5 octobre 2013

Entrevue avec Abdellatif Kechiche (La vie d’Adèle)

À quelques jours de la sortie montréalaise de La vie d’Adèle (lire notre critique), nous avons eu le plaisir de rencontrer son metteur en scène Abdellatif Kechiche, fraîchement auréolé d’une palme d’or dont l’éclat ne sera, espérons-le, pas terni par les polémiques entourant le tournage de son film. Nous en avons profité pour aborder certains thèmes récurrents de son oeuvre, mais également, de manière aussi indirecte qu'humoristique, certaines controverses!

Nous nous sommes vus il y a deux ans et demie pour Vénus Noire et à l’époque, vous me disiez travailler sur l’adaptation d’un roman de François Bégaudeau, La blessure la vraie (lire notre entrevue). Le projet n’a visiblement pas abouti, mais par contre on peut voir deux points communs avec La vie d’Adèle
Ah bon?

Pour reprendre vos termes de l’époque, le thème central de La blessure la vraie est “la douleur à aimer dans l’adolescence”, que l’on retrouve dans La vie d’Adèle.
Oui, c’est vrai.

Le fait que ce projet n’ait pas abouti vous a-t-il mené vers La vie d’Adèle?
Non, il ne m’a pas conduit à La vie d’Adèle. Et je continue d’ailleurs à l’avoir. Mais vous répondez vous-même à la question. Pour moi, c’est inconscient, mais effectivement, il y a un point commun. Je n’en avais absolument pas conscience. Il y a une attirance pour un thème que je voulais sans doute explorer… mais vous êtes la première personne à me faire prendre conscience de cela. Au contraire, je me disais “il serait peut-être temps que je réalise La blessure la vraie car c’est complètement différent”. Mais je vais me retrouver dans le même guet-apens (rires)

Il y a une autre point commun. C’est plus anecdotique, mais dans les deux cas, il s’agit d’une adaptation. Ce que vous n’aviez encore jamais fait. Là encore, il s’agit d’un hasard?
Je n’avais jamais fait d’adaptations de romans ou d’œuvres. Mais comme mes adaptations sont libres, j’ai toujours l’impression que mes films sont des adaptations de choses que j’ai observées, d’un personnage que j’ai vu dans ma vie. Ma famille dans La graine et le mulet, la jeunesse dans les cités pour L’esquive… Ces films étaient déjà des adaptations en quelque sorte. De la même façon, on peut trouver des œuvres qui nous parlent.

Parmi les points communs à un certain nombre de vos films, on retrouve l’adolescence… ou plutôt les adolescentes. La jeune femme est plus intéressante que le jeune homme à vos yeux? La façon de devenir adulte se passe différemment?
Je ne pense pas. C’est surtout que je suis plus admiratif d’un personnage féminin comme Adèle par exemple, c’est à dire courageuse, libre, bienveillante, que d’un personnage masculin, malgré ses qualités. Le processus d’identification avec le personnage féminin est peut-être aussi plus facile du fait de la distance. (...)

C’est peut-être un moyen de ne pas tomber dans l’autobiographie…
Oui, dans l’autobiographie et dans la facilité.

Je continue avec les généralités, en lien toutefois avec La vie d’Adèle! L’éducation et la transmission du savoir sont assez présentes dans vos films. Adèle s’enrichit intellectuellement grâce à l’école mais en même temps, elle ne peut pas appartenir au même monde qu’Emma (le personnage incarné par Léa Seydoux, ndlr) en raison d’une barrière socioculturelle que l’apprentissage scolaire ne peut pas faire sauter. Est-ce un constat un peu désabusé de cette incapacité à s’élever malgré tout?
Il n’est pas amer, mais c’est un constat. Je ne sais pas si c’est inéluctable mais j’ai observé cette difficulté de voir dans nos civilisations la possibilité entre deux personnes issues de milieux différents de se rencontrer vraiment. Mais encore plus la difficulté d’accéder à ce milieu social de l’élite qui détient la culture, l’argent, le pouvoir… quand on est issu du milieu social d’Adèle. L’inverse est plus facile pour des gens qui sont dans la compassion ou l’humilité, mais ils sont très rares en général. Je pourrais aller plus loin. Dans mes jours les plus pessimistes, je pense qu’il y a une forme de protection de cette élite pour que l’autre n’y accède pas, inconsciente ou consciente de la part de certains, comme si le devoir d’une personne appartenant à l’élite était d’empêcher l’autre d’y accéder. Quand on y pense, c’est dramatique… et c’est diabolique même! Comment faire en sorte que l’autre reste sous sa domination? Et comment faire en sorte que l’autre l’admire toujours et trouve logique de rester son sujet? (...) Cet aspect est en effet au centre de bon nombre de mes films!

En même temps, Adèle devient enseignante et va peut-être trouver sa place en prenant conscience qu’elle n’a pas envie d’appartenir à cette élite?
En effet.

Car est-ce vraiment un rêve d’y appartenir?
En général c’est un rêve parce qu’on ne la connaît pas vraiment, mais quand on commence à la côtoyer on se dit que ce n’est peut-être pas l’idéal de lui appartenir. Le personnage d’Adèle est une femme libre. Elle choisit ce qu’elle a envie de faire. Elle dit en quelque sorte “je suis épanouie, et je ne veux pas accéder à ton monde, cela ne m’intéresse pas, c’est trop compliqué.”

(...)

Je voudrais parler un peu de votre méthode. Vous accordez une place assez importante à l’improvisation. C’est pour essayer de faire venir à vous le réel plutôt que de le recréer à votre manière?
On ne trouve pas le réel dans l’improvisation. On peut le retrouver dans des choses très écrites. C’est d’ailleurs très écrit au départ. Je parlerais plus d’écriture continue que d’improvisation. On change au fur et à mesure qu’on avance, qu’on rencontre un acteur, un décors. Selon l'aisance de l'acteur à dire ou ne pas dire une chose, on la transforme, on essaie autre chose… mais ça reste de l’écriture.

Et les dialogues sont très écrits?
Oui, mais je laisse une liberté. Vous pouvez donc respecter entièrement le texte ou le transformer. Mais vous pouvez vous lever et faire ce que vous voulez. Je demande une liberté à l’acteur. Parfois, c’est quelque chose qui s’ajoute.

Mais si l’acteur ne donne pas ce que vous attendez de lui, vous n’allez pas tout faire pour l’obtenir? Vous allez plutôt changer…
On va tous s’adapter pour faire en sorte qu’il soit à l'aise dans ce qu’il fait, qu’il se libère et que ça l’aide à se concentrer, à trouver sa place. (...) Tout le travail va consister à trouver la chose qui fait que l’acteur se libère et incarne son personnage.

(...)

On voyant le titre complet, je dois vous avouer que je trouvais le Chapitre 1 & 2 un peu superflu…Et après j’ai vu le film et j’ai compris. Il y a en effet deux chapitres. Il y a même presque deux films. Je crois que vous êtes d’ailleurs posé la question de savoir s’il fallait le couper en deux.
Je me suis posé la question en effet.

Très honnêtement, en général, je n’aime pas ce procédé qui semble destiné à multiplier le nombre d’entrées… mais dans ce cas précis, ça ne m’aurait pas choqué.
C’est bien que vous le disiez. Je suis convaincu qu’il fallait sortir deux fois deux heures, plutôt qu’un trois heures!

J’aimerais avoir votre avis. Pour moi, la première partie est comme une succession de petites touches, et cette assemblage va finir par former un bloc très cohérent, alors que la deuxième partie est plus narrative, évolutive…
Oui, tout à fait.

C’est en cela que je vois deux films. Au niveau de l’écriture ou du tournage, avez-vous abordé ces deux parties de manières différentes?
Je ne me suis pas posé la question. D’ailleurs, au départ, je n’avais pas imaginé deux films. C’est par la suite, en voyant la durée du film, que j’ai pensé à le sortir en deux temps. Je me suis beaucoup posé de questions pendant six mois à ce sujet.

Et pendant l’écriture, vous n’avez pas senti cette séparation que l’on voit finalement dans l’oeuvre finale?
Non. Mais je vois la même chose que vous. D’ailleurs, c’est pour ça que je m’accorde cette liberté qui est difficile à accepter pour les autres, et parfois pour moi: parfois, les choses s’imposent à vous, et on a le sentiment que c’est le film qui vous dit “non, non, non, non, non… c’est ce que je veux faire”. C’est le film qui résiste à des désirs qu’on a. Il finit par avoir une force au fur et à mesure que l’on avance dans le processus créatif, et il aimante vers lui ce qu’il veut.

(...)

Pour finir, je vais aborder un sujet plus difficile: les scènes de sexe. Certaines scènes sont très crues, très réalistes, les actrices ne font pas semblant. Ce n’est jamais provocant mais ça peut déranger certains. Quelles questions vous posez-vous quant au barrières qu’il faut imposer entre la fiction et le réel? Le cinéma, c’est créer du vrai à partir du faux… on ne va pas filmer un meurtre par exemple?
On peut se poser la question de savoir s’il faut tuer pour montrer un meurtre. La réponse devient évidente. Je ne me pose pas non plus la question de savoir s’il faut mettre du vrai café dans une tasse pour qu’on y croie. La question est en effet de savoir où mettre la limite. Je la mets là où je pense devoir la mettre. Par rapport à la sexualité, c’est quelque chose qui n’est pas perçu de la même manière suivant l’époque, le lieu, la personne… Au début du 20e siècle, le film de Pabst avec Louise Brooks, Le journal d’une fille perdue, a été interdit car on montrait une femme qui était évoquée comme étant lesbienne, ou parce qu’on a montré un sein. Aujourd’hui, La vie d’Adèle est interdit en France aux moins de 12 ans, ce qui est normal; aux moins de 17 ans aux États-Unis… pourquoi pas; interdit en Tunisie… pourquoi pas; mais je n’ai pas à mettre la limite des autres. Je mets ma limite, avec ma conscience morale qui n’est que la mienne. Je ne vais pas demander à un acteur de mourir... (rires)

Ou même de se laisser couper un doigt (rires)?
(rires) En effet, même s’il y en a certains à qui je couperai bien la langue (rires prolongés), mais je leur demanderai de le faire dans un prochain film (rires).

Mais elles ne veulent plus faire de films avec vous... (rires)
Je demanderai à des collègues de le faire à leur place (rires). Mais voilà… je connais les limites que je me fixe. J’ai filmé bien plus que ce qu’on voit dans le film, et dans la version plus longue, vous verrez jusqu’où vont ces limites. Mais je l’ai fait en ne forçant personne. Je n’ai pas pris de mineures ou de personnes qui n’étaient pas conscientes de ce qu’elles faisaient. C’était écrit, c’était décidé et c’était désiré. Après, est-ce que ça m’est interdit ou pas?

Je ne parlais pas d’interdiction… mais de vos propres limites, celles que vous vous imposez à vous même. Avec deux hommes, par exemple, vous auriez été aussi loin?
Peut-être plus, mais je me suis très peu posé cette question. Pour moi, c’est un acte d’amour, et je ne vois pas où est la limite à mettre… si ce n’est dans l’axe, dans la façon dont je regarde. Mais encore parfois, j’ai des fausses pudeurs… et je me dis “tu es con de te mettre ces limites-là!”

Entrevue réalisée par jean-Marie Lanlo à Montréal le 9 septembre 2013
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