Nous
avons eu envie de poser à Rodrigue Jean quelques questions à
propos de son dernier film, L’Amour au temps de la guerre
civile, qui prendra l'affiche ce vendredi. Nous n'avons malheureusement pas pu le rencontrer et
avons dû nous contenter d'une entrevue par courrier électronique.
Nous nous en excusons auprès de nos lecteurs... et remercions
Rodrigue Jean de s'être livré au jeu.
La
première scène du film est très crue. Sexe et drogue se mélangent
avant même que vous nous permettiez de faire connaissance avec vos
personnages. Pourquoi avoir fait ce choix?
Cette
première scène n’a pas vraiment été un choix, elle s’est
imposée à nous en raison de son intensité. Nous avons tourné une
mise en situation plus classique, mais au montage nous nous sommes
rendu compte qu’il était possible de maintenir ce niveau
d’intensité tout au long du film. Alors, pourquoi s’en priver?
En
agissant ainsi, vous nous éloignez un peu de l’humain en le
réduisant à ses seules pulsions… ce qui est en un sens à
l’opposé de ce que vous aviez fait avec Hommes à louer.
Pourquoi cette approche totalement différente autour d’un même
sujet.
La
différence ne se situe pas au niveau des approches et du sujet du
film; Hommes à louer est un documentaire mettant en
scène des personnes réelles commandant le plus
grand respect. D’ailleurs, puisque vous l’abordez, je pense qu’il
faut en finir avec l’humain pour enfin plonger au cœur
des choses. Avant la parole, comme celle d’Hommes à louer,
il y a des corps traversés par des affects donnant lieu à des
pulsions irrépressibles se déployant dans le monde imaginaire
de L’Amour au temps de la guerre civile. Si on veut en
finir avec ce vieux monde qui ne finit plus de mourir, il faut
attaquer là où s’exerce le contrôle de la vie.
Saviez-vous
que vous alliez réaliser L’Amour au temps de la guerre
civile au moment de faire Hommes à louer? Le
documentaire vous a-t-il donné envie de faire la fiction?
Non,
je ne le savais pas. L’impulsion pour L’Amour
au temps de la guerre civile a
été donnée par les participants à Hommes
à louer.
À mi-chemin au cours des deux années du tournage, des participants
nous ont signifié qu’ils en avaient assez d’être documentés.
(Sachant que les enfants pris en charge par les services
publics sont
l’objet d’une documentation constante.) Nous avons alors formé
le collectif Épopée et mis sur pied un vaste projet d’écriture
et de production de courts métrages présentés sur le site
web www.épopée.me.
Ce projet a duré trois ans. Le scénario de L’Amour
au temps de la guerre civile a
été écrit par Ron Ladd dans le contexte des ateliers d’écriture
du projet épopée-travailleurs du sexe.
Avec
votre film, en raison du détachement de votre regard, vous refusez
la facilité, mais vous prenez aussi le risque de nous rendre
insensibles à la condition de vos personnages. Lorsque l’un des
protagonistes meurt, cela ne nous fait ni chaud ni froid. C’était
l’effet recherché? Souhaitiez-vous nous montrer à quel point nous
somme devenus insensibles au devenir des autres?
Le
ni chaud, ni froid dont vous parlez est le fait de la
vie bloomesque actuelle, une sorte d’affectation
pour se donner l’air de nager au-dessus de la mêlée. Par
ailleurs, j’observe que le regard sur le film change d’une
personne à l’autre; le détachement et l’insensibilité dont
vous parlez sont à rapporter à chacun. Il faut éviter de confondre
sensibilité et sensiblerie.
De
leurs côtés, vos personnages sont insensibles à la réalité
sociale (la scène de la manifestation le prouve à la fin: le
personnage principal découvre un mouvement auquel il était resté
complètement étranger). Est-ce votre regard sur la société: des
êtres qui vivent dans des bulles qui n'interagissent pas ensemble?
Votre
question présente un contresens, si les personnages du film étaient
insensibles à la réalité sociale que vous
mentionnez, pourquoi seraient-ils tant affectés par le système
prostitutif, la mafia et la police pour ne nommer que quelques-uns
des dispositifs de capture d’une partie de la jeunesse.
Faire
prendre conscience aux spectateurs de certaines dérives sociétales
est-il à vos yeux le devoir du cinéaste?
Je
n’ai aucun devoir et il n’y a que des responsabilités. Je ne
souhaite pas susciter une prise de conscience, mais plutôt faire
sentir les choses. Je ne crois pas à la société, c’est
une fiction pour « la mise en esclavage du plus grand nombre ».
C’est notre monde dans sa totalité qui va à sa perte et non des
parties isolées que l’artiste aurait le devoir moral de ramener
dans le flot imperturbable de l’Empire.
Alexandre
Landry, révélé dans Gabrielle, joue le rôle principal. Avez-vous
envisagé de prendre un non professionnel pour incarner votre
personnage principal? Quels étaient pour vous les avantages et les
inconvénients d'un tel choix?
Le
rôle d’Alex demandait un véritable athlète pour le cœur et le
corps — Alexandre Landry possède ces qualités.
Propos
recueillis par e-mail le 2 février 2015 par Jean-Marie Lanlo