8 avril 2012

Entrevue avec Eric Toledano et Olivier Nakache (réalisateurs d'Intouchables)

Le film Intouchables (lire notre critique), réalisé par Eric Toledano et Olivier Nakache, raconte sur le ton de la comédie la naissance d’une amitié improbable entre un riche aristocrate handicapé et un jeune de banlieue qui sort tout juste de prison. Avec plus de 19 millions d’entrées, le film a été l’événement cinématographiquo-sociétal majeur de l’année écoulée en France. Nous avons eu la chance de rencontrer ses deux réalisateurs à l’occasion de leur passage à Montréal.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aimerais vous parler de votre façon de travailler. Vous faites en effet des films ensemble depuis plus de dix ans, vous avez commencé avec des courts métrages, vous en êtes à votre quatrième long métrage... C’est finalement assez rare de voir des binômes à la mise en scène (en dehors des frères et sœurs). Comment travaillez-vous ensemble concrètement? Vous avez des spécialités?
ET: En fait, on a associé nos deux envies de cinéma. Il n’y avait pas de spécialité chez l’un ou chez l’autre. Le contrat est clair: on fait tout ensemble à partir du moment où on démarre le processus avec l’écriture. On passe un an à un an et demi à écrire ensemble, dans le même bureau, en face l’un de l’autre avec des ordinateurs. Lorsqu’on est satisfait du résultat, on cherche une équipe et ensemble on fait la déco, les costumes, etc. Et au moment du tournage, c’est pareil. On est deux derrière le combo... et l’idée c’est d’essayer de semer le doute. Pour les acteurs, quand on leur pose la question, ils ne voient pas vraiment la différence. Ils n’ont pas l’impression d’avoir affaire à deux personnes. (...) C’est un système un peu invisible qui s’est mis en place, un peu naturellement. C’est assez agréable... on essaie même de ne pas trop l’analyser. Il a fallu mettre de l’égo de côté, mais c’est sûrement ce qui nous a fait du bien.

Cela dit, sur le tournage, il y a des imprévus, des impondérables...
ET: On se les partage, équitablement. Il n’y en a pas un qui se tape toutes les galères et l’autre les trucs sympas. On alterne, naturellement. Mais on ne se dit pas « tiens lui, il adore les acteurs et l’autre est comme un malade à faire son story bord ». On a vraiment tous les deux envie de tout faire.

Est-ce qu’il vous est déjà arrivé que l’un ait des doutes sur un plan ou sur le rythme d’une scène alors que l’autre n’est pas du même avis?
ON: Dans ce cas, on fait les deux... c’est ça qui est bien. S’il y a une nouvelle idée, ou un imprévu comme vous dites, car on ne fait que gérer les impondérables sur un plateau, et bien on fait les deux, et après, on tranche au montage. C’est ce qui est agréable. Pareil avec les comédiens. Si l’un dit « pour moi, c’est bon », l’autre peut dire « on va en refaire une quand même ».

Donc, ça ne vous bride pas... vous ne vous dites pas « on va faire un truc qui plait à tout le monde »...
ET: Non, au contraire...
ON: Au contraire... on y va...
ET: Sinon l’engueulade, elle peut ressurgir au montage, si l’un dit « oui, mais moi, je voulais ça... » Pour éviter de créer le problème, par anticipation, on tourne les différentes options. Et comme ça, au montage, on a plus de choix que les autres...

(…)

Déjà à l’époque de vos courts métrages, vous aviez bossé avec Omar Sy...
Oui

C’était la première fois qu’il tournait dans un film je pense...
Oui oui...

Quand l’idée est venue de raconter cette histoire, vous avez pensé à lui tout de suite?
ON: C’était pour lui. On a vu un documentaire sur cette histoire il y a pas mal de temps. Après avoir retravaillé avec Omar sur deux longs métrages, on a repensé à ce sujet plus Omar... c’était ça l’équation! C’était vraiment pour lui! On a été le voir avant d’écrire une lettre du scénario! Il nous a dit oui avant!

S’il vous avait dit non...
ET: On n’aurait pas fait le film!

La complicité entre les deux personnages et entre les deux acteurs est très importante dans le film... Ça fonctionne vraiment bien entre eux deux. Vous aviez fait des tests, des rencontres Cluzet-Sy avant de signer avec François Cluzet?
ET: Oui, avant le tournage, on est parti tous ensemble au Maroc pour rencontrer le vrai personnage qui a inspiré le film. Ça nous a permis de créer une relation ensemble.

C’était avant de signer?
ET: Oui, on était sur le point de... on lui a proposé, il a dit oui, et après, il y a eu un travail de passage au scan du scénario. On faisait des réunions de deux ou trois heures... peut-être dix ou quinze pages à chaque fois... mais chaque dialogue, chaque virgule, chaque intention était analysée en amont pour déceler les problèmes. François Cluzet à une phrase à ce sujet. Il dit « On travaille avant, mais sur le plateau, on ne travaille plus ». Et en effet, on met en application ce qu’on a travaillé. Moi, je ne redéfinis pas le personnage sur le plateau. Sur le plateau, il y a 25 personnes autour de nous, des camions, des machins... on n’est plus à élaborer les choses. On est dans la pratique... on n’est plus dans la théorie!

(…)

Le film porte sur un sujet grave, mais c’est une comédie... Cette approche comédie est venue tout de suite?
ON: Elle est venue tout de suite. Il n’y a pas eu de débat. Déjà, nous, on a fait quatre films, c’est quatre comédies. C’est sûr que c’est un sujet fort, c’est un tétraplégique... au début on ne pense pas à rigoler de ça. Et l’autre vient des cités... normalement, ça ne fait pas rire. Mais leur relation, leurs façons de s’exprimer, les vannes, les situations (comme la poursuite avec les flics au début... c’est un truc qu’ils ont vraiment fait), mais aussi leurs différences... ce sont deux extrêmes, et donc, deux formidables sujets de comédie pour nous. Plonger un gars de la banlieue parisienne en plein cœur d’un hôtel particulier de Paris, c’est simple, mais il n’y avait pas de débat possible. On voulait rire avec eux.

Vous dites « on a fait quatre films, c’est quatre comédies » ... ça veut dire que vous n’envisagez de faire que des comédies? À un moment vous allez peut-être être attirés par du fantastique, ou je ne sais quoi d’autre...
ET: Le fantastique, non... (rire) ni la science-fiction! On ne s’interdit rien, mais aujourd’hui, on déroule un fil, et ce fil, c’est d’essayer de faire rire avec des vrais sujets. Ça nous plait... on s’amuse bien, on est contents! Parfois, il faut essayer de faire ce pourquoi on est fait, et pas toujours essayer de surprendre. Si on faisait un thriller, on serait peut-être très mauvais! Et puis on a envie de raconter la vie comme on la voit. Parfois drôle, parfois moins, et c’est la juxtaposition des deux qui fait le jus de l’existence. Ne faire que des drames obligerait à faire l’économie de l’aspect drôle et dé-dramatique des choses. Ne faire qu’une comédie pure, avec que de la blague, que de la vanne... à la Judd Apatow, ce n’est pas non plus notre truc. Il faut quand même qu’il y ait un sujet, il faut qu’on raconte une histoire... en se marrant, mais il faut qu’on raconte une histoire qui a du sens!

Justement, les sujets, dans Intouchables, il y en a! Il y a le handicap... l’un de vous deux a dit...
ET: Il y a le handicap physique et le handicap social!

Et du coup... à partir du handicap, ou de ces handicaps, le regard de l’autre est un sujet très important! Par contre, jamais vous ne parlez de race ou de religion. Driss est black... a priori musulman, mais vous n’en parlez pas. C’était important de ne pas en parler? De faire comme si ces aspects-là n’avaient pas à avoir d’importance?
ET: On s’est dit qu’il fallait en dire le moins pour en dire le plus. Ne pas parler trop de la banlieue, mais la montrer en filmant un immeuble de cité. Ne pas les faire parler, mais mettre de la musique et voir des mecs fumer en bas de l’immeuble... parfois au cinéma, la suggestion est plus forte que l’expression. C’est un art qui permet ça par la juxtaposition d’un décor, d’un acteur et d’une musique. (...) On sent bien qu’il y a des choses derrière, mais on ne voulait pas s’attarder là-dessus, sinon, on aurait perdu la distance et la finesse dans le propos.

C’est vrai qu’il y a un équilibre dans votre film. On pense à Bienvenue chez les Ch’tis... parce que dans les deux cas, il a environ 20 millions de spectateurs en France, le message de tolérance qui est un peu le même.... Mais chez les Ch’tis... Boon se voile la face sur une réalité sociale et ne parle pas de la France. Vous, au contraire, vous affrontez cette réalité, sans pour autant faire un film social. Le juste équilibre s’est fait dès l’écriture, ou vous avez enlevé certaines scènes plus tard?
ON: À la base, c’était une histoire d’homme à homme... une histoire d’amitié entre deux hommes. Tout ce qu’il y a autour, comme vous dites, c’est là... mais on ne s’est pas attardés. On a deux personnes qui se sont regardées et qui se sont sauvées, pas le biais de l’humour. C’est pour ça que ce qui est à côté sert l’histoire mais ne doit pas prendre le pas. C’est une histoire de fraternité entre deux personnes... on ne voulait pas dévier de cette colonne vertébrale-là. Et pourtant, tout ce que vous dites, c’est quand même dans le film, mais on ne s’y attarde pas... et c’est clairement une volonté de départ. À la base, ce n’est pas un film militant ou politique... même si après tout ce qui s’est passé, ça l’est devenu! Mais au départ, on s’est dit que cette histoire vraie d’une amitié méritait un film!

Pour vous, quel est le thème central du film?
ET: Ensemble, on est plus fort! À l’heure ou tout le monde essaie de faire des oppositions factices, surtout en période électorale, en expliquant que le danger, pour la France, c’est l’immigration, que les handicapés doivent être mis dans des instituts spécialisés, etc. Dans la séparation, on est très forts... mais nous, nous avons surpris en faisant un film plus réconciliant et qui dit plutôt « ensemble, c’est pas mal aussi! » Je pense qu’ensemble, on peut faire des choses, et c’est ça qui a été entendu comme message. Mais ensemble sans se prendre au sérieux... ensemble en se marrant! Pas en faisant des discours vibrants et en disant « donnons-nous les mains et faisons un grand cercle autour de la terre ». Non… ensemble en dédramatisant, en se marrant, en ne se prenant pas vraiment au sérieux, sinon on devient des caricatures de nous-mêmes! On n’est pas des politiques... on est des déconneurs au départ!

Oui, mais justement... vous êtes des déconneurs, mais vous me donnez envie de parler d’idéologie politique. Ce qui est très important en France, ce sont les valeurs républicaines, universalistes... « la République est une et indivisible ». Ça veut dire qu’il ne devrait pas y avoir de différences. Les gens peuvent être noirs, blancs, juifs, bretons... n’importe. On devrait s’en foutre! Au contraire, pour les anglo-saxons, la culture est plus communautariste. En ce sens, votre film est très français, très universaliste... Vous revenez de New-York... comment a été perçu votre film...
ET: Vous l’avez défini! C’est tout à fait ça! Il y a le communautarisme, et du coup, c’est un peu mal perçu. On a vu des articles disant « il utilise un noir pour le distraire »... Du côté anglo-saxon, on comprend le film, mais avec des yeux d’américains, et ce n’est pas vraiment le même message qui passe. Ils voient plutôt une opposition entre un blanc très cultivé et un noir qui fait rire. Mais dans la représentation française, leur façon de se parler, la franchise qu’il y a entre eux, la relation qu’ils décident d’avoir et qui transcende les classes sociales, elle crée quelque chose qui n’est peut-être pas facile à comprendre pour un anglo-saxon. Justement du fait que la société n’est pas organisée de la même façon. Mais sans vouloir être dédaigneux, je pense que c’est un peu l’Américain basique, un peu trop égocentrique ou pas assez ouvert sur le monde extérieur, qui n’arrive pas à comprendre cet aspect-là. En France, on aime tous les cinémas...on voit des films espagnols, des films allemands, québécois... on va aimer tous les cinémas... et donc on va être plus ouverts. On peut comprendre un Spike Lee, même si ça ne correspond pas à notre façon de penser. Même un film sur la mafia, ou des séries comme les Soprano... c’est un autre type d’organisation de la société. Là, on nous a renvoyé à une représentation américaine d’un film français, et ça nous a surpris. On a même entendu des trucs extrêmes, du genre « le film est un peu raciste ». D’accord... c’est la première fois qu’un black a un premier rôle en France, il obtient le César, il raconte la réconciliation... et nous nous serions de l’autre côté! Je crois que c’est un gros manque de recul dans l’analyse. (...) Je pense que le travaille d’un analyste, ou d’un journaliste, ou d’un critique, c’est d’avoir un peu de recul! (...) Dans le monde anglo-saxon, la société n’est pas du tout organisée de la même façon. On dit afro-américain. On ne dirait jamais « je suis afro-français ». On dit hispano-américain. On ne dirait jamais je suis « portugo-français ». (…) Aux États-Unis, on est communautaristes comme vous dites. Ce n’est pas le projet républicain, effectivement... donc le film n’a pas la même résonance!

(…)

Le temps presse… je dois conclure! Le succès a été énorme. Je pense que pour votre prochain film, vous allez pouvoir faire ce que vous voulez! Est-ce que ça va vous permettre de faire un film que vous n’avez pas pu monter avant?
ET: Peut-être au niveau des acteurs! Prendre des inconnus!
ON: Nous ne sommes pas attirés par des films historiques avec des budgets faramineux. Comme disait Éric tout à l’heure, on déroule un fil, et on voudrait qu’il reste cohérent.
ET: On ne changera pas de cap!

C’est marrant, Philippe Claudel m’a dit la même chose récemment sur les acteurs! Le succès de Il y a longtemps que je t’aime lui a permis de faire un film avec des inconnus! Vous, c’est pareil...
ET: Oui, l’idée, c’est qu’on n’est pas obligés de prendre un acteur parce qu’on a besoin de financer le film! On choisira l’acteur qu’on veut. Quand Jacques Audiard prend Tahar Rahim pour faire Un prophète, il prend le meilleur acteur. Mais si ça n’avait pas été Jacques Audiard, il n’aurait pas eu l’argent pour le faire! Donc, ça va nous donner cette liberté. Mais changer de cap, non! Pour nous, le succès ne change rien.

Vous faites ce que vous aimez depuis le début?
ON: Oui! On n’est pas frustrés de quelque chose!
ET: On n’a pas fait de télé pour vivre, on s’est serré les coudes parce qu’on était deux et qu’on partageait tout, y compris les cachets, pour faire les films qu’on avait envie de faire et pour ne pas manquer d’intégrité. Et le succès ne changera rien. Le mot d’ordre est le même depuis le départ, donc le succès ne doit pas venir nous changer la vie... peut-être juste l’améliorer!
Entrevue réalisée par Jean-Marie Lanlo à Montréal le 5 mars 2012.
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