14 juillet 2023

Entrevue avec Thomas Salvador (La montagne)

Entrevue avec Thomas Salvador (La montagne)

 La montagne, dans les salles du Québec le 14 juillet 2023 (Axia Films)

Thomas Salvador, réalisateur et acteur de La Montagne

L’acteur et cinéaste Thomas Salvador avait séduit les cinéphiles en 2014 avec Vincent n’a pas d’écailles, un film de super-héros qui sortait largement des sentiers battus. Le voici de retour avec La montagne, un nouvel ovni où il incarne un homme qui plaque tout pour s’installer à flanc de montagne. Rencontre avec son réalisateur.

Qu’est-ce qui vous a amené vers La montagne ?
Adolescent, je voulais être cinéaste et guide de hautes montagnes. J’ai depuis très longtemps une idée d’un personnage qui va en montagne et qui ne veut plus en redescendre.

On sent dans la première partie du film une sorte de clivage entre la nature et la civilisation, avec ce héros qui se transforme au contact de la montagne.
Pierre redécouvre son rapport au temps. Il redevient curieux et il regarde les choses autrement, tout en douceur. Je tenais à ce que ça soit une forme de révolution pour lui. C’est parce qu’il fait tout ce chemin qu’il peut aller plus loin et à un moment, quand il est prêt, il y a la dimension fantastique qui arrive.

Un fantastique qui prend une dimension minimaliste.
Oui. J’ai envie que l’aspect un peu surnaturel arrive de manière la plus naturelle et organique possible.

À l’instar de votre précédent long métrage Vincent n’a pas d’écailles, vous abordez le genre pour mieux le détourner…
J’essaye de faire des choses que je ressens profondément. C’est pour ça aussi que je mets du temps à faire des films et que je joue dans mes films. J’ai besoin de trouver une justesse, d’éprouver physiquement le pourquoi. Parce que je fais des films comme des aventures, comme des rencontres.

La conclusion laisse plusieurs questions en suspens.
Ce qui m’intéresse, c’est que les spectateurs ressentent des choses et des sensations. Mon rêve, c’est que les gens soient traversés et nourris par le film, mais sans qu’ils ne sachent trop pourquoi… Je ne sais pas tout du film que je fais. Il y a plein de choses sur sa signification profonde qui m’échappent et que je découvre après. Je fais en sorte d’en savoir le moins possible d’un point de vue philosophique, sociologique. C’est ce qui fait qu’il y a une forme de naïveté ou de fraîcheur et que le spectateur vit avec le personnage.

Un humour particulier baigne vos créations et il peut rappeler le cinéma d’Aki Kaurismäki ou d’Elia Suleiman.
Je ne m’interdis pas des gags ou des choses drôles. Mais à condition que ce soit logique ou cohérent avec ce que le personnage traverse. La dimension fantastique et la simplicité des dialogues finissent aussi par créer un décalage… Dans la vie, les choses se mélangent tout le temps. Il n’y a pas une journée où l’on ne fait que rire, où l’on n’a que peur ou l’on n’est que triste. Sinon, ça ne va pas. Mais au cinéma, on a un peu tendance à vouloir que le film soit d’un seul registre. Les cinéastes que j’adore, c’est ceux où l’on retrouve tout, comme chez Bong Joon-ho.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 17 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.

17 juin 2023

★★★½ | Les enfants des autres

★★★½ | Les enfants des autres

Réalisation: Rebecca Zlotowski | Dans les salles du Québec le 16 juin 2023 (Sphère Films)
Rebecca Zlotowski est une cinéaste que l’on aime, notamment pour sa propension à prendre certains risques. On pourrait donc presque être déçu par son dernier film, celui qui a rencontré le plus grand succès dans les salles françaises… et pour cause : bien écrit et bon techniquement, il est dans un premier temps très convenu et pourrait presque nous décevoir en raison de ce seau « qualité France » qui semble lui coller à la peau.
Heureusement, même si Les enfants des autres a des apparences de films français vu et revu, il sait aborder un sujet rarement traité : le statut des conjoints, qui vivent avec les enfants des autres, les aiment, s’y attachent, jouent un rôle dans leur quotidien… et disparaissent de la circulation malgré eux lorsque l’histoire d’amour avec l’autre prend fin. Certes, on pourrait reprocher à Rebecca Zlotowski d’avoir concentré la narration sur une trop courte période (les enjeux auraient été plus forts si l’histoire d’amour, et donc la relation avec l’enfant de l’autre, avait plus duré). Mais la délicatesse de son traitement et de l’interprétation de Virginie Efira atténuent fortement ce reproche. De plus,  progressivement, le film élargit sa réflexion à un sujet plus vaste, le rôle que l’on peut jouer dans la vie des autres en général et pas uniquement en tant que beau-parent de quelques mois. C’est en ce sens que le film de Zlotowski sort du film convenu auquel on croit assister pendant une heure. La fonction de son héroïne n’est en effet pas limitée au statut de belle-mère fugace qui ne peut pas avoir d’enfants. Elle est aussi la grande sœur qui accompagne sa cadette depuis la mort lointaine de leur mère ou la prof attentive qui cherche à aider un élève dont les parents sont trop absents.
Au-delà de son sujet apparent, Zlotowski nous livre un film sur le rôle que peuvent prendre tous ses gens qui, parfois sans le savoir, ont contribué à être qui nous sommes. Comme quoi, même sans en avoir l’air, la cinéaste réussit tout de même à nous surprendre !

8 juin 2023

Entrevue avec Roschdy Zem (Les miens)

Entrevue avec Roschdy Zem (Les miens)

Les miens, dans les salles du Québec le 9 juin 2023 (Axia Films)
Roschdy Zem, réalisateur du film Les miens
Roschdy Zem n’est pas seulement un excellent acteur. Il est également un réalisateur talentueux, qui signe avec Les miens un sixième long métrage à saveur autobiographique sur deux frères (interprétés par Sami Bouajila et Zem lui-même) qui finissent par se rapprocher après un coup de sort du destin. Rencontre avec son créateur.

Comment est né Les miens ?
Il y a eu une longue réflexion imposée par le confinement. Je me suis demandé quelle suite j’allais donner à ma carrière. Comme cinéaste, je voulais raconter des choses plus intimes, plus personnelles. En y réfléchissant, je me suis dit que ma famille était digne d’être racontée. Mais c’est l’accident de mon frère qui a déclenché tout le processus d’écriture, qui est devenu le prétexte pour raconter l’histoire de ce film.

C’est un long métrage sur les classes sociales au sein d’une même famille.
Il y a la volonté de sortir de cette vision systématique des familles qui se ressemblent. C’était important pour moi de montrer qu’au sein d’une même famille, il y a des parcours différents. Un frère peut avoir une vie publique, l’autre être directeur financier et le troisième chômeur. Des destins sont plus heureux et d’autres plus dramatiques. C’est une sorte de métaphore de la vie aussi. On a beau avoir les mêmes chances au départ, les rencontres qu’on va faire par la suite vont déterminer notre existence. C’est ce facteur qui va faire que notre vie sera une réussite ou parfois un échec. J’aime raconter à travers une famille ces choses-là qu’on ne maîtrise pas forcément.

Comment s’est déroulée la coscénarisation avec Maïwenn ?
Ce fut très simple. J’avais envie de lui raconter cette histoire et qu’elle fasse le tri sur ce qui lui paraissait intéressant ou ce qui devait être écarté. Elle a agi comme un filtre. J’aime sa sensibilité, son rapport à la famille, l’apport organique qu’elle a donné aux scènes. Maïwenn était là essentiellement pour donner ce supplément d’âme qui pouvait manquer au film.

La scène finale dansée est un véritable moment de grâce qui cristallise parfaitement les émotions du film.
Il faut savoir que cette scène n’était pas du tout écrite ou préparée. Elle arrive le dernier jour de tournage. Il faut que je termine mon film et je ne sais pas comment. Le matin du tournage de la scène de déjeuner, j’ai dit : « On va danser ; on va exprimer par le corps et par les yeux tout ce qui est dit, tout ce qu’on n’a pas encore dit ou tout ce qu’on a envie de se dire. » La scène est née spontanément et elle est assez magique. Je l’adore ! Je n’aurais pas pu la penser sur un bureau en écrivant. Elle est née comme ça, forte de ces semaines et de ces émotions qu’on a traversé ensemble. La magie du cinéma donne de la place à l’imprévu.

Que vouliez-vous essayer avec votre mise en scène ?
J’essaye à chaque fois d’adapter ma mise en scène au sujet. Sur Les miens, il y a beaucoup de scènes où les acteurs ont une vraie liberté de mouvements. C’est la première fois que je tournais avec deux caméras. Le sujet s’y prêtait afin que je filme les gens, l’émotion et la part d’humanité des personnages… Après, je ne suis pas non plus un très grand technicien. Je ne suis pas celui qui va tout faire pour donner un côté spectaculaire à mes films. Ce n’est pas mon domaine. Je suis plus porté sur le jeu d’acteur que sur la technique.

Vous avez joué dans plus de 90 films et séries. Pourtant, vous êtes comme un bon vin et vos rôles récents  notamment dans Les enfant des autres, L’innocent, Roubaix, une lumière qui vous a permis de mettre la main sur le César du meilleur acteur  sont parmi les plus intéressants de votre filmographie.
Ce qui est sûr, c’est que j’ai envie de me diriger vers des rôles qui font appel à ma sensibilité. Je n’ai pas envie de devenir un vieil acteur un peu ringard qui met en avant sa force, sa virilité. J’ai plutôt envie de mettre en avant ma sensibilité et ma féminité, qui font partie de moi et qui me ressemblent davantage.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 17 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.

1 juin 2023

★★★ | La nuit du 12

★★★ | La nuit du 12

Réalisation : Dominik Moll | Dans les salles du Québec le 2 juin 2023 (Cinéma du Parc)
La nuit du 12 nous plonge dans les dessous d’une enquête policière. La nuit du 12, Clara rentre chez elle. Sur la route, elle est brûlée vive. Par qui ? Pourquoi ? On ne sait pas. L’enquête n’est toujours pas résolue. Le film s’ouvre d’ailleurs sur des statistiques de nombreux crimes non résolus en France. Il n’y a aura pas de résolution. Par contre, le film dressera un constat lié à la condition des femmes ou plutôt aux rapports violents des hommes envers les femmes.
Présenté l’an dernier au Festival de Cannes, le film de Dominik Moll est basé sur des faits réels que Pauline Guéna a adaptés en roman. Cette dernière a d’ailleurs collaboré au scénario. Le film met en lumière le travail d’une équipe d’enquêteurs qui tenteront de découvrir la vérité sur ce crime atroce. Dès l’entrée en matière, le cinéaste prend le parti de s’éloigner de tout ce que l’on a l'habitude de voir dans les films ou de les séries d’enquêtes (refusant par le fait même les influences de la série policière ou du true crime). Le rythme est lent et méthodique. Moll évite les effets sonores chocs ou la musique qui force les tensions dramatiques. Il nous plonge dans le quotidien, où la banalité du travail croise la violence de la tragédie.
Ce qui fait la force du film est certainement la position féministe, pleinement assumée. Une équipe d’hommes enquêtent sur le meurtre d’une femme et sont confrontés à leurs préjugés et à leur biais. Il y a d’ailleurs un moment très fort entre une jeune recrue qui confronte le chef d’équipe sur le fait que les hommes commettent des crimes et que ce sont aussi les hommes qui font la police.
La nuit du 12 est une œuvre qui nous habite longtemps après l’avoir vue, pour ses qualités cinématographiques, mais surtout pour ses qualités humaines.

26 mai 2023

★★½ | You Hurt My Feeling

★★½ | You Hurt My Feeling

Réalisation : Nicole Holofcener | Dans les salles du Québec le 25 mai 2023 (Entract Films)
La réalisatrice Nicole Holofcener a tenu quelques fonctions (d’assistante de production à assistante monteuse) sur les films de Woody Allen pendant les heures de gloire du cinéaste New-Yorkais. L’ombre du géant déchu plane ainsi sur bon nombre de ses films, comme en témoignent les sujets abordés dans son dernier (conflits dans le couple, relations parfois difficiles entre parents et enfants, scènes de consultation chez le psy, New-Yorkitude assumée, etc.).
Hélas, nous sommes ici loin du Woody des grands jours, et nous ne pouvons nous empêcher, en visionnant le dernier film de la cinéaste, de nous souvenir qu’elle a également beaucoup œuvré à la télévision. You Hurt My Feeling, avec sa mise en scène paresseuse et ses dialogues omniprésents, nous donnent parfois l’impression de visionner un sympathique épisode d’une agréable mais mineure série New-Yorkaise. Certes, la photographie de Jeffrey Waldron est de bonne tenue et les thèmes abordés ont un petit potentiel (même si leur traitement est si frontal que le tout manque grandement de subtilité). Malheureusement, la mise en place d’environ trente minutes est laborieuse, et la suite, malgré quelques instants ou idées pertinentes, ne décolle jamais vraiment, comme si Holcener avait oublié certaines des leçons de la télévision (dont la plus importante: savoir aller à l’essentiel vite, bien et tenir en haleine).
Moins rythmé qu’une bonne série et moins virevoltant et inventif qu’un bon Allen, le Holofcener nouveau est  très oubliable, finalement sans grand intérêt (c’est un peu un « faut-il toujours dire la vérité ?» pour les nuls et les nantis), mais se laisse voir, ne serait-ce que pour le duo Julia Louis-Dreyfus / Tobias Menzies qui fonctionne plutôt bien, et pour le service minimum, qui semble respecter à la lettre le guide du bon petit film New-Yorkais qui aime enfoncer les portes ouvertes en se donnant l’impression d’être intelligent !

19 mai 2023

★★★ | Master Gardener (Les racines de la violence)

★★★ | Master Gardener (Les racines de la violence)

Réalisation: Paul Schrader | Dans les salles du Qubec le 19 mai 2023 (VVS Films)
Le scénariste et réalisateur américain Paul Schrader n’a pas besoin de présentation. Depuis près de cinquante ans d’une carrière élogieuse mais inégale, ce rebelle d’Hollywood semble a priori toujours revisiter ces deux thèmes réguliers: l’amour et la notion de pardon et de rachat. Avec Master Gardener, sa vingt-troisième réalisation, le scénariste de Taxi Driver raconte une histoire d’amour naissant en apparence simple mais qui bifurque vers une sombre histoire de passé trouble, chemin vers une rédemption impitoyable. Entamé par le sublime First Reformed (qui marquait un retour en grande forme après un passage à vide) en 2017 et suivi de The Card Counter en 2021, Master Gardener marque la fin d’une trilogie sur des personnages masculins marginaux à la conscience morale destructrice et prenant le chemin du pardon. C’est à nouveau sous la forme de la jeunesse (la nièce afro-américaine de sa patronne) que le chaos et les douleurs anciennes vont ressurgir pour ce personnage d’un jardinier expert en art floral, mais toujours tourmenté par les horreurs de son passé de néonazi. Sous cet éternel fardeau de la culpabilité (révélé par des rêves et flash-back), le protagoniste campé par Joel Edgerton (méconnaissable sous son faciès ressemblant étrangement à Conan O’Brien) est confronté à nouveau à ses propres démons.
On reconnaît la touche Schrader dans cette peinture de personnages marginaux moralement ambigus. Le racisme est au cœur de l’intrigue et sa nature controversée est à nouveau présentée avec la sécheresse et la cruauté propre à son cinéma, au détriment des préférences du public. Il se dégage de ce récit au rythme lent et délibéré une noirceur intrinsèque empreinte de mélancolie (présente également dans ses deux films nommés plus haut). À 76 ans, Schrader se dissocie peu à peu de son nihilisme antérieur et de ses êtres désespérés au bord de la désolation. Cette maturité émotionnelle est évidente, mais pas toujours crédible car l'incertitude de cette nouvelle romance improbable semble être le fruit de l’imagination de son auteur vers une lumière potentielle qui relève davantage du concept amoral que d’un ultime bonheur épanoui.

12 mai 2023

★★¾ | La petite bande

★★¾ | La petite bande

Réalisation: Pierre Salvadori | Dans les salles du Québec le 12 mai 2023 (Axia Films)
La petite bande de Pierre Salvadori est un ersatz des aventures pour enfants et jeunes adolescents d’Enid Blyton. Chacun des personnages vit des difficultés. Que ce soit le nouveau conjoint de maman, le papa contrôlant, le papa prisonnier ou encore le papa immigré qui travaille fort. On voit Cat, Antoine, Fouad et Sami vivre dans un cadre magnifique, la Corse. Quant au cinquième personnage, Aimé, c’est un enfant seul, rejeté et différent. On comprendra avec ce dernier l’ingratitude de l’enfance.
La petite bande se trouvera une mission. Faire sauter une usine, celle qui pollue la rivière de leur village depuis des années. Par hasard, ou dépit, Aimé sera intégré à la bande, ce qui amplifiera les désaccords fréquents entre les préadolescents. Défilent alors des dialogues maladroits et surtout une aventure qui ne décolle pas. Alors que nous aurions pu être plongés dans le monde de l’enfance avec ses codes et sa réalité qui n’est pas forcément la nôtre, Salvadori nous entraîne plutôt dans une suite d’événements peu crédibles qui défilent sous nos yeux et qui ne nous accrochent pas.
Heureusement, il y a le jeu d’Aimé. Magnifiquement interprété par Paul Belhoste. Ses grands yeux bleus et son vilain visage crèvent l’écran. Régulièrement filmé en gros plan, c’est ce personnage qui arrive à nous faire un peu vibrer. Alors que le réalisateur n’arrive pas à nous toucher avec les autres de la bande, ce petit Aimé, tout frêle et sensible, nous faire vivre une partie de sa souffrance et surtout sa folie. Ses cheveux, objet de sa différence, seront détruits par la pollution. Ce sera par le fait même l’occasion pour Salvatori de montrer comment Aimé se libérera de sa souffrance. C’est finalement lui, la brebis galeuse, la pièce rapportée de la bande, qui sauve le film.

5 mai 2023

Entrevue avec Lise Akoka et Romane Gueret (Les Pires)

Entrevue avec Lise Akoka et Romane Gueret (Les Pires)

Les pires, dans les salles du Québec le 5 mai 2023 (Fun Films)
Lise Akoka et Romane Gueret par Eric Dumont
Lauréat du prix Un certain regard au Festival de Cannes de 2022, Les pires est un magnifique premier long métrage de la part de Lise Akoka et de Romane Guéret, qui porte sur les aléas d’un tournage de cinéma dans une banlieue française. Rencontre avec ses cinéastes.

Vous pouvez me parler de votre parcours et de la genèse du projet ?
Lise Akoka : Avant de réaliser, nous étions toutes les deux directrices de casting et coachs d’enfants. Nous avons pratiqué le casting sauvage pendant plusieurs années tout en accompagnant des enfants sur les plateaux de tournage. Il s'agissait d'enfants qui n’avaient jamais demandé à devenir acteur et qui voyaient le cinéma débouler dans leur vie de façon un peu brutale. Ça faisait naître parfois des espoirs et des rêves… mais également des situations de rejet.

Le film est le prolongement de votre court métrage Chasse royale ?
L.A. : En effet. On avait envie de continuer cette réflexion avec le long métrage, d’interroger la responsabilité du cinéma, de cette profession vorace avec le réel qui se nourrit de la vie des gens, qui trouble subitement la vie d’un gamin et même d’un quartier.

Les enfants sont criants de vérité. Comment on arrive à soutirer de telles performances d’acteurs non professionnels ?
Romane Guéret : C’est lié au casting. On part sur un casting très long et exigeant. On revoit beaucoup les enfants. C’est une façon de faire attention à eux, d’être sûr et certain qu’on les fera tourner quand on dit qu’on les fera tourner. Une fois qu’on a eu ses coups de cœur, il y a l’exigence du texte. La méthode est différente selon les enfants, mais ce qui est commun, c’est qu’on leur demande d’apprendre leur texte parfaitement et après, une fois que c’est fait, on s’organise en fonction de chaque caractère, de chaque personnalité. C’est là-dedans qu’ils vont trouver leur liberté. Ensuite, on travaille en parlant beaucoup pendant la scène. On utilise des oreillettes qui permettent de ne jamais perdre l’énergie d’une scène, d’être toujours présent avec eux pour être certain qu’ils ne sortent pas de la scène ou qu’ils ne se regardent pas jouer. Ça permet aussi un lâcher-prise très fort chez eux. Tout ça fait qu’ils sont criants de vérité.

Qu’est-ce qui vous attire dans le monde de l’enfance ?
R.G. : Ce que raconte le film, c’est que l’enfance un peu cabossée et traumatisée existe dans toutes les classes sociales. C’est quelque chose d’un peu universel, qui nous touche certainement nous aussi dans notre enfant intérieur. En ce qui me concerne, c’est vraiment en faisant du casting sauvage d’enfants que je me suis passionné pour cette espèce de cinéma qui raconte un peu une génération qui pourrait rester comme le portrait réaliste de ce qu’est la jeunesse aujourd’hui. L’enfance est toujours très vivante chez moi, dans mon cœur et dans mon ventre. Je me sens encore un pied dans l’enfance.

C’est intéressant ce que vous dites sur la façon dont le septième art peut encapsuler le portrait de la jeunesse…
L.A. : Quand j’étais petite, ça m’arrivait d’être devant un film où il y avait des enfants et j’avais rarement l’impression qu’on montrait quelque chose de vrai, quelque chose de ma vie. Dans 99 % du temps, quand je voyais des enfants à l’écran, je me disais qu’ils étaient des adultes qui ont oublié et qui sont en train de raconter quelque chose qui ne me concerne pas. C’est comme si d’une certaine façon, j’avais envie de réparer ça. C’est une façon de rendre justice à la parole de l’enfant. J’ai envie qu’on puisse donner à voir la vie d’enfants telle qu’elle est et telle qu’on ne peut plus la regarder en étant adulte.

Les pires est également un long métrage sur le cinéma. Il y a toutes les séances de casting, de répétitions, etc. Il y avait un désir de fusionner fiction et documentaire ?
L.A. : À part cette première partie de casting au caméscope, on n’avait pas envie qu’on puisse penser que c’est un documentaire. On a fait ce film comme si c’était un film de fiction classique. Le film est très écrit, les enfants qui jouent sont des acteurs qui ont appris leur texte et qui ont travaillé pour arriver à un niveau d’interprétation. Après, c’est vrai que le film va de la vie vers le cinéma. Il part de quelque chose d’assez brute, assez documentaire, pour ouvrir le champ à quelque chose de plus fictionnel, de plus emphatique, de plus romanesque, de plus cinématographique. Donc pour laisser le champ à la fiction. Cela a du sens dans le propos du film qui est : « Comment on fait du cinéma à partir du réel ?» Le film a cette pulsation-là.

De quelles façons sentez-vous que ces jeunes comédiens obtiennent une sorte de rédemption et de réconciliation entre leur milieu et eux-mêmes grâce au pouvoir du cinéma ? Qu’est-ce que le cinéma peut leur apporter ?
L.A. : Ça peut leur apporter des choses à différents niveaux. C’est ce qu’on essaie de raconter à travers le film. Ce qui est beau, c’est qu’ils obtiennent la possibilité de se raconter au travers de personnages de fiction qui ne sont pas tout à fait eux-mêmes mais pas tout à fait un autre non plus. L’artiste sommeille en beaucoup de gens qui n’ont peut-être jamais dans leur vie l’opportunité d’exprimer cette partie-là d’eux. Le cinéma est un endroit privilégié pour exprimer ses émotions… Le jeu peut être cathartique pour eux : il y a quelque chose d’un peu thérapeutique. Ça peut aussi ouvrir des vocations. On peut être à l’aube de grandes carrières.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 16 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.

28 avril 2023

★★★★ | Tommy Guns (Nação Valente)

★★★★ | Tommy Guns (Nação Valente)

Réalisation : Carlos Conceição | Dans les salles du Québec le 28 avril 2023 (Cinéma du Parc)
L’intrigue de Nação Valente débute en Angola en 1974, un an avant l’indépendance du pays. Par petites touches, elle suit différents personnages, ou plutôt des petits moments de vies perturbées à leur manière par les tensions qui règnent dans le pays. En s’appuyant sur un rythme lent, magnifiquement maîtrisé, et une photographie sublime (signée Vasco Viana), Carlos Conceição filme les corps, les peurs, les folies, la fragilité de la vie, mais également la nature, la terre, et ce lien puissant qui l’unit à ceux qui y vivent. (Ce dernier aspect, très présent dès le début du film, prendra encore plus de sens vers la fin.)
Après une demi-heure, le titre du film apparaît (« Nation courageuse », en français). Son arrivée tardive peut surprendre, mais elle marque en réalité une rupture que le spectateur comprendra progressivement. Certains indices, cependant, lui mettront dès le début la puce à l’oreille, avec une multitude d’éléments improbables que le réalisateur parvient à rendre plausibles (des relations trop fraternelles entre soldats, un officier supérieur trop gradé pour commander une petite poignée d’hommes, des apparitions nocturnes trop troublantes pour n’être qu’anodines). La force du cinéaste est de nous entraîner avec lui dans ce monde incertain, qui semble celui du rêve, à moins qu’il ne soit celui de la folie des (ou d’un ?) homme(s). Mais au-delà de la facilité avec laquelle Carlos Conceição rend plausible l’improbable, la force de son film est de nous parler de décolonisation, de déracinement, de spoliation, de folie meurtrière, mais également du besoin de réconciliation, malgré le passé, malgré les tensions, malgré la violence, malgré les excès. Pour cela, le cinéaste a recours aux symboles ou aux l’allégories, de manière toujours intelligente et foisonnante. Chaque élément est porteur d’un sens jamais imposé au spectateur, qui aura la possibilité de visionner le film comme s’il s’agissait d’un rêve… ou d’en faire une analyse d’une grande richesse, aux allures de réflexion postcoloniale, selon son bon vouloir.
À ne manquer sous aucun prétexte… en salle, évidemment !

21 avril 2023

★★★★ | Beau Is Afraid (Beau a peur)

★★★★ | Beau Is Afraid (Beau a peur)

Réalisation: Ari ASter | Dans les salles du Québec le 21 avril 2023 (SPHÈRE Films)
Après deux premiers longs métrages qui nous avaient séduits par leur mise en scène mais un peu refroidis par des scénarios plus ambitieux que maîtrisés, Ari Aster nous revient enfin avec une œuvre réellement convaincante.
D’emblée, le cinéaste nous place aux côtés de Beau, dont la santé mentale n’est pas des plus enviables. À l’évidence, des troubles paranoïaques l’empêchent de vivre une vie épanouie. La bonne idée d’Aster est de nous montrer dans la première partie du film le monde d’après la perspective de Beau, tout en le rendant le plus réaliste possible (pas de grands angles marquant la déformation de la réalité ou d’effets de montage excessifs traduisant les pensées perturbées du héros). Le cauchemar éveillé et paranoïaque que vit Beau est donc parfaitement plausible visuellement (même si de plus en plus improbables dans les faits). Cet aspect, associé à un rythme particulièrement soutenu, ne laisse pas d’autre choix au spectateur que de se laisser entraîner aux côtés du personnage incarné par Joaquin Phoenix, comme si son monde torturé était également le nôtre.
Une fois cette étape parfaitement accomplie, Aster peut alors se permettre de le laisser s’égarer dans des mondes multiples (des souvenirs aux mondes parallèles de plus en plus improbables mais pourtant toujours en parfaire cohérence avec l’expérience proposée). Commence alors un voyage freudien et tragicomique époustouflant qui permet au cinéaste de confirmer son talent de faiseur d’images tout en nous faisant revenir sur l’opinion que nous nous faisions de lui. Il n’a en effet pas besoin d’un collaborateur à l’écriture pour élaborer un scénario lui permettant de donner libre cours à son talent (lire notre minicritique de Midsommar). Reste à savoir si ce voyage au pays des mères toxiques sera le point de départ d’une œuvre majeure ou un feu de paille pour ce cinéaste qui jouissait après ses deux premiers films d’un statut qu’il ne méritait probablement pas. Dans l’attente de la réponse, profitons tout simplement de Beau is Afraid, une des très belles surprises de ce début d’année.

14 avril 2023

★★★ | Showing Up (Les filles)

★★★ | Showing Up (Les filles)

Réalisation: Kelly Reichardt | Dams les salle du Québec le 14 avril 2023 (Sphère films)

Showing up est un film bien étrange ; un film qui semble tout mettre en œuvre pour ne pas se faire aimer, mais également le film de Kelly Reichardt dans lequel plane le plus un soupçon d'humour aussi omniprésent que délicieusement pince-sans-rire.
Le film propose en effet une multitude d’antihéros condamnés à la loose, des artistes sans talent, sans succès et sans perspective de gloire. Pour enfoncer le clou, la réalisatrice accorde le statut de personnage principal au plus paumé de tous (superbe Michelle Williams), une artiste sans succès, vivant dans un appartement sans eau chaude, exerçant un travail sans intérêt et incapable de sauver par elle-même un pigeon tombé dans les griffes de son chat.
Mais à force de traiter de personnages inconsistants, condamnés à une vie sans éclat et évoluant dans une école d'art ridicule, Kelly Reichardt finit par les rendre attachants grâce à sa sensibilité, à son amour pour les petits détails, à son refus de juger et de condamner quiconque, et à ses petites touches d'humour qui ne vont jamais trop loin (il aurait été facile de rire à leurs dépens, ce qu'elle ne fait à aucun moment).
Finalement, Showing up est un petit film délicatement dirigé, au charme évident et dont la plus grande ambition est paradoxalement de ne pas en avoir. Et ce n'est pas rien !

7 avril 2023

★★½ | Mon crime

★★½ | Mon crime

Réalisation: François Ozon | Dans les salles du Québec le 7 avril 2023 (Sphère films)
À force de tourner un film par année, c'est normal d'être parfois moins inspiré. C'est le cas de François Ozon qui devrait peut-être sortir du registre théâtral. Après son inégal Peter von Kant, le voici proposer le plus réjouissant mais tout aussi oubliable Mon crime.
En adaptant la pièce de 1934 de Georges Berr et Louis Verneuil, le metteur en scène en offre une relecture contemporaine. Il est question de sororité féminine dans un monde dominé par les hommes, alors que l'ombre d'un #metoo avant l’heure plane sur ce procès d'une jeune actrice (Nadia Tereszkiewicz) accusée du meurtre d'un producteur célèbre.
Malheureusement, le pastiche ne prend pas et le résultat facile, simpliste et grossier sent l'opportunisme à plein nez. Le ton léger et ironique ne rend pas l'effort plus attachant pour autant, alors que les touches d'humour ne séduisent qu'à moitié. Pourtant le potentiel y est, mais la démonstration laisse à désirer.
Sans doute conscient de ces limites, le cinéaste mise tout sur sa réalisation luxueuse, qui ne renie pas ses sources théâtrales et son influence du vaudeville, pour aller ailleurs. Il y a l'hommage senti aux années 1930 et aux classiques de Guitry, Lubitsch et Renoir. Tout comme l'inclusion d'ellipses en noir et blanc qui évoquent l'esprit du cinéma muet. L'ensemble est bien beau mais, surtout, tape-à-l’œil.
À l'image de la distribution de premier plan, dont les gros noms — Isabelle Huppert, Dany Boon, Fabrice Luchini, André Dussollier — sont en roue libre, ayant chacun leur heure de gloire sans que cela n'affecte véritablement le résultat final. C'est plutôt Nadia Tereszkiewicz (l'héroïne du Babysitter de Monia Chokri) qui mène le bal, en duo avec Rebecca Marder (Une jeune fille qui va bien) qui campe son amie et avocate. Deux prestations appréciables, noyées dans un récit suffisant qui est constamment en décalage.
On sent le désir de François Ozon de renouer avec un cinéma plus populaire. Mon crime serait même le troisième tome de sa délicieuse trilogie kitsch au charme suranné entamée par Huit femmes en 2001 et poursuivit par Potiche en 2010. Si c'est le cas, il s'agit de l'épisode le plus faible du lot, le moins charmant. En espérant que le talentueux réalisateur revienne à quelque chose de plus essentiel, dans la lignée de ses immenses Frantz ou Grâce à Dieu.

31 mars 2023

★★★½ | Fumer fait tousser

★★★½ | Fumer fait tousser

Réalisateur : Quentin Dupieux | Dans les salles du Québec le 31 mars 2023 (Métropole Films)
En arrivant devant un film de Quentin Dupieux, le spectateur sait qu’il aura droit à une expérience pas comme les autres. Fumer fait tousser ne déroge pas à la règle. Ici, le cinéaste donne vie à un groupe de justiciers en collants colorés. Après avoir tué une tortue géante, les super-héros (dignes d’une mauvaise série TV nipponne des années 1980) sont conviés par leur chef (un rat parlant et libidineux) à participer à une retraite à la campagne afin de renforcer la cohésion du groupe. Chacun racontant une histoire au coin du feu, le film se transforme en film à sketches au gore potache.
Le tout est toujours parfaitement exécuté, et permettrait presque au film de devenir une petite comédie sympathique et gentiment trash. Mais Dupieux ne se contente pas de rire. Certes, son film est moins mélancolique qu’Incroyable mais vrai... mais son dosage de désillusions, de peur d’un dérèglement du monde (voire de sa destruction), de prise de conscience de l’échec d’une vie, d’interrogations sur les dérives d’une époque (voire sur le désir/l’impossibilité d’en changer) finissent par donner de l’épaisseur à sa farce, comme si le rire était le seul moyen de faire face aux désillusions et à l’amertume!
Cela étant dit, le force de Dupieux et de laisser le spectateur libre et de ne rien se laisser imposer. La farce désabusée peut donc aussi être vue comme un petit délire loufoque et très drôle. Après avoir fait un cinéma à l’absurde parfois un peu trop auteurisant et abscons, Dupieux semble s’élargir à un public plus large. Et étrangement, le résultat y gagne au change…

24 mars 2023

★★★★ | Godland, une vie divine (Vanskabte land)

★★★★ | Godland, une vie divine (Vanskabte land)

Réalisation: Hlynur Pálmason | Dans les salles du Québec depuis le 24 mars 2023 (Enchanté Films)
Un jeune religieux est chargé d’apporter la bonne parole dans un territoire reculé et sauvage… Voilà qui nous rappelle bien des films dont l’action se déroule sur le continent américain. Mais ici, le froid, les paysages arides et les journées sans fin remplacent la luxuriance amazonienne puisque l’action se déroule en Islande ! D’ailleurs, le réalisateur Hlynur Pálmason semble prendre le contre-pied d’un Herzog, et Godland n'a rien d'un Aguirre. Sa mise en scène est posée, toute en retenue et en plans qui durent. La menace (des hommes, de la nature) est plus sourde, et la caméra de la directrice photo Maria von Hausswolff refuse de nous plonger dans l’action en optant pour une certaine distanciation. De son côté, l’acteur Elliott Crosset Hove est lui aussi à l’opposé d’un Kinski… même si son personnage finit par être atteint par le poids de sa mission, qui contribue à lui faire perdre progressivement la raison.
C’est d’ailleurs la force de ce film : jouer sur la lenteur, la beauté de ces paysages pourtant austères, la rudesse des gens rencontrés ; jouer sur cette impression que le temps se déroule plus lentement qu’ailleurs, comme si rien d'exceptionnel ne pouvait arriver. Et pourtant ! Aussi rarement que subrepticement, un accident se produit, un accès de violence, de rage. Mais cela est filmé de manière aussi apparemment détachée que le reste, comme s’il ne fallait pas insister. Et ce refus du spectaculaire produit un effet troublant, presque dérangeant, nous rappelant que tout peut toujours se produire à tout moment, y compris le pire, et que l’homme, même le plus investi par toutes les missions de monde, ne peut rien face à ces démons, au ressentiment des autres, à la puissance des terres... ces terres qui finissent, inexorablement, par nous rappeler à elles.
Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.
Souviens-toi, Homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière.

17 mars 2023

★★½ | Brother (33 tours)

★★½ | Brother (33 tours)

Réalisateur: Clement Virgo | Dans les salles du Québec le 17 mars 2023 (Entract Films)
Sixième long métrage du cinéaste canadien Clement Virgo (son premier depuis Poor Boy’s Game en 2007), Brother est une adaptation du roman éponyme de David Chariandy paru en 2017. Il s’agit d’un drame familial ambitieux dont le récit est morcelé en trois périodes différentes (des années 1980 au début des années 200) imbriquées dans une trame narrative où on passe de façon intermittente entre les périodes, selon les souvenirs de son protagoniste principal. Virgo relate essentiellement la relation entre deux frères très proches marqués par un drame. Le film fonctionne lorsqu’il se concentre sur ses deux thèmes principaux que sont le deuil et un amour familial inconditionnel. Il s’éparpille et perd beaucoup au change lorsqu’il parle de la naissance du hip-hop, de la maladie mentale, des structures sociales, de la violence policière et du racisme… tout cela sur fond de récit d’apprentissage à la rude, de naissance d’un premier amour et de retrouvailles. Ça fait beaucoup pour un film de deux heures qui n’évite pas non plus certains clichés et qui manque souvent de conviction.
L’œuvre privilégie le ressenti, mais elle qui sombre malheureusement dans les archétypes, aussi bien dans sa conceptualisation que dans sa démonstration. Et même si le récit a fait vibrer des résonances personnelles pour Vrigo qui lui aussi est né de parents caribéens avant de migrer au Canada à l’âge de onze ans, l’influence des premiers films de John Singleton (et son approche pédagogique) et Spike Lee (les liens filiaux et la description d’une communauté) est encore très présente dans le cheminement cinématographique du cinéaste.
Malgré ces nombreux bémols, Virgo a su tirer le maximum de sa distribution où se distingue Aaron Pierre, dans le rôle du grand frère, qui est sur le point de devenir une future grande vedette du cinéma.

10 mars 2023

★★★¼ | As Bestas

★★★¼ | As Bestas

Réalisateur: Rodrigo Sorogoyen | Dans les salles du Québec le 10 mars 2023 (Axia Films)
Décidemment, les campagnes espagnoles peinent à faire face à la transition écologique. Après les panneaux solaires de l'excellent Alcarràs, ce sont les éoliennes qui provoquent des troubles dans le petit village où sont venus s’installer deux Français adeptes du bio (Marina Foïs et Denis Ménochet). La comparaison ne va pas plus loin. Alors que le film de Carla Simón était un magnifique portrait de groupe, celui de Rodrigo Sorogoyen hésite entre le drame et le thriller. C’est d’ailleurs un peu la limite de ce film pourtant débordant de qualités. Le réalisateur semble en effet ne pas avoir totalement assumé la noirceur de son sujet. Alors qu’il aurait pu la renforcer par un traitement atmosphérique plus étouffant, il préfère jouer la carte de la psychologie, de l’écrit, du dialogue. Cela donne, il est vrai, naissance à une scène d’anthologie (une discussion, en plan séquence, dans un bar, entre deux individus accoudés au comptoir, avec un frère un peu simplet en arrière-plan). Cela fait aussi malheureusement ressortir certaines limites (les qualités d’actrice de Marina Foïs, dans une scène, elle aussi en plan séquence, entre une mère et sa fille). Heureusement, le reste de la distribution est parfait (de Ménochet aux acteurs espagnols), mais la prestation de Foïs nuit fortement aux scènes purement dramatiques, sur lesquelles Sorogoyen s'appuyait déjà un peu trop. (Relativisons toutefois. L'actrice a remporté de nombreux prix pour sa prestation… et l’auteur de ces lignes est peut-être plus allergique que d’autres à des tics d’actrice qui contrastent avec la grandeur et la pureté de la prestation de Ménochet).
Donc… d’une part, un film dramatique qui souffre d’un déséquilibre de jeu d’acteurs et d’un excès de psychologie; de l’autre un thriller qui ne s’assume pas… et au milieu, un metteur en scène qui ne sait pas sur quel pied danser, mais qui nous offre un film malgré tout très solidement exécuté et qui comporte de nombreux beaux moments. On se dit juste parfois qu’on est passé à côté d’un film immense. Il aurait peut-être eu besoin d’un peu moins de dialogues et d’un peu plus de cinéma. Avec les éléments et le talent dont Sorogoyen disposait, il y avait de quoi impressionner encore plus !

4 mars 2023

★★★ | Retour à Séoul

★★★ | Retour à Séoul

Réailisation: Davy Chou | Dans les salles du Québec le 3 mars 2023 (Métropole Films)
Pour son deuxième long métrage, Davy Chou choisit d’accompagner Freddie en Corée, le pays où elle est née il y a 25 ans, avant son adoption par une famille française.
D’emblée, la force de caractère du personnage et de son interprète Park Ji-min (parfaite) marquent les esprits. Déterminée, libre, volontaire, la jeune femme décide d’aller à la recherche de ses origines, c’est-à-dire de ses parents biologiques. De son côté, le réalisateur choisit de ne pas faire de cette quête le point central de son film, qui ressemble avant tout à un portrait d'une femme libre profitant de ce voyage impromptu pour devenir adulte. Cela permet probablement au cinéaste d’éviter certains excès mélodramatiques ou facilités psychologiques. Un autre choix intéressant consiste à ne pas avoir choisi une héroïne moralement irréprochable ou suscitant l'empathie. En effet, en plus de ses qualités évoquées plus haut, Freddie est également égoïste, n’a pas peur de blesser (que ce soit un amant de passage ou sa mère adoptive) et choisit une carrière professionnelle qui n’a rien pour la rendre sympathique. C’est donc en montrant sa soif de vivre pour elle et rien que pour elle, sans penser aux autres, que Davy Chou fait ressentir la souffrance de l’abandon et du déracinement.
Le traitement par ellipses du sujet ne rend-il pas cependant le constat un peu simpliste ? Nous sommes en droit de nous poser la question. Mais au-delà de cette interrogation, qui est pour nous la grande faiblesse du film, une chose est certaine : le talent du cinéaste est immense pour filmer le désir de vivre, la jeunesse, les fêtes, la nuit ou les instants de liberté ! De plus, Park Ji-min, totalement inconnue jusqu'alors, est une formidable révélation. Malgré nos réserves, ces arguments nous suffisent pour conseiller le visionnement de ce Retour à Séoul.

24 février 2023

★★★★ | Alcarràs

★★★★ | Alcarràs

Réalisation: Carla Simón | Dans les salles du Québec le 24 février 2023 (Cinéma du Parc)
Auréolé d’Ours d’or au Festival de Berlin, Alcarràs impressionne par sa délicatesse et sa simplicité apparente pour dépeindre une multitude de choses, aussi bien petites que grandes.
Dès le départ, la cinéaste Carla Simón nous met en contact d'enfants jouant dans les environs d’une maison familiale qui a tout d'un terrain de jeu enchanteur. Mais très vite, nous comprenons que le lieu est celui d'un drame à venir. Les terres qui permettent à la famille de vivre de la récolte fruitière vont en effet tomber dans les mains d’un nouveau propriétaire qui projette de transformer les lieux en parc de panneaux solaires. Au lieu de traiter le drame social de plein fouet, la cinéaste le traite par la bande, en se focalisant sur les membres de la famille. Elle les observe, les écoute, leur donne de l’espace pour s’exprimer, est attentive leurs petits instants de joie aussi bien qu’à leurs colères ou leurs tensions.
Grâce à cette mise en scène attentive qui parvient à donner vie de manière magistrale à de nombreux personnages de tous âges, mais également grâce à un scénario très intelligent, qui évolue lentement, par petites infos distillées avec justesse, la magie opère. Carla Simon, sans insister sur aucun enjeu, en laissant tout simplement vivre ses personnages, finit par parler de famille, de secteur agricole et d’énergie propre, d'illusions, de solidarité, de tensions, de l’irrémédiable ascension des puissants, mais également du vrai bonheur et de bien d'autres choses encore…
Alors qu'elle avait le point de départ pour faire un film de combat, elle semble préférer parler de la vie, tout simplement. (C’est peut-être un peu la même chose… mais si tout est question de point de vue, on préfère celui qu’elle prend!)

17 février 2023

★★★½ | Un beau matin

★★★½ | Un beau matin

Réalisatrice: Mia Hansen-Løve | Dans les salles du Québec le 17 février 2023 (Métropole Films)
Dans son quotidien, Sandra s’efface pour laisser la place aux autres. Mère monoparentale, elle gagne sa vie en tant que traductrice-interprète et utilise le temps qui lui reste à s’occuper de son père atteint d’une maladie neurodégénérative. Lorsqu’elle entame une relation avec un homme marié — vieille connaissance revue par hasard — elle se permet un seul ilot de désirs personnels. Si Mia Hansen-Løve est une cinéaste de la vie intérieure, Sandra en est alors une figure aussi simple qu’emblématique, elle qui semble a priori n’exister que pour rendre service aux autres. La réalisatrice est à ses aises avec Un Beau Matin.
À la manière du personnage, le récit alterne entre l’intime — lorsque Sandra se permet d’être vraiment elle-même — et les apparences qu’elle garde en public. Hansen-Løve jongle habilement entre les deux registres de son personnage et esquisse d’elle un portrait tranquille. Ainsi, les façons dont les deux existences de Sandra s’influencent apparaissent dans des soubresauts émotionnels subtils mais habilement observés par la cinéaste. La figure étant effacée, une grande partie de la réussite d’Un Beau Matin tient aussi à la performance de Léa Seydoux qui réussit à transmettre l’intériorité d’un personnage qui vit silencieusement les aléas de sa vie.
Alors que le récit avance, les tristesses et les petits bonheurs de la vie de Sandra s’amplifient pour devenir des événements majeurs : la dégénérescence de son père annonce sa mort prochaine, une relation débutée par hasard doit se solder par une séparation, à chaque geste de vie s’associe des défaites. Mia Hansen-Løve garde sa touche légère malgré tout : les drames de Sandra sont aussi normaux que profondément humain. Alors que, dans sa figure de briseuse de couple, le personnage peut inspirer le mépris, la réalisatrice cherche l’empathie, soulignant la valeur de l’affection et du contact humain où que l’on puisse le trouver.

16 février 2023

Entrevue avec Mia Hansen-Løve (Un beau matin)

Entrevue avec Mia Hansen-Løve (Un beau matin)

Mia Hansen-Love par Judicaël Perrin
Parmi les meilleurs films français de la dernière année se trouve assurément Un beau matin de Mia Hansen-Løve. Le long métrage suit les tribulations d’une jeune mère monoparentale (Léa Seydoux) frappée par la mort prochaine de son père malade (Pascal Greggory) et des balbutiements d’une passion amoureuse avec un ami perdu de vue (Melvil Poupaud). Une œuvre lumineuse et déchirante à classer au sommet de la filmographie de sa cinéaste (Bergman Island, Tout est pardonné), que l’on a rencontrée plus tôt cette année…

C’est un film sur la vie, la mort, la jeunesse, la vieillesse… bref, sur plein de choses à la fois.
Oui, tout à fait ! Je voulais traiter à la fois du deuil et de la renaissance. Puis montrer de quelles façons ces deux mouvements contraires peuvent dialoguer. Quand on vit un deuil, qui est quelque chose de très douloureux de voir un être qu’on aime sombrer dans la maladie, on a le besoin en même temps de vivre autre chose, de s’échapper, de se sentir vivant. C’est de cette contradiction-là que je voulais parler.

C’est intéressant votre façon d’utiliser la parole et les silences, de les combiner de façon poétique…
Je crois que tous mes films travaillent sur un équilibre, une dialectique, un dialogue entre le silence et la parole. On m’a souvent associé au cinéma de Rohmer que j’admire énormément. Mais c’est très différent, presque opposé, parce que le cinéma de Rohmer fonctionne vraiment à travers le langage, il avance à travers la parole. Au contraire, mon cinéma repose sur un va-et-vient. La parole a beaucoup d’importance et j’ai toujours aimé la filmer. Je trouve ça beau au cinéma de voir le visage de quelqu’un qui parle. La scène peut parler tout à fait d’autres choses que ce qui est dit. Dans mes films, il y a très peu de scènes où les gens se disent des choses vraiment importantes. En revanche, j’aime aussi énormément filmer le silence, surtout quand les gens marchent, qu’ils sont dans un bus ou un métro. Ce que j’aime, c’est la façon de circuler de l’un à l’autre.

Il s’agit d’un long métrage sur la mémoire. Il y a ce père amoureux des mots qui commence à oublier et sa fille dont le corps engourdi renaît et s’enflamme en redécouvrant l’amour.
C’est vrai que la question de la perte de la mémoire est au cœur du film. C’est une expérience que j’ai faite avec la maladie neurodégénérative de mon père qui lui a fait perdre la parole et la mémoire. C’est très douloureux de voir quelqu’un qui a donné tellement de sa vie aux mots, à la pensée, à la clarté de la parole et de perdre justement ces moyens à l’endroit qui était si important pour lui. Alors que le personnage de la fille se sent revivre à travers la redécouverte de son corps. Face à la perte et à la douleur de son père, elle a le besoin de se sentir en vie. Ça passe par le corps et la joie de redécouvrir sa propre sensualité, sa propre sexualité.

Ce personnage féminin est à ajouter à ceux de vos œuvres précédentes qui cherchent et trouvent leur place, qui ont un contrôle sur leur destinée. Pensons seulement à Isabelle Huppert dans L’avenir
Oui. C’est un thème qui m’accompagne depuis longtemps. À cet effet, le texte Une chambre à soi de Virginia Woolf m’a beaucoup marqué. Même si je n’ai jamais traité de ça directement, je m’intéresse à la notion d’espace. La nécessité d’avoir un espace à soi qui soit un espace pour penser, pour rêver, pour être libre. Cette question peut se poser pour tout le monde, mais elle se pose d’une manière un peu différente pour les femmes du fait de l’histoire de nos sociétés. Cette question-là, je la porte en moi comme beaucoup de femmes depuis toujours. Je crois qu’elle m’a été transmise d’une certaine façon par ma mère. J’admire beaucoup ma mère qui était une professeure de philo et c’est quelque chose dont elle n’a pas hérité. Elle n’a pas grandi dans un environnement où c’était une évidence. J’ai grandi chez mes parents où ma mère avait très peu d’espace pour travailler… Alors oui, cet espace vital pour affirmer sa liberté  que ce soit d’un point de vue spirituel, intellectuel ou sexuel  est une question qui est sûrement présente dans tous mes films.

Sentez-vous que la société, obsédée par la jeunesse et la vie, a fini par oublier la mort ?
Oui, certainement. Ce dont parle le film aussi, c’est qu’on ne sait pas quoi faire de toute la population malade et vieillissante. On a tendance à les éloigner de plus en plus du centre de la ville et à les mettre en périphérie pour les rendre invisibles. Je l’ai ressenti et vécu de façon très violente avec mon père. À moins d’avoir beaucoup de moyens, on se retrouve à devoir mettre les gens qu’on aime dans des endroits qui sont de plus en plus éloignés. Ce sont des lieux qui n’ont pas de vie, qui sont incroyablement mortifères. Évidemment, je le savais avant de le vivre. Mais ce n’est pas la même chose de le savoir parce qu’on le lit dans le journal. J’ai vraiment pris conscience que c’était un problème massif dans nos sociétés de ne pas savoir quoi faire de tous ces gens et ne pas savoir comment leur donner une perspective afin de leur permettre d’être traité dans des lieux qui sont plus vivants et qui leur redonnent une forme d’espoir. Quand bien même les gens sont condamnés, on peut vivre de différentes manières : très mal ou un peu mieux.
Ce qui m’a énormément marqué, c’est qu’à la fin, quand mon père a été ramené dans un endroit beaucoup plus gai à Paris, je l’ai vu se redresser. À partir du moment où il s’est retrouvé dans un endroit où on s’occupait de lui, où il avait une attention, une continuité dans les relations humaines, son état physique général a arrêté de se dégrader. On voit bien l’impact de la qualité de l’attention, des soins. C’est avant tout de ça que je voulais parler avec mon film.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 16 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.