-être pas celle voulue par les marchés internationaux, mais c’est la plus sincère : le geste cinématographique se doit d’être libre, dans les mains de son créateur, et peu importent les attentes qui lui sont appliquées.
It Must Be Heaven ne ressemble peut-être pas à un film politique sur la Palestine. Cependant, dans sa liberté de filmer, Suleiman réussi à présenter un regard propre à lui-même et à son expérience.

31 mai 2020

★★★ | Brumes d'Islande / A White, White Day (Hvítur, hvítur dagur)

★★★ | Brumes d'Islande / A White, White Day (Hvítur, hvítur dagur)

Réalisation : Hlynur Palmason | En VSD au Québec à partir du 29 mai 2020 (Cinéma Moderne)
Film d’enquête, film de famille et film de possibles fantômes, Brumes d'Islande fascine par son formalisme et la beauté du paysage islandais. Une route envahie par la brume. Une voiture qui disparaît. À travers la brume, entre le monde des vivants et celui des morts, le film de Hlynur Palmason explore de manière délicate les complexités du deuil. En suivant la construction de sa maison par un homme veuf (également policier), le film nous expose parallèlement une structure émotionnelle fragilisée par la perte d’un être cher. En apparence, tout semble sous contrôle. Cependant, derrière la tristesse et le vide laissé par la mort de sa femme, le policier en arrêt de travail ne peut s’empêcher de vouloir des réponses sur la mort de sa femme. Qui était-elle vraiment ?
Enquêtant dans le plus grand secret de ses collègues et de sa famille, il observe discrètement la vie d’un homme du village qui aurait peut-être eu une aventure avec sa femme. C’est également dans cette pratique d’observation que le réalisateur place son regard. Malgré le drame que vit le personnage, la mise en scène (qui pourrait paraître froide) garde une certaine distance pour nous permettre d’être plus à l’écoute (à la fois des personnages et de l’excellente trame sonore qui ajoute au mystère). Sans trop d’effets, le film nous dévoile les petits faits étranges de la vie.
Si n’y a qu’un mystère qui sera vraiment résolu dans le film, c’est que l’amour demeure malgré la mort. Palmason nous rappelle que c’est aussi au cinéma que l’on peut prendre le pouls de sa vie. En observant d’autres que nous, on peut s’interroger sur notre rapport à la vie et ce que représente le fait d’être vivant. Au-delà des prix, des festivals, et autres prestiges de l’industrie, le bon cinéma nous offre ça.

29 mai 2020

★★★½ | Jeanne

★★★½ | Jeanne

Réalisation : Bruno Dumont | En VSD au Québec à partir du 29 mai 2020 (Cinéma moderne)
Après Ma loute, ses Petits Quinquin et une Jeanette très décalée, Bruno Dumont est de retour à un cinéma plus austère, mais qui symbolise presque en lui-même l’art du grand écart que le réalisateur semble de plus en plus apprécier. D’un côté : certains acteurs totalement perdus face à des enjeux et des textes qu’ils semblent ne pas comprendre. De l’autre, des parenthèses qui touchent au sublime (l’apparition de Christophe, qui met en musique un texte de Peguy; les regards silencieux et habités de la petite Lise Leplat Prudhomme; un ballet équestre magnifique). Entre les deux, il y a un peu tout et n’importe quoi: des bunkers allemands transformés en prisons anglaises; des réunions surréalistes sur les dunes; un Nicolas l'oiseleur (Fabien Fenet) dont les gesticulations et les tics sont d’un burlesque irrésistible; une chef de guerre de 18 ans incarnée par une enfant de 10.
L’ensemble aurait pu ressembler à un grand n’importe quoi, mais la force de Dumont est de parvenir à lier le tout. Pour cela, il a recours à un sens du cadre impressionnant d’un bout à l’autre, à une superbe photo signée David Chambille et à la musique envoûtante de Christophe.
Et la magie opère : ces trois éléments parviennent à donner une unité à ce qui aurait pu ressembler à un fourre-tout hétéroclite. Le sublime et le vulgaire se mélangent; la maîtrise répond à l’amateurisme; les opposés forment un tout pour ressembler à un dialogue de sourds qui a des résonances avec la situation de cette pauvre Jeanne, guidée par une force supérieure qui la rend totalement imperméable à la logique (et à la bassesse) des hommes.
En nous offrant Jeanne, Dumont nous parle du monde qui nous entoure. La médiocrité est partout. La beauté aussi… encore faut-il pouvoir la voir. Et si la première était indispensable à l’appréciation de la seconde?

23 mai 2020

★★¾ | Adults in the Room (Conversations entre adultes)

★★¾ | Adults in the Room (Conversations entre adultes)

Réalisation : Costa-Gavras | En VSD au Québec à partir du 22 mai 2020 (Cinéma du Parc)
Avec Adults in the Room, Costa-Gavras revient sur un épisode qui a marqué l’histoire récente de la Grèce (et de l’Europe), en prenant le point de vue d’un des protagonistes, Yanis Varoufakis, alors ministre de l’économie dans le gouvernement d’Aléxis Tsípras. Ce point de vue, assumé dès le départ (le film est l’adaptation du livre écrit par Varoufakis en personne) est particulièrement risqué lorsqu’il s’agit de traiter un événement historique récent, mais Costa-Gavras a l’intelligence de désamorcer d'emblée de possibles critiques (la subjectivité des faits relatés) en ajoutant une voix hors-champ, dispensable d'un point de vue narratif, mais qui a le mérite d’insister sur le parti pris (et donc de l’assumer). Malheureusement, si le procédé atténue les critiques potentielles, il ne les rend pas caduques en raison du manque de nuance dans la caractérisation des personnages. Certes, film à la première personne oblige, Varoufakis a le beau rôle, est charismatique, comprend tout plus vite que tout le monde. Mais le portrait du reste des protagonistes est particulièrement malhabile. Ils sont soit totalement insignifiants (à l’image du “traître” Alexis Tsípras), soit caricaturaux (comme le ministre allemand Wolfgang Schäuble). Seul, peut-être, le personnage de Christine Lagarde (présidente du FMI ) est sauvé. Sur les plus de deux heures que dure le film, le petit jeu de massacre (du genre “personne à sauver sauf moi”) finit par lasser. Il finit aussi par désamorcer une réflexion qui aurait pu être passionnante sur l'action politique (convictions/realpolitik; conquête du pouvoir / conservation du pouvoir; etc.)
Tout ceci est fort dommage, car le travail de scénarisation de Costa-Gavras est impressionnant dans sa manière de simplifier et de rendre tout à fait compréhensible par le plus grand nombre un épisode plutôt complexe.
Avec une plus grande nuance (qui, il est vrai, n’est pas la qualité première du cinéaste), Adults in the Room aurait probablement pu être un grand thriller politico-économique. Il devra se contenter d’être un témoignage historique imparfait mais rondement mené... ce qui n’est déjà pas si mal!

17 mai 2020

★★★ | Alice

★★★ | Alice

Réalisation : Josephine Mackerras | En VSD au Québec à partir du 15 mai 2020  (Cinéma du Parc)
Alice, premier long métrage de Josephine Mackerras, débute dans une bulle. Une bulle familiale à l’apparence idyllique. Un couple amoureux, parents d’un charmant petit garçon. Cependant, sous la surface, une tension que l’on ne peut nommer et dont on ne connaît pas encore les implications, gronde sans relâche. Par cette introduction somme toute très courte, la mise en scène sans effets de style de Mackerras, aidé du jeu nuancé des comédiens, parvient à captiver par sa simplicité. Les petits moments, les failles entre les deux parents ne laissent pas présager le mur qu’ils vont tous frapper.
Mackerras porte un regard lucide sur les doubles standards de la société et de la perfection imposée aux femmes (encore plus aux mères). Face à la rigidité du système économique, Alice est forcée de trouver une solution rapide si elle ne veut pas se retrouver à la rue. Elle se tournera donc vers la prostitution, métier qui aurait causé l’implosion de son mariage ainsi que sa ruine financière. Si on fait abstraction des raisons qui poussent le personnage féminin à vendre son corps pour de l’argent (car il y a toujours moyen de justifier ses actions), la position du personnage demeure la plus intéressante. Il n’est pas question de honte ou de culpabilité. Pour elle, il s’agit d’un acte transactionnel qui lui permettra de sauver sa maison et d’assurer une stabilité à son fils. Ce n’est que la menace du jugement des autres sur sa respectabilité et sa capacité à être une bonne mère qui la pousseront à se remettre en question.
Le film nous présente une des facettes du milieu de la prostitution somme toute assez doux (clients de luxe, polis et respectables). Ce n’est finalement qu’un prétexte pour aborder la reprise du contrôle féminin. Tout d’abord sur le corps, mais également sur les attentes impossibles qui nous sont inculquées dès l’enfance. Malgré un troisième acte qui s’affaire à boucler toutes les boucles afin de nous offrir une finale lumineuse et optimiste, Alice demeure un premier film qui laisse présager une belle carrière à sa réalisatrice.