28 mai 2021

★★★½ | New Order (Nuevo orden)

★★★½ | New Order (Nuevo orden)

Réalisation: Michel Franco | Dans les salles du Québec le 28 mai 2021 (Entract films)
Le cinéaste mexicain Michel Franco, un habitué du Festival de Cannes, a présenté Nuevo orden à Venise en 2020, où il a reçu le Grand prix du jury. Il arrive au Québec cette semaine, et ne devrait pas laisser indifférent!
Le film s’ouvre avec quelques plans mystérieux, qui laissent imaginer une situation hors de contrôle et difficilement concevable. Mais très vite, le cinéaste nous propose un retour au confort d'une grande maison et à la promesse d'un avenir heureux, puisque le gratin local est réuni pour un mariage. Les invités célèbrent, les domestiques servent, tout semble bien aller. Pourtant, progressivement, un dérèglement s’installe jusqu'à l'irruption de contestataires armés qui volent et tuent. D'emblée, même si l’arrogance des nantis fait face à la souffrance des miséreux, Franco ne nous met pas aveuglément du côté des pauvres, dont certains agissent de manière disproportionnée. Le reste du film est à l'avenant. Jamais le cinéaste n’oppose un camp à l’autre. Il filme des hommes et des femmes qui voient le monde s’écrouler, quelle que soit leur condition sociale. Mais si la souffrance et la douleur peuvent toucher tout le monde, le mal aussi peut se glisser partout, y compris (surtout?) du côté de ceux censés protéger les populations.
Ce point de départ, et son refus de la facilité, est renforcé par les choix de mise en scène. Loin de suivre la voie de certains de ces compatriotes (nous pensons par exemple au Escalente de Heli), le cinéaste montre bien évidemment l'horreur d'une situation qui devient hors de contrôle, mais il refuse les images trop chocs et laisse assez de place au hors-champ. Avec ce choix, il rend aussi plus prégnante l'idée de la perte de contrôle, et colle parfaitement avec la logique du film (plusieurs protagonistes, séparés par les événements, ne savent pas ce qui se passe ailleurs!)
Malgré ses qualités, et peut-être en raison d'une absence de maîtrise totale de ses choix, le film n'a peut-être cependant pas toujours l'impact souhaité: certes, il refuse le coup de poing au visage, mais sa volonté de créer le malaise (sa recherche du coup de poing à l’estomac?) est parfois atténuée par une application trop visible. Ces petites réserves empêchent Nuevo orden de devenir un des grands films sur le dérèglement d'une société qui ne laisse que des perdants (sauf ceux qui avaient déjà le pouvoir des armes). Il n'en demeure pas moins un film paradoxalement dérangeant et courageux dans sa volonté de traiter ce dérèglement avec une (relative) retenue.

21 mai 2021

★★¾ | Riders of Justice (Retfærdighedens ryttere)

★★¾ | Riders of Justice (Retfærdighedens ryttere)

Réalisation: Anders Thomas Jensen | En salle et en VSD au Québec à partir du 21 mai (Métropole Films Distribution)
Markus (Mads Mikkelsen), militaire en mission à l’étranger, est visiblement en contrôle de ses émotions jusqu’à ce qu’il soit rappelé au pays lorsque sa femme est victime d’un accident mortel. Dans le même temps, deux spécialistes de statistiques, aidés par un hacker, sont persuadés que la cause n’est pas accidentelle et pensent avoir trouvé les coupables. La police ne les écoute pas. Ils contactent le veuf… et ces nouveaux justiciers dans la ville se mettent en tête de faire payer les présumés coupables. Au milieu de ce petit monde, la fille du militaire va, tour à tour, essayer de vivre avec le drame, de se rapprocher de son père et de faire comprendre aux adultes que la violence n’est pas la solution !
Voilà un bref résumé qui laisse volontairement de côté quelques thèmes abordés par le film… qui en comporte beaucoup trop (tout ne s’explique pas; il faut se méfier des fausses évidences; pour vivre heureux, vivons nos psychoses ensemble, etc.). Nous ne reviendrons pas dans le détail sur tous, ni sur cette impression constante que chaque pas en avant du film est compensé par un pas en arrière… mais nous ne pouvons que regretter cette impression de surplace. En effet, le tout est solidement filmé et les acteurs semblent bien s’amuser à jouer leur petite caricature (les trois geeks à la santé mentale défaillante et le militaire impassible), mais c’est peut-être aussi ce qui est à la base du principal problème du film. Certes, l’opposition entre les personnages porte souvent ses fruits et génère des situations assez amusantes, y compris dans la course à la violence et à la destruction des “coupables”, mais ce parti pris semble en totale opposition avec la thèse du film, qui est justement la condamnation de la violence. Anders Thomas Jensen aurait pu faire le choix d’aller vers une violence dérangeante, vers le cynisme, vers l’absurde, vers le film à thèse, ou prendre finalement beaucoup d’autres directions... mais à la place, il empile ces choix qui finissent par annuler leur propre portée.
Le film, au demeurant relativement plaisant, tourne alors de plus en plus en rond, s’étire de plus en plus inutilement, et finit par laisser un petit goût de vide. Certes, du vide relativement fun, solidement filmé, interprété par des acteurs parfaits… mais du vide quand même. À moins que ce soit du trop-plein. Parfois, comme ici, les deux se confondent!

14 mai 2021

★★★½ | Hygiène sociale

★★★½ | Hygiène sociale

Réalisation: Denis Côté | Dans les salles du Québec le 14 mai 2021

Même s'il est toujours question de nature et d'êtres marginaux à côté de la vie, Denis Côté se plaît à ne jamais faire le même film, alternant entre des projets plus «conventionnels» et des objets laboratoires à micro budget tournés en quelques jours seulement. C'est dans cette dernière catégorie que se classe Hygiène sociale, un de ses essais les plus originaux et libres en carrière.
Récompensée plus tôt cette année à Berlin, cette création hors norme est l'antidote parfait à la pandémie. Il s'agit d'une farce ludique et philosophique sur un voleur qui a maille à partir avec son entourage, la société et, surtout, sa propre existence. Le charme intemporel et anachronique du récit évoque les contes grecs et les saynètes de Marivaux. Les dialogues fondent littéralement dans la bouche, rappelant que son auteur peut être bon avec les mots, livrant des phrases savoureuses comme « J'aime bien tuer le temps; j'assassine aussi toutes mes nuits. » Mais contrairement à ce qu’il faisait dans Boris sans Béatrice, il agit ici sans prétention ni pédanterie, amusant beaucoup au passage tout en se dévoilant, même si l'ensemble n'apparaît pas particulièrement profond ou subtil.
Le tout aurait certainement été différent sans la présence de Maxim Gaudette. Peu importe si son personnage relève de l'archétype car l'acteur transcende l'écran de sa présence et de son charisme, alternant avec délectation entre différents niveaux de langage. Les comédiens déclament leur texte comme au théâtre et c'est justement cette scène qui sera reproduite — et détruite au passage — en plein air. Une barrière invisible sépare les êtres statiques et solitaires, incapables de bien communiquer ensemble — une ironie alors que le verbiage est roi — et qui est exprimé par leur distanciation physique et sociale.
Construit comme une succession d'élégants longs plans fixes extrêmement soignés visuellement, Hygiène sociale semble prendre un malin plaisir à étirer le temps. Pas tant pour concurrencer les maîtres du slow cinema (au contraire, on est ici plus près d'un Roy Andersson que d'un Tsai Ming-liang) que pour expérimenter avec légèreté pendant 75 minutes. L'enrobage sonore très travaillé n'est également jamais loin de la farce (avec ces corbeaux qui semblent constamment se moquer de ce qui est dit) et fidèle à son habitude, le cinéaste sabote son propre travail en y intégrant une succession de plans rapides et un ton qui devient plus ambigu. Contre toutes attentes, la cohérence est de mise, particulièrement lorsque les corps peuvent s'exprimer sur une mélodie contagieuse de Lebanon Hanover.
Denis Côté offre ainsi avec son 13e long métrage l'œuvre idéale pour oublier la pandémie et accueillir la saison estivale à bras ouverts. Qui eut cru que l'auteur de Curling allait offrir un jour le film québécois le plus drôle des dernières années ?

6 mai 2021

★★★★ | Nulle trace

★★★★ | Nulle trace


Réalisation: Simon Lavoie | Dans les salles du Québec le 6 mai 2021 (K Films Amérique)

Simon Lavoie
est un cinéaste aussi atypique que passionnant. Sa carrière prouve à l’évidence qu’il n’a pas peur de prendre des risques, quitte parfois à paraître prétentieux (voire à l’être réellement lorsqu’il se prend les pieds dans son ambition). Comme par le passé, son nouveau film pourra en déstabiliser plus d’un·e. Prévenons-les: l’histoire de Nulle Trace pourrait se résumer à ces quelques lignes, voire quelques mots, que l’on volera au dossier de presse («En un futur troublé, une contrebandière taciturne et une jeune étrangère cheminent vers leur destin»). Les dialogues ne sont guère plus étoffés, mais cela n’empêche pas le film de posséder des atouts énormes. Il y a d’abord ses images sublimes filmées dans un troublant noir et blanc infra-rouge qui donne aux visages des deux héroïnes des allures irréelles (comme si ces femmes étaient malgré les apparences déjà unies par une mort en sursis) et aux feuilles des arbres des tons blanchâtres (comme si un cataclysme les avait décolorées).
Mais il y a surtout les émotions que ces images suscitent, et la force avec laquelle Lavoie parvient à dépeindre les doutes qui s’installent sur la manière de voir le monde lorsqu’il s’écroule. Le film pourrait être complexe et aborder frontalement de nombreux thème, mais il est en réalité réduit à l’épure, gomme le superflu, laisse le spectateur ressentir, juger et finalement comprendre que lorsque tout s’écroule, la seule certitude, plus que jamais, n’est autre que la mort, irrémédiable, inévitable... mais peut-être pas si douloureuse que cela. Car sans en avoir l’air, c’est bien là que nous conduit Lavoie: vers ce questionnement sur la mort. Et à travers elle, c’est le rapport à la foi que le film interroge, sans imposer le moindre point de vue, en laissant chacun libre de conclusions qui pourraient être contradictoires.
Nulle trace n’est jamais bien loin du chef d’œuvre, et pourtant, le sens de l’épure (dialogue, enjeux, décors, intrigue) rend le spectateur particulièrement exigeant. Peut-être à cause de cela, une petite afféterie ou un plan un peu trop explicatif prend des proportions considérables. Cela nuit à l’impression finale, car on aurait voulu que le film reste durant toute sa longueur aussi parfait et aussi mystérieux que dans sa première demi-heure. Il ne l’est pas totalement.
Mais ses failles, infimes, ne seraient-elles pas paradoxalement ce qui le rend encore plus beau, plus touchant, car plus vulnérable?

29 avril 2021

★★★½ | Pour l'éternité / About Endlessness (Om det oändliga)

★★★½ | Pour l'éternité / About Endlessness (Om det oändliga)

Réalisation: Roy Andersson | Disponible dans les salles et en VSD au Québec à partir du 30 avril 2021 (EyeSteelFilm)
Roy Andersson tourne peu mais ses films sont toujours des événements cinématographiques. C'est évidemment le cas de Pour l'éternité, son quatrième long métrage du présent siècle.
La première scène pique instantanément la curiosité du cinéphile. Il s'agit d'un couple enlacé dans le ciel, à l'instar d'une peinture de Chagall. Une image forte et mémorable, qui contraste avec le dernier plan: un homme seul qui tente de réparer sa voiture en panne dans un champ. Entre les deux, il s'agit du testament d'un créateur de 78 ans qui ne tournera peut-être plus jamais et qui explore les liens qui unissent et éloignent les gens.
Fidèle à ses habitudes, le cinéaste suédois déploie une multitude de saynètes de durée variable. Quelques personnages reviennent même si l'intérêt se trouve ailleurs. Sa mise en scène statique, récompensée à la Mostra en 2019 et reconnaissable entre toutes, prolonge le plan fixe afin de capter le quotidien de ses êtres. Sa photographie exceptionnelle baigne dans le gris, le brun et brume, rappelant le style d'Edward Hopper.
A priori, rien n'a vraiment changé depuis sa précédente trilogie, qui a démarré sur des chapeaux de roues en 2000 avec son extraordinaire Chansons du deuxième étage. On assiste encore au théâtre de l'absurde version Beckett, avec un humour mi-Tati mi-Kaurismäki qui a été, depuis, alimenté par Stéphane Lafleur.
Le spectateur ne se retrouve pas pour autant en terrain connu. Le rire ne s'accapare plus la part du lion, bien au contraire. Des thèmes plus sombres font leur entrée, que ce soit la solitude, la perte et la crise de la foi. Une gravité qu'annonçait déjà le précédent et sous-estimé Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l'existence.
La condition humaine a toujours été au cœur des préoccupations de son auteur, qui se dépasse cette fois en liant les mal-être individuels et collectifs, créant des liens insoupçonnés envers le passé pour rappeler comment la colère présente peut trouver ses racines dans les crimes de l'Histoire.
Des constatations qui se font progressivement à l'aide d'un regard qui n'a pas perdu de son acuité et qui amalgame le ludique et le tragique. Une voix hors-champ féminine se fait parfois entendre, apportant poésie et émotion tout en évoquant le chef-d'œuvre Les ailes du désir de Wenders.
Court et infini à la fois, Pour l'éternité est un opus qui possède peu d'équivalents, si ce ne sont les précédentes créations d'Andersson. L'ensemble méritera probablement un certain temps d'adaptation pour un public non initié mais il ravira rapidement les autres, heureux de pouvoir s'y lover en ces jours si incertains.

23 avril 2021

★★★½ | Gunda

★★★½ | Gunda

Réalisateur: Viktor Kossakovsky | Dans les salles du Québec le 23 avril 2021 (Entract Films)

Les documentaires animaliers sont nombreux. La plupart s'appuient sur une narration pour véhiculer de l'information. D'autres optent pour un processus d'anthropomorphisme afin de faire «parler» les bêtes. Puis il y a Denis Côté qui jouait à un passionnant jeu d'observations sur Bestiaire.
À l'instar du récent et prenant Stray qui suivait des chiens errants à Istanbul, le cinéaste russe Viktor Kossakovsky propose avec Gunda de se rapprocher au plus près des animaux de la ferme, laissant au vestiaire les commentaires et la musique. Les cadrages sont serrés et on ne voit que les cochons, vaches et autres poules. Une immersion totale qui utilise à bon escient toutes les possibilités de son art. Les longs plans contemplatifs révèlent l'état d'esprit des animaux, alors que l'utilisation du son ambiant plonge littéralement le spectateur dans le feu de l'action.
Ce procédé était déjà la norme d'Aquarela, le magnifique précédent essai du réalisateur qui portait sur les conditions climatiques. Le cinéma est un médium d'images et ce sont elles qui enchantent au plus haut point. Mais comment la caméra est parvenue à capter tous ces détails? La somptueuse photographie ne finit plus d'impressionner, transformant son noir et blanc en véritables séances d'expressionnisme allemand.
Un combat entre l'ombre et la lumière qui est au cœur même du film : la mort n'est jamais loin de la vie. Un cochonnet laissé à l'écart a tôt fait de disparaître de la circulation, alors que l'errance salvatrice d'un poulet à une patte ressemble à l'expédition d'un soldat en terrain étranger. L'horreur risque de survenir à chaque instant de ce hors-champ menaçant puisque c'est la nature souvent brutale qui a le dernier mot. À côté de ça, Babe n'est rien d'autre qu'un conte édulcoré pour enfants.
Ce qui est remarquable dans Gunda et qui, ironiquement, risque de laisser plusieurs personnes sur la touche, c'est que le long métrage demande aux cinéphiles de construire leur propre narration. Il n'y a pas seulement à l'écran des images d'animaux en mouvement, des plans répétitifs, du bruit et des grognements, mais c'est au contraire la vie qui s'anime patiemment, débordant constamment de son cadre.
Presque rien ne pourra arrêter ces balbutiements et le rythme lent (la notion du temps est au cœur même de l'essai) permet de saisir ce que les yeux ne regardent plus. La beauté de la nature, évidemment, mais également cette faune qui aspire seulement à un peu de quiétude. Comme ces vaches qui, en regardant longuement la caméra, dévoilent une certaine part d'humanité, faisant soudainement écho au Visitors de Godfrey Reggio.
Ces liens entre eux et nous — de toute façon, nous sommes tous des bêtes — au niveau de l'amour filial, de la violence, du désir de liberté et de la résilience atteignent leur apothéose lors d'une finale crève-cœur qui aurait eu sa place à l'époque du néoréalisme italien. Nul ne peut résister au rouleau compresseur de l'Homme et les êtres vivants qui ont eu la vie sauve ne peuvent que constater les pertes et ressentir le manque. Une entrée en matière foudroyante et la parfaite introduction au Sang des bêtes de Georges Franju, sans doute un des documentaires les plus insoutenables du septième art.
Misant sur l'immersion et l'expérimentation afin de susciter une expérience unique de cinéma (voilà une œuvre qui mérite absolument d'être découverte en salle), Gunda remplit sa mission, même si le film aurait pu pousser sa radicalité encore plus loin. Ce sera peut-être trop pour certains appétits, mais la plupart voudront sans doute se convertir au végétarisme après avoir assisté au quotidien d'animaux si familiers.