14 décembre 2018

★★★½ | The Favourite (La favorite)

★★★½ | The Favourite (La favorite)

Réalisé par Yorgos Lanthimos | Dans les salles du Québec le 14 décembre 2018 (20th Century Fox)
Tout comme The Killing of a Sacred Deer et The Lobster, The Favourite n’échappe pas au regard critique et ironique que porte le réalisateur sur l’environnement qu’il met en scène. À la cour de la reine Anne (Olivia Colman), deux femmes de classes différentes (Rachel Weisz, Emma Stone) se disputent les faveurs de la femme la plus puissante d’Angleterre. Derrière les portes closes de son luxuriant domaine, la frêle reine (que la maladie ravage) est utilisée par la majorité de son entourage. Poussée malgré elle à faire la guerre ou à augmenter les taxes, elle ne sait plus vers qui se tourner. Cette confusion interne fera naître une guerre ouverte entre ses deux conquêtes.
Le film est porté par son formidable trio d’actrice. Les personnages féminins offrent au film l’une de ses plus belles qualités. C’est avec une certaine irrévérence qu’elles forgent leurs propres destinées. Sans trop se soucier des hommes qui les entourent, ce sont elles qui font avancer (ou reculer) les affaires d’État. Le rapport de forces entre les deux sexes produira d’ailleurs les scènes les plus comiques du film. L’humour acerbe (et parfois cruel) des dialogues ainsi que la mise en scène soutenue par une direction artistique extravagante donnent au film des allures de vaudeville complètement déjanté.
The Favourite confirme le talent indéniable d’un réalisateur dont l’univers nous dévoile une étrange beauté. Yorgos Lanthimos prend un certain plaisir à mettre en lumière les failles des systèmes établis. The Favourite est un remarquable plaidoyer qui témoigne d’une affection particulière pour un cinéma hors des sentiers battus.

12 décembre 2018

★★★ | Under the Silver Lake (Sous le Silver Lake)

★★★ | Under the Silver Lake (Sous le Silver Lake)

Réalisé par David Robert Mitchell | Dans les salles du Québec le 14 décembre 2018 (Métropole)
Critique rédigée dans le cadre du festival Fantasia 2018

Avec son dernier film, David Robert Mitchell nous rappelle d’emblée qu’il est extrêmement talentueux. Sans la moindre gêne, il multiplie hommages et références, aussi bien à Hitchcock qu’à la comédie adolescente, à la comédie romantique d’antan qu’à David Lynch, tout en redonnant naissance à Marilyn Monroe et en frôlant l’overdose de clins d’œil sous toutes leurs formes (dans l’utilisation d’une musique, la manière de filmer un plan, mais également en multipliant les affiches et extraits de film). Loin de tourner à la bouillie référentielle, sa première partie est un pur bonheur cinéphile qui nous prouve à chaque instant à quel point Mitchell peut tout faire et maîtrise aussi bien sa force comique que son goût pour un cinéma formellement exigeant. 
Pourtant, progressivement, les choses se gâtent. L’humour déraille, le développement narratif aux allures de remplissage bâclé prend le dessus sur la maîtrise formelle, la fantaisie est plus poussive que nonsensique, le rythme s'essouffle, et le talent de David Robert Mitchell semble fondre comme un bonhomme de neige à Los Angeles. Semble… car le cinéaste prend la peine de nous rappeler qu’il reste en contrôle de tout, y compris des maladresses, trop flagrantes pour ne pas être souhaitées: au milieu d’un film qui semble perdre pied, il nous rassure régulièrement avec un plan, une idée, une scène ou un détail. Ce n’est certes pas suffisant pour impressionner, mais ça l’est assez pour maintenir notre attention, notre intérêt, et nous permettre de l’accompagner dans son voyage au cœur d’un vide au gout d'oxymoron: le vide par le trop-plein. C’est d’ailleurs ce voyage qui rend le film à la fois passionnant et complémentaire de ses œuvres précédentes, situées à Detroit. Après avoir filmé (dans It Follows et dans The Myth of the American Sleepover) des lieux qui se vident, des piscines désertes, des stationnements abandonnés et une jeunesse qui s’occupe comme elle peut, il s’intéresse ici à l’inverse: Los Angeles. La ville bâtie sur les rêves, où rien ne peut être quelconque, où tout est possible, où chacun a la certitude d’exister, mais également où tout doit avoir un sens… de la plus insignifiante performance au plus insignifiant détail. C’est ce qui va être à l’origine de la quête de Sam (Andrew Garfield, pour une fois excellent): trouver du sens à ce qui n’en a pas forcément… et donc se perdre dans la vacuité (pour lui insoupçonnée) de tout ce qui l’entoure! Comme David Robert Mitchell est respectueux de son personnage, il se perd lui aussi un peu dans son propre film. La démarche pourrait être louable, mais le fait de perdre son spectateur en route l'est un peu moins.
Contrairement à Sofia Coppola, qui nous a démontré qu’il est parfaitement possible de faire des films sur un sujet similaire (la vacuité (par le néant dans Somewhere et par l’insignifiance dans The Bling Ring)), Mitchell passe à côté. Heureusement, non seulement son talent omniprésent limite la casse, mais sa démarche artistiquement presque suicidaire fascine.
Et si Under the silver Lake était le meilleur film raté depuis des lustres?

10 décembre 2018

★★★½ | Roma

★★★½ | Roma

Réalisé par Alfonso Cuarón | Dans les salles du Québec le 7 décembre 2018
Dans une maison d’un quartier de Mexico, une famille et ses employés de maison tentent de combler le vide laissé par le départ soudain du patriarche. Confrontées à des situations similaires, la femme de la maison et l’une de ses femmes de ménage (nouvellement enceinte) formeront entre elles un lien improbable.
Roma, du réalisateur mexicain Alfonso Cuarón (Children of Men, Gravity) est une œuvre sensible qui propose des personnages tout en nuances. Cet aspect réaliste et sans jugement sur ses protagonistes fait écho à la vie. Ainsi, le regard négatif que l’on pourrait poser sur la famille aisée ou la victimisation des employés de maison ne s’arrête pas aux premières impressions.
La mise en scène sobre porte une attention particulière aux détails. Le réalisateur (aussi derrière la caméra) affectionne particulièrement la prise de vues panoramiques. Les lents mouvements de caméra dans l’espace permettent une meilleure vision d’ensemble. Cohérent avec le traitement de ses personnages, ce choix de mise en scène rend la réflexion possible, Cuarón n’offrant pas de réponse définitive au récit qui se développe sous nos yeux.
Roma révèle des histoires tragiques qui s’entrecroisent sans tambours ni trompettes. Son réalisateur évite la surdramatisation en faisant plutôt ressortir la poésie du quotidien.
Roma, film sans héros, habités par des femmes fortes et résilientes, est une magnifique ode en noir et blanc qui expose avec amour toutes les zones de gris qui font partie de la vie.

6 décembre 2018

★★★★ | Burning : les granges brûlées

★★★★ | Burning : les granges brûlées

Réalisé par Lee Chang-dong | Dans les salles du Québec le 7 décembre 2018 (Cinéma Du Parc)
Après huit ans d’absence, l’excellent réalisateur sud-coréen Lee Chang-dong (Oasis, Poetry) nous livre un autre film phare avec Burning. Grand oublié du podium à Cannes en mai dernier (il a dû se contenter d'un maigre Prix de la FIPRESCI), ce sixième long-métrage du Sud-coréen est un brillant thriller aux multiples allégories sociales et politiques. Derrière ses fausses apparences de triangle amoureux qui bascule à mi-chemin dans le film à énigme, le cinéaste livre en effet un portrait riche et complexe de la société coréenne contemporaine.
Basé sur une nouvelle du romancier japonais à succès Haruki Murakami, Burning est un thriller sentimental sinueux, métaphysique et dépouillé d’artifices. La trame narrative se révèle à travers le personnage principal de Jangsu, ce fermier solitaire qui tombe amoureux d’une ancienne camarade de classe, puis qui sera bouleversé par sa soudaine disparition quelque temps plus tard.
Visuellement riche avec ces lents mouvements d’appareil explorant l’étendue du paysage de Paju, en contraste avec les plans serrés et rapprochés de la capitale de la Corée du Sud, la mise en scène joue avec cette dualité entre la campagne et la ville, les iniquités sociales, l’illusion et les déceptions ou encore l’endettement et la solitude face à la richesse et au dandysme bourgeois.
Riche en détail et en ramifications psychologiques beaucoup plus complexes qu’en apparence, Burning offre plus qu’un simple suspense romantique. C’est un casse-tête hitchcockien tortueux au climat envoûtant et mystérieux qui finit par hanter le spectateur malgré un rythme langoureux et atypique pour ce genre de film.

29 novembre 2018

★★★★ | Le poirier sauvage (Ahlat Agaci)

★★★★ | Le poirier sauvage (Ahlat Agaci)

Réalisé par Nuri Bilge Ceylan | Dans les salles du Québec le 30 novembre 2018 (MK 2 - Mile End)
Injustement écarté du palmarès cannois, Le poirier sauvage se veut pourtant un des plus beaux films de 2018.
Il faut toutefois être patient et prêt à s'investir pour que l'arbre donne ses fruits... ce qui est généralement le cas de toutes les créations du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan. Continuant à rompre avec les silences destructeurs de ses premières œuvres pour se laisser à nouveau porter par le flux de dialogues de son précédent et palmé Sommeil d'hiver (dans tous les cas, la difficulté à communiquer est criante, que l'on utilise des mots ou pas), cet opus ne sacrifie rien au côté austère, aride et exigeant qui a fait la renommée du réalisateur.
Il flirte toutefois ici avec une urbanité inédite, alors qu'on suit son antihéros tourmenté — autre marque de commerce chez lui — déambuler à la campagne comme à la ville, tentant de mieux cerner son avenir. Une fois sa scolarité terminée, il retourne à la maison, auprès d'une famille étouffante (l'ombre de Bergman plane toujours chez Ceylan), dans un pays où il ne se reconnaît pas. Évidemment, la pomme — ou la poire — ne tombe jamais loin de l'arbre et l'homme ne peut se défaire ainsi de ses racines identitaires.
Le poirier sauvage est une oeuvre sur la fin des illusions, ce retour violent à la réalité que l'on peut également appeler l'âge adulte. C'est ce que réalise notre protagoniste qui multipliera les rencontres éclairantes, dont chacune symbolise un aspect de l'existence: l'amour, l'art, la religion, etc. La critique politique de la Turquie s'effectue en filigrane, prenant la forme de ce noyau familial paternaliste.
Cela donne un récit désespéré sur la condition humaine, une sorte de Le journal d'un vieil homme de Bernard Émond en plus réussi et en moins moralisateur, où la lourdeur de quelques échanges (notamment ce trio sur la foi: le duo va mieux à son auteur) n'empêche pas des moments éblouissants de voir le jour. C'est le cas de cette discussion avec ce flirt de jeunesse qui va droit au cœur, ou de ces échanges endiablés avec l'écrivain à succès. L'interprétation soutenue permet de creuser jusqu'au puits de la souffrance et de l'indifférence, ce qui est surtout palpable chez l'insaisissable figure paternelle.
Depuis longtemps un expert du champ-contrechamp qui rapproche ou éloigne les êtres, et de cette façon de perdre son personnage solitaire au sein d'immenses plans révélateurs, Ceylan offre une nouvelle mise en scène exemplaire, éblouissante sans verser dans l'esbroufe. L'esthète n'a plus rien à prouver à personne, passant d'un rythme statique à quelque chose de plus actif et organique en quelques secondes à peine, jouant avec la patience du cinéphile qui sera au paradis — ou en Enfer, tout dépend de sa sensibilité — pendant plus de trois heures. Il est cependant dommage que ses magnifiques images soient parfois altérées par un numérique quelque peu rugueux.
Sans doute plus rébarbatif que ses grandes fresques que sont Sommeil d'hiver et Il était une fois en Anatolie, Le poirier sauvage demeure une fascinante odyssée humaine, où les métaphores inoubliables ne finissent plus de hanter. Voilà un voyage dont on ne reviendra pas indemne.