8 mars 2014

Entrevue avec Bertrand Tavernier (Quai d’Orsay)

Nous avons eu le plaisir de rencontrer Bertrand Tavernier à l’occasion de son dernier passage à Montréal pour la sortie imminente de Quai d'Orsay (lire notre critique). Sujet oblige, la discussion nous a très vite menés vers la politique françaises (ce qui nous a conduit à inclure quelques “notes de la rédaction” pour que les choses soient bien claires pour les non initiés) avant de revenir sur les traces du film!

Lorsqu’on entend parler de votre film, les avis peuvent être très contradictoires. Certains ne voient dans le ministre qu’un personnage caricatural, presque ridicule, alors qu’au contraire…
Beaucoup de gens s’attachent énormément aux apparences. Dans les plupart des débats que j’ai fait à l’occasion de la projection du film, 70% des gens comprenaient le personnage, et le reste disait «mais on est gouverné par des fous».

Seulement 30% avaient cette vision?
Parmi les gens qui s’exprimaient en tout cas… en fait, on ne peux pas vraiment savoir! Mais je voyais bien que lorsqu’un intervenant disait que le ministre représentait une certaine dignité, il était largement applaudi. Je précisais à ceux qui faisaient fausse route qu’il s’agit d’une comédie, et que dans Molière par exemple, des personnages qui ressemblent au ministre peuvent tout d’un coup devenir forts ou touchants. Cependant, si on regarde son comportement, on se dit que travailler avec lui doit être un enfer. Il se fout de la vie de ses collaborateurs, il n’a pas d’heure, il ne comprend pas des notions comme les vacances ou la vie personnelle, il fait réécrire des textes sans les avoir lus, etc. Mais est-ce que la politique doit se juger d’après le comportement, ou doit-elle se juger d’après les résultats? Je pose toujours la question aux gens. À la même époque (le personnage est inspiré de Dominique de Villepin, Ministre des Affaires étrangères français de 2002 à 2004, ndlr), il y avait Tony Blair. Blair est parfait en interview. De plus, au bureau, il devait être calme, précis, formidable, intelligent… Résultat: d’un côté, vous avez quelqu’un qui a évité une guerre et qui a mené une politique dont on s'aperçoit maintenant qu’elle était la seule intelligente, et de l’autre côté, vous avez quelqu’un qui a menti, s’est parjuré, a truqué, a commis les pires crimes d’État… et a 15.000 morts sur la conscience! Mais dans sa vie de bureau, il était probablement épatant. Doit-on juger un politique par la couleur de sa cravate? Ce qu’il faut juger, ce sont surtout les actions politiques. Le problème de Nicolas Sarkozy n’était pas son comportement délirant dans certains moments de sa vie car il avait l’air hystérique. C’est surtout parce qu’il prenait des mesures avant de voir ce que donnait la précédente! D’ailleurs, le modèle de Taillard de Worms (le ministre du film, incarné par Thierry Lhermitte, ndlr) voulait qu’on le perçoive comme déjanté. Après avoir vu le film, Villepin a trouvé qu’on l’a traité de manière un peu sobre. Il pense que parce que je suis de gauche, je l’ai un peu descendu. C’est dire à quel point, pour lui, ce que je montre dans le film n’est pas délirant. (...) Pour le moment, François Hollande, qui est très «normal» (référence à la «présidence normale» annoncée par Hollande durant sa campagne présidentielle, ndlr ) et qui n’a aucun des travers du personnage, aboutit à des résultats 10 fois plus catastrophiques.

Un des sujets du film, justement, c’est la conviction. Taillard de Worms, contrairement à beaucoup d'autres politiciens, est un homme de conviction, une figure gaullienne qui se fait «une certaine idée de la France» (allusion à la première phrase des Mémoires de guerre du Général de Gaulle, «Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France», ndlr)
Oui. D’ailleurs, comme l’a dit Pierre Nora (historien français, ndlr), la force du film, c’est qu’on comprend sa force de conviction, qui convient à ce ministère. Par contre, cette attitude et la folie qui va avec va faire qu’ensuite il va se crasher dans d’autres ministères. On peut comprendre en voyant le film que si on lui donne un poste de premier ministre, le genre de discours, la terminologie baroque et emphatique qu’il utilise ne marchera plus lorsqu’il sera confronté au SMIC (le salaire minimum, ndlr) dans la métallurgie ou aux problèmes des enseignants. Pour lui, ces préoccupations, c’est de la tambouille, de la soupe. Ça ne l’excite pas.

C’est troublant car depuis tout à l'heure, on discute sans trop savoir si on parle de Taillard de Worms ou de Villepin (Villepin est par la suite devenu premier ministre, et n’a pas été en mesure de comprendre les préoccupations des Français, ndlr). Contrairement aux biopics habituelles où l’on voit un personnage de fiction censé représenter un personnage ayant existé mais qui en est souvent très éloigné, on voit dans votre film un ministre plus proche de Villepin qui si on avait fait un film sur Villepin.
Pourtant, on ne l’a jamais copié.

Mais le discours final est bien celui de Villepin (discours exemplaire contre l’intervention américaine en Irak prononcé à l'ONU le 14 février 2003, ndlr)
Oui, c’est le seul truc. Antonin Baudry (le scénariste du film et de la BD originelle sous le nom d'Abel Lanzac, ancien collaborateur de Dominique de Villepin au Ministre des Affaires étrangères, ndlr) a aussi repris sa façon de parler. En voyant le film, Villepin à dit qu’il ne dirait pas «répondez-moi à ce connard» en montrant Bush à la télé, mais que c’était plutôt une phrase à la Chirac. Antonin Baudry a largement démenti (rire).

Ce qui est intéressant, c’est que la distance permet de rendre un certain hommage. Je vois dans le film une forme de respect pour son action.
Oui, un respect pour avoir envisagé une certaine grandeur. Mais je ne pourrais pas imaginer travailler 10 secondes avec quelqu’un comme lui. La manière d’agir de Villepin est une méthode. Pour lui, quand on lui apporte une idée, il doit répondre «c’est nul»: ça crée des liens et ça permet de voir si la personne a de l'énergie ou pas. Quand je discutais avec d’anciens collaborateurs de Villepin, il disaient que la vie était impossible, mais que ce moment avait été excitant. Il faisait passer quelque chose, il avait une culture, une conviction… qui s’est trouvée être bonne à ce moment là. Quand il a été premier ministre, il a été plutôt mal avisé. Mais c’est mieux que ce qu’on voit maintenant. C’est mieux que Hollande qui dit un jour «on bombarde la Syrie» et qui va dire le contraire le lendemain.

Il y a aussi un constat sur l’évolution de la façon de concevoir la politique. Je ne sais pas si ça s’est vraiment fait en dix ans…
Non, car il y a eu de très bon ministres, avec une continuité: Villepin, Védrine, Barnier

Oui, le ministère des affaires étrangères est presque une exception.
Oui, il y a une continuité.

Fabius est également un très bon ministre en ce moment, comme Jupé l’avait été juste avant.
Il y a eu cependant des parenthèses pas très bonnes avec Kouchner et Douste-Blazy

(rires) J’avais oublié les mauvais souvenirs…
Oui, oui… très mauvais (rire). Mais il y a eu généralement de bons ministres des affaires étrangères, de droite comme de gauche. Souvent, des hommes de droite ont défendu la culture: Jupé et Villepin ont été des grands défenseurs de la culture française à Bruxelles, plus que certains socialistes. Mais c’est la politique générale de la France qui a changé. Mais le propos du film est surtout de dire qu’à cette époque, il y a eu quelqu’un qui a dit «Je vous parle d’un vieux pays, la France, etc.» (extrait du fameux discours cité plus haut et repris dans le film, ndlr).

Justement, revenons au film… une des forces est qu’il n’y a pas de volonté de copier Villepin physiquement.
On n’a cherché à copier ni la bande dessiné, ni les modèles. La seule chose que je voulais garder, c’est l’allure un peu massive de Maupas (conseillé du ministre, interprété pas Niels Arestrup, ndlr) qui contraste avec un ministre qui n’arrête pas. Pour Taillard de Worms, je devais avoir un acteur sportif, capable de courir dans tous les sens. Le personnage ne peut pas tenir en place. Il faut qu’il arpente le bureau, qu’il donne une leçon à tout le monde. Il se sent toujours obligé de faire des mini conférences sur tout. Je trouve que c’est un trait de caractère hilarant. Thierry (Lhermitte, ndlr) maîtrisait ça à la perfection car il comprenait qu’il ne devait pas jouer comique. D’ailleurs, aucun comédien ne joue comique. Ils jouent tous très sérieusement. Aucun ne pense qu’il fait des blagues, sauf Thierry Frémont qui fait des plaisanteries vaseuses…

Mais c'est le personnage qui en fait!
Voila… mais les autres, même lorsqu’ils sortent des choses insensées, il n’en ont pas conscience. C’est quelque chose qui a beaucoup plus à mon ami Jean Rochefort. Lorsqu’il est sorti de la projection, il m’a dit «c’est formidable de voir enfin une comédie où personne ne joue comique». Thierry l’a compris. Niels aussi, évidemment! Mais ce que je lui ai demandé nécessitait une concentration énorme, car c’est le contraire de ce qu’il fait depuis 40 ans.

Justement, vous avez pensé à lui…
Tout de suite! J’étais excité par l’idée d’un anticasting. J’en ai eu beaucoup dans ma carrière, et il m’ont beaucoup servi, à commencer par Michel Galabru dans Le juge et l’assassin. J’aime prendre des gens qui ont une image, et leur donner une autre image. Pour revenir à Niels Arestrup, je ne savais pas s’il allait accepter. Il m’a tout de suite dit que le personnage était le contraire de sa nature et qu’il aurait besoin de se concentrer et d’être tout le temps seul. Il ne voulait voir personne sur le tournage. Mais je l’ai engagé très vite.

Lhermitte également?
J’ai attendu un peu plus car j’envisageais aussi d’autres acteurs, mais quand je l’ai rencontré, ça a été immédiat. Raphaël Personnaz par contre, je le voulais tout de suite… Anaïs Demoustier également.

Elle est extraordinaire cette comédienne…
Oui, elle est géniale. Elle a la force qu’avait Isabelle Huppert à son âge… elle est tout le temps juste. Je voulais qu’elle joue une jeune femme sexy, marrante, drôle, vive, intelligente, qu’elle soit l’égale du mec. C’est une joie de travailler avec elle. C’est une inspiratrice absolument formidable. Elle est volontaire, bosseuse… c’est magnifique! Et tous les autres, on les a trouvés petit à petit. Jane Birkin

Qui a une scène qui permet de montrer toute la folie du ministre!
Mais cette scène est une légende urbaine du Quai d’Orsay. Elle a été très célèbre. Les 25 ou 30 minutes pendant lesquelles, dans la réalité, il a parlé sans que son interlocutrice puisse placer un mot! (...)

On disait tout à l’heure que ce qui compte en politique, ce sont les résultats, mais avec un personnage comme ça, on comprend quand même qu’il pourrait être incontrôlable… même s’il fait avec son équipe quelque chose de formidable.
Oui, mais il le fait parce qu’il y a le groupe. Derrière, il y a Maupas. Le revers de la médaille quand il y a un mec délirant comme ça, c’est qu’à certains moments ça peut aboutir à des résultats catastrophiques. Vous avez donc intérêt à avoir des gens autour qui colmatent les brèches pour le ramener sur les rails. Mais à sa décharge, c’est lui qui les a choisis. Il s’est entouré d’une équipe formidable.

D’ailleurs, pour moi, le film, c’est l’éloge du collectif avant tout.
Absolument.

Et c’est aussi la démonstration que des éléments qui ont tous l’air de bras cassés peuvent parvenir à former quelque chose, mais aussi à calmer le ministre…
D’ailleurs, il n’est jamais méchant avec eux, même s’il se moque un peu d’eux. Les pires vannes, il les réserve au reste du monde, c’est à dire à ses collègues ministres, députés, aux autres présidents («tous des cons»), mais il ne traite jamais ses collaborateurs de con. C’est réservé au reste de la population mondiale. (...) Mais pour revenir au groupe, s’il n’y avait pas Maupas, ça ne fonctionnerait pas. Mais sans Taillard de Worms, Maupas n’a pas la vision! Il n’a pas l’audace du discours. Il obtient un accord avec l'Allemagne pour qu’elle soutienne la France au moment du discours, ce qui est essentiel. Mais il n’a pas la force de donner la ligne…

La vision…
Avec tout ce que ça a de Gaullien. C’est ce qui me touchait aussi. Maintenant, on se retrouve avec des politiciens dont la seule vision semble être les sondages qui les concernent. Et donc, ils changent d’avis selon les sondages.

Le paradoxe est qu’actuellement, dans la vie politique Française, tout le monde se réclame de l’héritage de De Gaulle, à droite comme à gauche…
Oui, alors qu’aucun ne se comporte comme ça!

Ils restent dans le discours, l'apparence... Mais je reviens au film. Le lieu est très important. Le film a donc été tourné au Quai d’Orsay?
Oui, on y a tourné 11 jours. Les bureaux des conseillers ont été faits ailleurs, pour ne pas bloquer le Quai d’Orsay, mais ils sont très véridiques. Il y a une différence inouïe avec d’un côté des salons sublimes, parmi les plus beaux salon Napoléon III. Le bureau du ministre est impressionnant. Par contre, les gens qui travaillent pour lui sont dans des sortes de mansardes dans lesquels vous avez du mal à rentrer à trois personnes. J’avais l’impression de me retrouver avec les flics de L.627 qui travaillaient dans des Algerco pourris. On a donc tourné au Quai d’Orsay, à l’Onu, à la Chambre des députés… mais pas au Bundestag. Aucun film ne peut y être tourné! On l’a reconstitué à Paris, mais ça m’a fait tellement chier que j’ai demandé des choses horribles. J’ai mis ces sièges où les gens n’arrivent pas à s'asseoir car ils glissent dessus.

(rire) Vous avez voulu faire payer les Allemands!
Oui! (rire) Je me suis dit «ça va être ma vengeance contre les Allemands!» (...) Je me suis souvenu de ce que m’avait dit Antonin. Le type qui doit écrire le discours est toujours la dernière roue du carrosse. Il n’a jamais de bureau, alors que le ministre demande toujours des révisions. Il a dû taper un grand nombre de textes dans les toilettes, essayer d’imprimer dans un autobus… c’est toujours la merde!

On revient à ce que vous disiez tout à l’heure quand vous disiez que le trait par rapport au ministre n’était pas particulièrement grossi… c’est donc vrai aussi en ce qui concerne l’environnement de travail!
Non, ce n’est pas grossi, mais cela suffit pour être drôle. Il suffit de regarder le quotidien, qui peut être source de multiples gags et de trouvailles qui sont intéressantes. (...)

Nous allons conclure en parlant de comédies. Je dois vous avouer que souvent, j’ai du mal à les regarder…
En France, on a quand même eu du bol récemment, avec le Dupontel (9 mois ferme, ndlr) qui est assez réussi, ou Alceste à bicyclette, voire Les garçons et Guillaume, à table! qui est très moche, avec une mise en scène pas terrible… mais qui possède de vraies qualités. Mais un truc est sûr, c’est que les bonnes comédies françaises sont des comédies d’auteurs. Les comédies très chères et très volumineuses se sont toutes plantées, et sont dans l’ensemble irregardables.

Ce qui est rassurant, c’est que ces comédies d’auteurs, dont la votre je crois, ont plutôt bien marché.
Oui… mais j’ai toujours du mal à atteindre un public jeune.

Même avec Quai d’Orsay?
Oui, car ce public a oublié qui était Thierry Lhermite. Maintenant, l’amnésie devient sidérante! De plus, le mot politique lui fait peur. Il a peur que se soit un film Doliprane (le Tylenol français, ndlr). C’est très angoissant… il y a une partie du public jeune, un peu décérébré (pas la totalité, heureusement!) qui est surtout intéressée par ce qui parle de lui. Il ne veut pas découvrir un autre univers. C’est ce qui est le plus inquiétant pour moi. C’est là-dessus que devrait travailler l’Éducation nationale, mais elle ne le fait pas!

Entrevue réalisée à Montréal par Jean-Marie Lanlo le 3 mars 2014
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