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7 avril 2023

★★½ | Mon crime

★★½ | Mon crime

Réalisation: François Ozon | Dans les salles du Québec le 7 avril 2023 (Sphère films)
À force de tourner un film par année, c'est normal d'être parfois moins inspiré. C'est le cas de François Ozon qui devrait peut-être sortir du registre théâtral. Après son inégal Peter von Kant, le voici proposer le plus réjouissant mais tout aussi oubliable Mon crime.
En adaptant la pièce de 1934 de Georges Berr et Louis Verneuil, le metteur en scène en offre une relecture contemporaine. Il est question de sororité féminine dans un monde dominé par les hommes, alors que l'ombre d'un #metoo avant l’heure plane sur ce procès d'une jeune actrice (Nadia Tereszkiewicz) accusée du meurtre d'un producteur célèbre.
Malheureusement, le pastiche ne prend pas et le résultat facile, simpliste et grossier sent l'opportunisme à plein nez. Le ton léger et ironique ne rend pas l'effort plus attachant pour autant, alors que les touches d'humour ne séduisent qu'à moitié. Pourtant le potentiel y est, mais la démonstration laisse à désirer.
Sans doute conscient de ces limites, le cinéaste mise tout sur sa réalisation luxueuse, qui ne renie pas ses sources théâtrales et son influence du vaudeville, pour aller ailleurs. Il y a l'hommage senti aux années 1930 et aux classiques de Guitry, Lubitsch et Renoir. Tout comme l'inclusion d'ellipses en noir et blanc qui évoquent l'esprit du cinéma muet. L'ensemble est bien beau mais, surtout, tape-à-l’œil.
À l'image de la distribution de premier plan, dont les gros noms — Isabelle Huppert, Dany Boon, Fabrice Luchini, André Dussollier — sont en roue libre, ayant chacun leur heure de gloire sans que cela n'affecte véritablement le résultat final. C'est plutôt Nadia Tereszkiewicz (l'héroïne du Babysitter de Monia Chokri) qui mène le bal, en duo avec Rebecca Marder (Une jeune fille qui va bien) qui campe son amie et avocate. Deux prestations appréciables, noyées dans un récit suffisant qui est constamment en décalage.
On sent le désir de François Ozon de renouer avec un cinéma plus populaire. Mon crime serait même le troisième tome de sa délicieuse trilogie kitsch au charme suranné entamée par Huit femmes en 2001 et poursuivit par Potiche en 2010. Si c'est le cas, il s'agit de l'épisode le plus faible du lot, le moins charmant. En espérant que le talentueux réalisateur revienne à quelque chose de plus essentiel, dans la lignée de ses immenses Frantz ou Grâce à Dieu.

16 février 2023

Entrevue avec Mia Hansen-Løve (Un beau matin)

Entrevue avec Mia Hansen-Løve (Un beau matin)

Mia Hansen-Love par Judicaël Perrin
Parmi les meilleurs films français de la dernière année se trouve assurément Un beau matin de Mia Hansen-Løve. Le long métrage suit les tribulations d’une jeune mère monoparentale (Léa Seydoux) frappée par la mort prochaine de son père malade (Pascal Greggory) et des balbutiements d’une passion amoureuse avec un ami perdu de vue (Melvil Poupaud). Une œuvre lumineuse et déchirante à classer au sommet de la filmographie de sa cinéaste (Bergman Island, Tout est pardonné), que l’on a rencontrée plus tôt cette année…

C’est un film sur la vie, la mort, la jeunesse, la vieillesse… bref, sur plein de choses à la fois.
Oui, tout à fait ! Je voulais traiter à la fois du deuil et de la renaissance. Puis montrer de quelles façons ces deux mouvements contraires peuvent dialoguer. Quand on vit un deuil, qui est quelque chose de très douloureux de voir un être qu’on aime sombrer dans la maladie, on a le besoin en même temps de vivre autre chose, de s’échapper, de se sentir vivant. C’est de cette contradiction-là que je voulais parler.

C’est intéressant votre façon d’utiliser la parole et les silences, de les combiner de façon poétique…
Je crois que tous mes films travaillent sur un équilibre, une dialectique, un dialogue entre le silence et la parole. On m’a souvent associé au cinéma de Rohmer que j’admire énormément. Mais c’est très différent, presque opposé, parce que le cinéma de Rohmer fonctionne vraiment à travers le langage, il avance à travers la parole. Au contraire, mon cinéma repose sur un va-et-vient. La parole a beaucoup d’importance et j’ai toujours aimé la filmer. Je trouve ça beau au cinéma de voir le visage de quelqu’un qui parle. La scène peut parler tout à fait d’autres choses que ce qui est dit. Dans mes films, il y a très peu de scènes où les gens se disent des choses vraiment importantes. En revanche, j’aime aussi énormément filmer le silence, surtout quand les gens marchent, qu’ils sont dans un bus ou un métro. Ce que j’aime, c’est la façon de circuler de l’un à l’autre.

Il s’agit d’un long métrage sur la mémoire. Il y a ce père amoureux des mots qui commence à oublier et sa fille dont le corps engourdi renaît et s’enflamme en redécouvrant l’amour.
C’est vrai que la question de la perte de la mémoire est au cœur du film. C’est une expérience que j’ai faite avec la maladie neurodégénérative de mon père qui lui a fait perdre la parole et la mémoire. C’est très douloureux de voir quelqu’un qui a donné tellement de sa vie aux mots, à la pensée, à la clarté de la parole et de perdre justement ces moyens à l’endroit qui était si important pour lui. Alors que le personnage de la fille se sent revivre à travers la redécouverte de son corps. Face à la perte et à la douleur de son père, elle a le besoin de se sentir en vie. Ça passe par le corps et la joie de redécouvrir sa propre sensualité, sa propre sexualité.

Ce personnage féminin est à ajouter à ceux de vos œuvres précédentes qui cherchent et trouvent leur place, qui ont un contrôle sur leur destinée. Pensons seulement à Isabelle Huppert dans L’avenir
Oui. C’est un thème qui m’accompagne depuis longtemps. À cet effet, le texte Une chambre à soi de Virginia Woolf m’a beaucoup marqué. Même si je n’ai jamais traité de ça directement, je m’intéresse à la notion d’espace. La nécessité d’avoir un espace à soi qui soit un espace pour penser, pour rêver, pour être libre. Cette question peut se poser pour tout le monde, mais elle se pose d’une manière un peu différente pour les femmes du fait de l’histoire de nos sociétés. Cette question-là, je la porte en moi comme beaucoup de femmes depuis toujours. Je crois qu’elle m’a été transmise d’une certaine façon par ma mère. J’admire beaucoup ma mère qui était une professeure de philo et c’est quelque chose dont elle n’a pas hérité. Elle n’a pas grandi dans un environnement où c’était une évidence. J’ai grandi chez mes parents où ma mère avait très peu d’espace pour travailler… Alors oui, cet espace vital pour affirmer sa liberté  que ce soit d’un point de vue spirituel, intellectuel ou sexuel  est une question qui est sûrement présente dans tous mes films.

Sentez-vous que la société, obsédée par la jeunesse et la vie, a fini par oublier la mort ?
Oui, certainement. Ce dont parle le film aussi, c’est qu’on ne sait pas quoi faire de toute la population malade et vieillissante. On a tendance à les éloigner de plus en plus du centre de la ville et à les mettre en périphérie pour les rendre invisibles. Je l’ai ressenti et vécu de façon très violente avec mon père. À moins d’avoir beaucoup de moyens, on se retrouve à devoir mettre les gens qu’on aime dans des endroits qui sont de plus en plus éloignés. Ce sont des lieux qui n’ont pas de vie, qui sont incroyablement mortifères. Évidemment, je le savais avant de le vivre. Mais ce n’est pas la même chose de le savoir parce qu’on le lit dans le journal. J’ai vraiment pris conscience que c’était un problème massif dans nos sociétés de ne pas savoir quoi faire de tous ces gens et ne pas savoir comment leur donner une perspective afin de leur permettre d’être traité dans des lieux qui sont plus vivants et qui leur redonnent une forme d’espoir. Quand bien même les gens sont condamnés, on peut vivre de différentes manières : très mal ou un peu mieux.
Ce qui m’a énormément marqué, c’est qu’à la fin, quand mon père a été ramené dans un endroit beaucoup plus gai à Paris, je l’ai vu se redresser. À partir du moment où il s’est retrouvé dans un endroit où on s’occupait de lui, où il avait une attention, une continuité dans les relations humaines, son état physique général a arrêté de se dégrader. On voit bien l’impact de la qualité de l’attention, des soins. C’est avant tout de ça que je voulais parler avec mon film.

Entrevue réalisée par Martin Gignac à Paris le 16 janvier 2023 dans le cadre des Rendez-vous d’Unifrance.

16 septembre 2022

★★★★ | Serre moi fort

★★★★ | Serre moi fort

Réalisation: Mathieu Amalric | Le 16 septembre 2022 en exclusivité québécoise au Cinéma Moderne
Mathieu Amalric n'est pas seulement un excellent acteur. Il est en train de devenir un grand cinéaste. Depuis Tournée en 2010, ses réalisations se bonifient constamment, surtout lorsqu’il s'attaque à des institutions comme Simenon (magnifique La chambre bleue) et l'auteure de la chanson culte « L'aigle noir » (sublime Barbara).
Avec sa nouvelle création Serre moi fort, il adapte la pièce Je reviens de loin de Claudine Galéra, qui ne paie peut-être pas de mine sur papier : une femme (Vicky Krieps) abandonne son foyer en laissant ses deux enfants à son époux. Mais à l'écran, le résultat est tout simplement magistral.
Le récit qui semble se dérouler en ligne droite ne cesse de se dérober, mélangeant passé, présent, fantasmes, rêves et lubies à l'aide d'un montage vertigineux aux ellipses sidérantes. Un peu plus et l'ombre d'Alain Resnais de la grande époque (celles des années soixante) se ferait ressentir dans cette façon de jouer avec le temps et les souvenirs.
Ce procédé pourrait paraître radical et intellectuel, mais le réalisateur insuffle une bonne dose de sentiments, explorant les parts d'ombre de la psyché humaine. Tout d'un coup, le cinéphile se retrouve devant un mélo à la Douglas Sirk avec ces thèmes sensibles et délicats qui vont droit au cœur. Un équilibre entre la raison et l'émotion qui n'est pas évident à atteindre et qu'Amalric semble réussir les doigts dans le nez.
Le tout n'aurait cependant pas la même portée sans la prestation inoubliable de Vicky Krieps. Celle qui s'est fait connaître par le sublime Phantom Thread de Paul Thomas Anderson et qui n'a pratiquement plus déçu par la suite (sa forte présence dans Bergman Island de Mia Hansen-Love faisait oublier celle, plus que discutable, au sein du Old de M. Night Shyamalan) offre un nouveau jeu vigoureux, d'une subtilité à toute épreuve. Elle maîtrise l'ambiguïté mieux que quiconque, créant un attachement presque immédiat envers son personnage complexe et insaisissable.
Alors que les excellents films français distribués au Québec ne manquent depuis le début de 2022 (pensons seulement à L'événement, Les passagers de la nuit et, plus récemment, Bruno Reidal), il faudra maintenant rajouter Serre moi fort à cette liste sélecte qui risque fort de se retrouver dans notre palmarès de fin d'année.

22 avril 2022

★★½ | Norbourg

★★½ | Norbourg

Réalisation: Maxime Giroux | Dans les salles du Québec le 22 avril 2022 (Entract Films et Maison 4:3)
Maxime Giroux (La grande noirceur) et Simon Lavoie (Nulle trace) sont deux des cinéastes les plus essentiels du Québec. Lorsque le premier réalise et que le second scénarise au sein du même film, cela ne pouvait que donner un résultat qui sorte des sentiers battus. C'est le cas de Norbourg… mais pas pour les bonnes raisons!
Inspiré d'un fait divers qui a secoué la Belle Province au milieu des années 2000, ce long métrage ne sait jamais sur quel pied danser. Est-ce une sombre histoire d'amitié et de trahison entre un fraudeur (François Arnaud) et un ancien homme vertueux (Vincent-Guillaume Otis) qui a été corrompu par le pouvoir et l'argent ? Ou une farce grossière et transgressive sur les milieux de la finance comme pouvaient l'être les beaucoup plus efficaces The Big Short ou The Wolf of Wall Street ? Dans tous les cas, le récit s'avère superficiel et il laisse souvent indifférent.
Il est en fait constamment en quête d'une identité qui lui est propre. Vulgarisés jusqu'à en devenir simplistes, les enjeux n'en demeurent pas moins verbeux et trop explicatifs, alors que de grosses ficelles pendent pour manipuler le spectateur (par exemple la pauvre petite fille de l'introduction qui risque de perdre son héritage). La mise en scène compétente qui exploite favorablement la grisaille et la solitude de la Métropole s'avère d'ailleurs un peu trop télévisuelle. Même la musique, au demeurant très soignée (certains échos évoquent Le cheval de Turin), finit par donner le tournis par son omniprésence et sa façon de tout souligner. Quant aux deux interprètes principaux, ils ne semblent pas toujours croire à leurs personnages avec leurs petits sourires en coin.
Et si l'intérêt résidait ailleurs ? C'est à se demander si Giroux et Lavoie, qui ont toujours œuvré au sein d'un septième art indépendant, n'ont pas voulu imiter leur sujet afin de palper un cinéma commercial et populaire en offrant exactement ce que le client demande : une production lisse et impersonnelle, pas inintéressante mais dénuée d'âme, qui embrasse volontairement les conventions pour — c'est à espérer pour eux — s'en mettre plein les poches. L'exercice de manipulation qui en découle ne livre peut-être pas toujours la marchandise, mais au moins il va plus loin que le résultat assez quelconque en place.

14 février 2022

L'événement | Entrevue avec Audrey Diwan

L'événement | Entrevue avec Audrey Diwan

Audrey Diwan (photo: courtoisie) | Film dans les salles du Québec à partir du 18 février 2022

Récompensé à la Mostra de Venise et en bonne position aux Césars, L'événement est un film coup de poing de la part d'Audrey Diwan (Mais vous êtes fous). En adaptant le roman autobiographique d'Annie Ernaux sur les tourments d'une jeune étudiante (Anamaria Vartolomei) qui cherche à se faire avorter dans la France de 1963, la réalisatrice signe une œuvre puissante, intime et politique à la fois. Nous avons pu discuter avec la cinéaste en prévision de la sortie québécoise du long métrage (lire notre critique).

Un Lion d'Or, ça change une carrière ?
On a fait le film en espérant pouvoir le montrer. Ce sont des sujets qui effraient l'industrie, qui sont durs à financer. Et comme sujet, je n'entends pas seulement l'avortement clandestin mais tous les sujets sous-jacents du livre : la liberté sexuelle, le désir intellectuel du personnage. Toutes les dimensions de cette liberté qu'elle cherche toujours à conquérir. On se disait : « On a réussi à le faire, j'espère qu'il sera vu. » Évidemment, le Lion d'Or a changé l'histoire du film et a démultiplié nos possibilités de le montrer partout dans le monde.

Vous parlez de différentes libertés. Il y a l'avortement, qui est la liberté de choisir ce qu'on fait de notre corps. Mais il y a aussi le rapport aux désirs…
Cela fait partie des choses qui me séduisent depuis toujours dans l'œuvre d'Annie Ernaux. Elle pose des mots sans détour, sans enjeux d'idées, sans écrire de légende sur ce qu'elle est et sur ce qu'elle veut. C'est une parole extrêmement rare et libératrice. Quand elle parle de sexe, elle s'autorise à le faire sans parler d'amour. Aussi fou que ça puisse paraître, il y a encore quelque chose de transgressif là-dedans.

Quels étaient vos liens avec Annie Ernaux ?
Adapter un auteur ou une autrice qu'on aime, c'est quelque chose. C'est un danger dont je n'avais pas totalement pris conscience quand j'ai commencé. J'adapte non seulement son texte mais un morceau charnière de sa vie… Je voulais vraiment inscrire mon geste dans le prolongement du sien. En discutant avec elle, j'ai compris une chose fondamentale : la démarche qu'elle décrit dans le livre est d'atteindre la vérité du souvenir. Pour moi, ce n'était pas autobiographique. Je devais trouver une démarche connexe. Donc il faut que je cherche à donner et à ressentir. C'est la beauté et la possibilité qu'offre le cinéma.

Qu'est-ce qui s'est passé entre votre précédent long métrage Mais vous êtes fous et L'événement ? Car il y a un écart incroyable entre les deux films.
Je pense que c'est un chemin. Je n'ai pas fait d'école de cinéma. Mon école est le vidéo club. J'ai passé des milliers d'heures à regarder des milliers de films, à lire des milliers d'interviews… Mon premier film a forcément été tâtonnant et même si j'avais voulu qu'il soit autrement, il y ce que vous avez envie de faire et ce qu'on vous laisse faire avec un premier film. Je pense que c'est vraiment un univers artistique où la liberté se gagne, pas à pas. Quand vous réalisez un film, vous demandez à des gens de vous donner de l'argent et c'est un acte de foi. On ne vous laissera pas aborder n'importe quel sujet de n'importe quelle manière. Mon premier film m'a donné la liberté de faire les choses autrement par la suite. De radicaliser la forme, de déployer les choses différemment en allant plus à l'essence de ce qui me plaisait. C'est un chemin d'affirmation, d'affranchissement, mais ça nécessite du temps et de gagner la confiance des gens qui avancent avec nous.

C'est politique aussi ce que vous dites…
Oui. J'ai l'impression que ce que je fais est toujours au croisement entre l'intime et le politique. Ce qui m'intéresse dans l'intime finit toujours par rejoindre le politique. La question de la femme et de la sexualité se situe exactement à ce croisement-là. Votre liberté sexuelle — la question intime — est évidemment déterminée par le politique et la loi. On est toujours au confluent de ces deux dimensions-là.

Le film le démontre clairement. Il illustre de la façon la plus directe possible ce qui arrive quand le corps influe sur notre destinée professionnelle et personnelle. Encore aujourd'hui, c'est quelque chose que les femmes doivent affronter…
Oui. Il y a quelque chose qui m'a frappée quand j'ai lu le livre d'Annie Ernaux. C'est vraiment l'insupportable différence entre un avortement médicalisé qui est fondé sur une routine et le fait que tout avortement clandestin soit tissé de hasards. J'ai entendu le récit de plusieurs femmes qui ont traversé ce parcours d'avortement clandestin et elles sont toujours soumises au hasard. Qui est-ce que vous rencontrez ? Quelle est la nature des gens à qui vous allez vous confier ? Est-ce qu'ils vont vous dénoncer ou vous aider ? Est-ce que vous allez finir en prison, mort ou vous en sortir ? Ce suspense-là, je le trouve effroyable.

Vous pouvez me parler de la forme, de comment vous avez abordé frontalement l'histoire avec la caméra ? Il y a la nervosité, les gros plans, il faut faire vivre ces choses-là…
Annie Ernaux ne retourne jamais le regard quand elle écrit. Je me suis dit que je ne peux pas embrasser le texte, choisir un prolongement à l'image et détourner les yeux par pudeur. En revanche, je me suis toujours demandé quel était le regard de cette jeune fille sur un corps qu'elle découvre au moment même où elle l'abîme. Je ne me suis pas tellement questionnée sur ce que j'allais montrer et ne pas montrer. Mais plutôt quel était le regard de cette jeune femme sur elle-même. Qu'est-ce qu'elle ne peut pas s'empêcher de regarder ? Qu'est-ce qu'elle a peur de voir mais qu'elle voit quand même ? Qu'est-ce qu'elle décide de regarder en face ? Cela a peu dicté ma conduite… J'ai ainsi eu l'idée assez vite du cadre 1:37, à savoir me concentrer sur le corps et pas sur le décor.

J'adore les scènes de danse. On sent que ce sont parmi les seuls moments où l'héroïne se sent libre, hors de l'étau.
Pour moi, ces scènes sont très importantes. C'était une époque, en France, où la jeunesse se constituait pour la première fois en tant que corps social. Ça raconte le sujet parce que c'est une époque très particulière de notre histoire, où on sent et on devine cette espèce de révolution sexuelle qui pointe à l'horizon et où les interdits sont encore très forts. Cette proximité des corps qui se frôlent mais qui ne doivent pas se toucher, pour moi, ça raconte — et c'est le cœur du sujet — le désir. Ce qui était très beau, c'est qu'il y avait vraiment une parfaite entente quasi chorégraphique entre le chef opérateur Laurent Tangy et Anamaria Vartolomei. Je leur avais dit au début du film qu'ils devaient chercher à marcher du même pas et c'était très troublant parce que Laurent dansait réellement caméra à l'épaule autour d'Anamaria. Je ne sentais même plus sa caméra, mais son vertige.

Votre jeune actrice franco-roumaine, que l'on a pu voir dans La bonne épouse et L'échange des princesses, est vraiment épatante…
J'avais des critères très précis que j'avais donnés à ma directrice de casting. Je ne voulais pas rencontrer mille actrices. Cela n'aurait pas été possible. Je voulais une actrice très jeune qui a déjà un peu de métier. Au sens que le film est très technique. Je voulais la certitude que l'actrice que je choisirais ait l'idée de la caméra. La caméra est toujours là. Il faut pouvoir jouer de manière minimaliste en oubliant la caméra. Pour moi, le minimaliste, c'était la clé. Parce qu'on est si près d'elle qu'une actrice qui aurait joué trop, mais même juste, aurait rendu le film insupportable. Je voulais que tout soit intériorisé et Anamaria sait comment faire passer beaucoup d'émotions en faisant très peu. Je cherchais ma partenaire intellectuelle et Anamaria avait tout. Elle est arrivée au casting en me demandant de lui rendre des comptes ! C'est dingue, elle ressemblait déjà à Annie Ernaux !

Tout en étant unique, le film ne cache pas ses références, que ce soit à 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu ou Rosetta des frères Dardenne
Mon rapport à la cinéphilie fait que quand j'entame un sujet et que j'écris, il n'y a pas un mais mille films qui viennent. J'ai envoyé à Anamaria pour qu'elle se nourrisse de tous les films qui constituent un peu la galaxie d'écriture de cette histoire-là. De Rosetta, on a beaucoup parlé de ce regard qui est toujours tourné vers un point qu'elle voit à l'horizon et qui fait en sorte que personne ne pourra l'empêcher d'avancer. On a beaucoup parlé aussi de Sans toit ni loi qui est un film d'Agnès Varda que j'adore. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si Sandrine Bonnaire joue la mère. C'est un personnage qui choisit d'être libre, même à en mourir… De Girl de Lukas Dhont, on a parlé des différentes manières d'être femme dans la société, de ce que c'est de chercher sa place, d'être un transfuge. Et puis on a parlé du Fils de Saul. C'est comme une grande conversation nourrie de tout ce qui résonne. J'aime le cinéma, mais je n'ai jamais une référence. Je suis construite de tous les films que j'ai aimés.

Entrevue réalisée par Martin Gignac en janvier 2022 dans le cadre des Rendez-vous du cinéma français d'Unifrance.