(Crédits: Films Séville) |
À quelques jours de la sortie de Corbo, nous avons eu le plaisir de rencontrer Mathieu Denis. Cela fut bien évidemment l'occasion de parler du Québec des années 60 et de son évolution politique mais également de mise en scène, d'écriture et du premier film du réalisateur (Laurentie) qui partage avec Corbo des points communs importants.
Corbo est un peu votre deuxième premier film. C’est votre premier film comme réalisateur, mais vous aviez déjà fait un film comme coréalisateur.
Absolument.
Comme il y a des liens entre les deux, je vais rapidement revenir sur Laurentie. Pourquoi avez-vous choisi d’être coréalisateur sur votre premier film?
Ce n’était pas une volonté. J’ai commencé à écrire Corbo et Laurentie presque en même temps, mais il était plus facile de faire Laurentie plus rapidement. C’est un film contemporain, on pouvait le faire avec peu de moyens… d’ailleurs on l’a fait avec presque rien. (...) J’avais écrit le scénario avec Simon Lavoie qui est un ami proche, et on envisageait de le coréaliser. On en a eu l’idée ensemble et comme on était tous les deux réalisateurs, la coréalisation est venue naturellement. Corbo est un film d’époque et nécessitait certains moyens. En plus, ça prenait de la recherche… c’est donc naturellement que Corbo a été fait après Laurentie.
C’est étrange, car vos carrières sont assez jeunes, mais j’avais l’impression que dans Laurentie vous aviez un peu plus la casquette de scénariste alors que Simon Lavoie avait plus la casquette de réalisateur! On retrouve dans Laurentie le côté très physique de la mise en scène qu’on retrouve dans le film de Simon Lavoie, Le Torrent (malgré ses différences évidentes), mais au niveau du thème, il est très proche de Corbo.
En fait non… Dans les faits, on a tous les deux écrit et réalisé Laurentie ensemble, à parts égales. (...) Corbo, c’est un film que j’envisageais formellement très différent de Laurentie. Je n’avais pas la volonté d’imposer un style particulier à Corbo. Laurentie est un film d’une aridité extrême, mais le sujet l’imposait. Pour Corbo, je me sentais une certaine responsabilité par rapport à Jean Corbo de faire une oeuvre plus chaleureuse, plus proche des personnages et plus classique dans son approche.
Dans les deux films on retrouve un peu le même thème lié à un certain mal-être québécois, suivi d’un passage à l’action, violente, qui ne débouche sur rien de concret. Cet aspect est important pour vous? C’est comme la traduction d’une frustration!
Corbo est l’autre côté d’une même médaille car effectivement le résultat est le même! On n’est pas dans le même Québec qu’en 70, mais d’un certain point de vue la société québécoise est prise dans un bourbier. On est dans une guérilla historique qui serait l’après 95, c’est à dire l’après référendum. Deux fois on s’est posé la question démocratiquement de savoir si nous assumons d’être un peuple et si nous voulons devenir un pays. Nous avons répondu non deux fois. Pour certaines personnes, cette double réponse négative, c’est une fin en soi, c'est à dire que le problème est réglé. La réalité pour moi c’est que ça n’a pas été une fin. On n’est pas passé à autre chose car on n’a pas tiré de conclusion de ces deux référendums. Logiquement, si on prenait acte des résultats, la suite logique aurait été de dire d’accord, nous ne sommes pas ce peuple québécois que certains pensaient que nous pouvions être, mais nous sommes canadiens, donc embrassons cette idée d'identité canadienne et prenons part à ce pays. La réalité, c’est qu’on ne l’a pas fait. Les Québécois sont toujours un peu méfiants avec cette idée du Canada. On ne prend pas part à cette idée d'identité canadienne. Le problème est que par ricochet, on n'assume pas non plus notre identité québécoise. On se définit par la négative en fait, ce qui revient à dire qu’on ne se définit pas. Ça nous plonge dans une sorte de marasme dont on ne sortira que le jour où on dira «voici ce que nous sommes». Pour le moment, on n’est rien, et ça a un effet paralysant sur la société québécoise. Laurentie était vraiment l’expression de ça: ce constat de l’immobilisme, de la stagnation et de la désaffection de la société québécoise. Corbo est un peu cette mise en scène d’une époque où il en allait autrement, où nous avions cette conviction qu’il était possible de changer le monde et d’affirmer la même chose. Mais le résultat dans les deux cas est malheureusement le même! Il y a quelque chose qui n’est pas achevé. Corbo se termine sur la mort du protagoniste principal. C’est totalement tragique. Mais en même temps, c’est une fin qui est irrésolue. Je termine le film sur un poème de Gaston Miron dont le dernier vers est «Qui donc démêlera la mort de l’avenir?». Je pense que jusqu’à un certain point, ça peut s’appliquer à Laurentie aussi. Dans Corbo, la violence se retourne contre le protagoniste. Dans Laurentie il retourne la violence sur quelqu’un d’autre. Dans les deux cas c’est une voie à sens unique. La question de Miron demeure: «Qui donc démêlera la mort de l’avenir?». Je pense que le Québec est dans un état de semi-mort mais est-ce que l’avenir peut offrir quelque chose d’autre? J’aimerais croire que oui.
En même temps, dans ces deux films, il y a un refus d’action politique…
Je ne sais pas s’il y en a dans Corbo.
Son frère est plus dans l’action politique. Je pense à «politique» dans le sens de l’atténuation des conflits par le dialogue ou la recherche du compromis… Le politique comme moyen de lutter contre la violence dans la société!
Oui… Je dirais pas qu’il y a un refus de l’action politique. Je dirai qu’il y a un constat. (hésitation) Je ne sais pas en fait. C’est une remarque intéressante, mais ce n’est pas quelque chose que j’ai consciemment inclus dans ces films. C’est un parallèle que je trouve intéressant. Il n’y a pas un refus de l’action politique. Je ne pense pas que les films ont consciemment cette volonté. Il y a plus un constat. Le politique n’a pas mené à quelque chose de constructif dans l’histoire récente du Québec. Je pense que c’est un fait! Je pense que le politique contemporain est démoralisant. C’est un fait aussi. Il y a peut-être le constat de la suspension de la pertinence du politique, mais sans croire que c’est impossible…
Mais en fait, ce que vous montrez dans vos deux films, c’est un peu l’inverse: sans action politique, le résultat ne permet pas d’avancer car la violence ne mène à rien. Mais en fait, vous venez aussi de constater que la politique ne mène à rien.
C’est à dire que la politique semble ne mener à rien quand on regarde le monde dans lequel on évolue aujourd’hui. Je ne crois pas que la politique ne mène à rien. Je pense que la politique peut mener à quelque chose.
Ce qui est intéressant, c’est de retourner en 66 comme dans Corbo. Le Québec n’est plus du tout dans la même situation, qui était catastrophique... et c'est grâce à l’action politique.
Absolument! Les choses ont changé.
C’est peut-être pour cette raison qu’il y a moins cette envie de s’affirmer une identité propre d’ailleurs?
C’est clair. Les portes à enfoncer sont moins évidentes qu’elles l’étaient en 66. À l’époque, la situation sociale, économique et politique des Québécois étaient insoutenable. Il n’y a pas d’autres manières de le dire. C’était inévitable qu’il y ait cette colère qui débouche sur des actions violentes. Ceci dit, on est chanceux que cette voie ait été abandonnée, en 70, quand on a retrouvé un ministre assassiné dans le coffre d’une voiture. Collectivement, les Québécois avaient de la sympathie pour les actions du FLC, mais après ça, il y a eu un mouvement de recul. On s’est demandé collectivement si on voulait vraiment emprunter cette voie. Et je pense que c’est une bonne chose qu’on n’ait pas continué sur cette voie. Quand on regarde ce qui s’est passé dans le monde à cette époque avec les groupes d’extrême gauche radicaux, la Bande à Baader en Allemagne, les Brigades rouges en Italie, l’ETA au pays basque ou le Sentiers lumineux… ces groupes qui ont persisté dans les années 70, 80, 90 parfois, ils sont devenus carrément nihilistes. Il y avait une escalade de violence qui ne pouvait mener à rien. On est chanceux d’avoir pris un virage plus tôt que ça au Québec. Effectivement, cette volonté politique de changer les choses a découlé sur du vrai changement. Ceci étant dit, et peut-être que ça va revenir à la question d’avant… peut-être que le politique a le dos large jusqu’à un certain point. C’est peut-être ça que j'interpelle à travers mes films. L’action politique a eu un rôle important à jouer. Il y un mouvement d’affirmation national et un ras le bol généralisé qui était collectif et qui a fait changer les choses. Le peuple en lui-même a fait changer les choses. À travers Laurentie et à travers Corbo, j’ai l’impression que j’interpelle mes contemporains, et je m’interpelle moi même car je fais partie de ce monde désengagé et cynique parfois. C’est une manière d'interpeller mes contemporains et de dire cessons d’attendre la venue du messie. René Lévesque, qui est un leader politique exceptionnel, c’est aussi le produit de son époque. Quand nous, comme peuple, nous serons exceptionnels, nous aurons des leaders exceptionnels. Ces films disent: soyons actifs individuellement et collectivement, bougeons et cessons d’attendre, car c’est nous qui allons changer les choses.
Je vais maintenant plus revenir au film. Pourquoi avoir choisi cette approche particulière, c’est à dire parler d’un individu. Vous auriez pu faire plus quelque chose sur un mouvement, sur une époque, même si le film en parle bien sûr… mais le sujet est quand même un individu.
Dès le départ, j’avais envie de faire un film sur Jean Corbo et pas sur le FLQ ou sur le contexte historique. J’ai choisi ce personnage car je ne voulais pas faire un film historique qui ne ferait que parler du passé. Je voulais que le film résonne et fasse écho au monde dans lequel on vit. Le cas de Jean Corbo me semblait intéressant à cet égard. Je me suis intéressé à sa jeunesse et je me suis comparé à lui quand j’avais son âge. Il n’y avait pas de causes auxquelles j’aurais pu m'accrocher au point de poser des gestes aussi radicaux. Je me suis donc demandé ce qui a pu se passer dans les 50 ans qui nous séparent. Ensuite, le fait qu’il soit issu d’une famille mi-québécoise, mi-italienne était intéressant. Le Québec a changé. Les Québécois ne sont plus opprimés comme en 66, mais le visage du Québec d’aujourd’hui a aussi changé. La question qui reste, c’est: collectivement, qui sommes-nous? J’ai l’impression que le Québec d’aujourd’hui est une multitude de groupes qui vivent dans une certaine indifférence et ignorance les uns des autres. Je pense que c’est quelque chose de néfaste et triste. Le cas de Jean me semblait intéressant à travers ça. Il n’est pas québécois de souche. Il est issu de l’immigration en partie…
C'est un demi-souche!
Oui, exact… il a des origines québécoises et des origines italiennes. Il se posait probablement cette question. Il devait avoir de la difficulté à se situer et il a ressenti le besoin de comprendre qui il était. Je pense qu’on a ce besoin de comprendre qui nous sommes collectivement. Qu’est-ce qui nous réunit au-delà de ce qui nous différencie. Cet aspect me semblait très pertinent aujourd’hui.
En voyant le film, il est évident qu’il a un problème d’identité en raison de ses origines, mais ce n'est pas tout. Il est dans un milieu très favorisé par rapport au reste des francophones… il n’est pas bien intégré dans son école non plus. On a l’impression que c’est justement pour appartenir à un groupe qu’il se lance dans l’action militante. On a presque l’impression que c’est plus une quête d’appartenance qu’une démarche purement idéologique. Le voyez-vous comme ça aussi, et pensez-vous que ça corresponde à une réalité historique… même si, bien sûr, nous somme dans un film de fiction!
En fait, c’est un peu de tout ça. Quand j’ai commencé à faire la recherche, je me suis demandé ce qui l’a amené à faire ce qu’il a fait. Il avait des raisons individuelles, mais il avait aussi des vraies convictions politiques. Il a trouvé une famille politique, ce qui est important. Ce n’étaient pas seulement des motivations individuelles. Dans le film j’ai montré cette lignée avec le grand-père, le père et le fils. Cette motivation peut venir de là aussi. Il y a le grand-père qui, après l’humiliation subie pendant la seconde guerre mondiale, refuse de se considérer comme autre qu’Italien. Il se retire dans la communauté italienne et refuse de parler une autre langue que l’italien. Le père, qui a vécu la même humiliation, décide de devenir un citoyen respectable, faire de l’argent et devenir important dans la communauté. C’est une intégration très individuelle. Pour les fils, c’est très différent, avec cette volonté d’être intégrés dans le coin du monde où ils vivent, mais aussi d’avoir prise sur ce monde. Dans le cas de Jean, ça se vit à travers des idées politiques. (...) Il développe ses idées politiques en réaction à ce que son père a vécu. Je pense qu’il y a de vraies idées politiques, avec en même temps plein de motivations personnelles, que j’avais envie de mettre en scène dans le film. Je voulais que ça soit à hauteur d’homme. Jean n’est pas juste un terroriste. On le voit dans sa famille, comme les autres felquistes d'ailleurs. Je ne voulais pas glorifier ça, mais je voulais faire un film à hauteur d’homme!
Quand on s’inspire d’un événement historique, c’est toujours délicat, car on est tout de même obligé de créer de la fiction. Il y a un travail de recherche, vous avez rencontré beaucoup de ces anciens camarades, mais quelle est votre approche? Vous interdisez-vous de modifier les informations obtenues, en essayant de vous approcher le plus de la vérité (même si des témoignages ne donnent pas forcément la vérité)? Quelle liberté vous vous êtes autorisée par rapport à ce que vous pensiez être les faits?
C’est assez proche des faits historiques.
Ou plutôt des témoignages plus que de la vérité… car la vérité, personne ne la connaît!
Absolument. J’ai fait une projection avec d’ancien membres qui m’avaient parlé pendant la recherche et ils m’ont dit que j’en connaissais plus qu’eux, car c’était très cloisonné. Je suis le seul à avoir un point de vue général sur cette histoire! Après cette longue recherche, je me suis retrouvé avec une masse d’information intimidante. La première version du scénario collait parfaitement aux faits… mais c’était d’un ennui mortel. Il n’y avait pas de tension dramatique, ni de point de vue. Or, l’oeuvre dramatique doit être le point de vue de quelqu’un sur quelque chose…(...) J’essayais de voir ce que je pouvais faire... et quelqu’un ma conseillé de lire La poétique d’Aristote. C’est un petit traité qui dit comment écrire une oeuvre dramatique. (...) À l’époque, ça partait toujours de faits historiques. Il fait la différence entre un traité historique et une oeuvre poétique. Il dit que dans un traité historique, l’auteur a la responsabilité d’être une précision absolue. (...) Par contre pour lui, si on fait une oeuvre dramatique sur le même sujet, on a l’obligation de laisser tomber les détails car ce qu’il faut comprendre, c’est l’essence des événements, ce qui implique de laisser tomber certains éléments du fait historique. Je me suis dit que si Aristote le disait, je pouvais me le permettre. Le film que j’ai fait se passe sur une période de 4 ou 5 mois qui sont résumés en deux heures. Forcément, il faut fusionner des événements, voire des personnages... J’ai donc pris des libertés dramatiques. De plus quand deux personnages se parlent, même si on me relate les faits, personne n’a enregistré ce qui a été dit. Les dialogues relèvent donc bien sûr tous de la fiction. J’ai pris des libertés pour faire une oeuvre dramatique en restant quand même assez fidèle au déroulement des événements historiques.
(...)
J’ai envie de terminer en parlant un peu de mise en scène. Vous avez étudié le montage je crois…
J’étais monteur!
Il y a un sens du rythme qui est assez impressionnant dans Corbo!
Merci!
J’ai remarqué que les metteurs en scènes qui ont commencé par le montage font souvent un travail très intéressant. Est-ce que vous croyez que c’est une bonne école?
Oui, c’est une école exceptionnelle. Je pense que ça fait éviter certaines erreurs. C'est vrai qu’en montant un film, la chose qui manque, c’est l’expérience du plateau et la confrontation avec les êtres humains, les acteurs, l’équipe, etc. Par contre, ce qui est intéressant, c’est de voir tout ce qui est tourné sur une scène et de la monter. On voit tout de suite ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas… et donc ce qui manque. Avec l’expérience, on le voit tout de suite! On a toujours l’impression que si ça ne marche pas on s’arrangera on montage. C’est vrai que parfois on peut sauver certaines choses au montage, mais on peut aussi en rater. On n’invente pas tant de choses que ça, et donc on voit tout de suite que si un plan n'est pas là au tournage, ça va devenir problématique au montage. C’est un peu pareil avec le scénario! Ce qui ne marche pas au scénario, ça ne marche pas au tournage! Avec l’expérience du montage, l’œil est exercé à voir en quoi une scène fonctionne plutôt qu’une autre, dès le matériel brut, aussi bien au niveau formel (caméra, lumière) qu'au niveau des acteurs. Je pense que ça aide à guider les gens avec qui on travaille. Ensuite, il y a la question du rythme. Il s’inscrit au montage, mais j’ai appris qu’il s’inscrit aussi au tournage! Si le rythme n’est pas dans la scène, il va être difficile de l’établir au montage! Pour moi, c’est donc une école extraordinaire. J’ai l’impression qu’un réalisateur qui n’est pas passé par le montage va arriver au même résultat, mais après un plus grand nombre de films! J’ai l’impression que je ne fais pas certaines erreurs parce que je sais ce que ça prend pour que ça fonctionne!
Entrevue réalisée par Jean-Marie Lanlo à Montréal le 7 avril 2015